LA NAISSANCE DES BIG BANDS – KANSAS CITY
– CAT : Je te rappelle qu’aux environs de 1920, le jazz devient un langage commun à toute la population noire des Etats-Unis, mais avec des variantes propres à chaque région. Nous avons déjà vu, la différence entre le New-Orleans, le style de Chicago et la forme qu’a pris le jazz à New York.
D’autres villes comme, Pittsburg, ville industrielle typique, dont le ghetto fut un centre de conscience noire, compte de nombreux musiciens de jazz originaux : comme les pianistes Earl HINES et Erroll GARNER, les pianistes et arrangeurs Billy STRAYHORN et Mary Lou WILLIAMS, le trompettiste Roy ELDRIDGE, le chanteur Billy ECKSTINE, le batteur Kenny CLARKE, le contrebassiste Ray BROWN, et bien d’autres. Nous les retrouveront tous à partir de maintenant dans nos prochains dialogues car ils ont joué un rôle primordial dans l’histoire du jazz.
– BIRD : Peux-tu me donner un aperçu des ces talentueux musiciens ?
– Cat : Ok, je vais te faire écouter un génie du piano, Earl HINES dans une de ses compositions les plus célèbres, « Rosetta«
1. « Rosetta » – Earl HINES, New York City, 21-10-1939
Pers. : Earl HINES (p)
Disque : RCA Victor 741.041 – A2 (3’01)
– BIRD : Evidemment, il n’y a rien à redire.
– CAT : Kansas City est une autre cité qui a donné de nombreux musiciens de génie. Cette ville de 30.000 habitants en 1920 et moins de 100.000 en 1940, joua un rôle important dans l’évolution du jazz. C’est une ville double, à cheval sur deux Etats, le Kansas et le Missouri, au confluent du Missouri et de la Kansas River. Les raisons en sont peut-être que c’est un grand centre de communication, moins marqué par la dépression. La corruption de son administration en a fait une ville ouverte, donnant ainsi plus de possibilité de travail pour les musiciens. N’oublions pas qu’elle fut le 1er centre du ragtime, en 1890.
– BIRD : Je vois que Chicago et New York n’ont pas le monopole de la corruption en ces temps-là.
– CAT : Oh que non ! Ecoute ce témoignage de l’écrivain Ronald L. MORRIS : « Le crime organisé et le jazz se mélangeaient bien à Kansas City : c’était un mariage réussi dans un paradis musical. […] L’intense vie nocturne était sous la coupe d’une bande de Siciliens qui travaillaient avec l’accord de la machine sous contrôle irlandais du bootleger-politicien Tom PENDERGAST et de sa famille » . De son côté, l’historien de jazz Frank DRIGGS remarque : « PENDERGAST favorisa le jeu et la vie nocturne. Pendant les années où il fut au pouvoir, les clubs proliférèrent et tous présentaient de la musique d’une sorte ou d’une autre. Nombreux étaient ceux qui disposaient d’assez de place pour présenter de grands orchestres, et nombreux les patrons qui avaient des relations politiques. Il est significatif que presque toute l’évolution musicale de Kansas City ait eu lieu sous le règne de PENDERGAST » . Pour la petite histoire, sache qu’Harry TRUMAN qui remplaça le président ROOSEVELT, en 1945 à la fin de la guerre, était le conseiller juridique de PENDERGAST, lui permettant de contourner les lois. Comme quoi, la corruption mène aux plus hautes fonctions ! Dans le film romancé « Kansas City » de Robert ALTMAN, ce personnage apparaît sur fond de thriller dans le quartier chaud des boites de nuits.
– BIRD : Cela permet peut-être de comprendre le peu de scrupule qu’il eut à lancer les bombes nucléaires sur le Japon. Toutefois, que serait devenue cette musique sans le soutien des gangsters ? Peut-être pas de Duke ELLINGTON, ni de Count BASIE, ni bien d’autres.
2. « Kansas City Stomp » – Jelly-Roll Morton’s Red Hot Peppers – New York, 11-06-1928
Pers. : Jelly-Roll MORTON (p) – Ward PINKETT (tp) –Geechie FIELDS (tb) – Omer SIMEON (cl) – Lee BLAIR (bj) – Bill BENFORD (bb) – Tommy BENFORD (dm)
Disque : CD Classics 612 – 18 (2 :51)
– CAT : Le morceau que tu viens d’entendre « Kansas City Stomp« , est interprété par Jelly-Roll MORTON et ses « Hot Red Peppers« . L’art de Jelly-Roll eut une grande influence sur le jeu d’un des meilleurs orchestres de la ville, celui du pianiste Bennie MOTEN qui imposera le style de Kansas City, caractérisé par son âme, son atmosphère « blusey » et ses solos énergiques. C’est l’inventeur d’une des premières formes du « swing ». En voici déjà un exemple, car nous reviendrons longuement sur ce « pré-big-band ».
3. « Kansas City Breakdown » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden, 7-09-1928
Pers. : Ed LEWIS, Booker WASHINGTON (tp) – Thamon HAYES (tb) – Woody WALDER, Harlan LEONARD, Jack WASHINGTON (s) – Bennie MOTEN (p) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon Walter PAGE (b) – Willie McWASHINGTON (dm)
Disque : LP33 RCA 741.078 – A-6 (2’54)
– BIRD : Oui, pas mal ! On sent toutefois qu’il s’affirme et commence à se détacher de l’influence de MORTON.
– CAT : MOTEN subira deux autres influences, celle du ragtime de James SCOTT qui sévit en ville et celle de l’orchestre de Fletcher HENDERSON qui s’impose à New York City. Très vite, la notoriété du « Kansas City Orchestra » de Bennie MOTEN dépassera les frontières de la ville et il deviendra l’un des meilleurs « territory bands » du Middle West. Mais avant de le suivre plus avant, parlons des quelques rares orchestres de Blancs qui s’adonne à la musique syncopée. Nous avons d’abord celui de Jimmie JOY, originaire du Texas et qui a beaucoup voyagé, allant de Los Angeles à New York, puis à la Nouvelle-Orléans avant d’échouer à Kansas City. Le morceau que nous allons entendre est caractéristique de la manière chaude et acidulée des groupes blancs sudistes.
4. « Wild Jazz » –JimmyJoy’s Baker Hotel Orchestra – Kansas City, 12 ou 13-05-1925
Pers. : Rex “Curley” PREIS (cnt) – Jack BROWN (tb) – Jimmie MALONEY (“Jimmie Joy”) (cl, ldr) – Gilbert “Gib” O’SHAUGHNESSY (cl, sa) – Collis BRADT (sa, st) – Lynn “Son” HARRELL (p) – Clyde “Fooley” AUSTIN (bj) – Johnny W. COLE (tuba) – Amos AYLA (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-2 (2’50)
– BIRD : Quoique l’on dise, cela ne vaut pas l’orchestre précédent.
– CAT : Un deuxième représentant du jazz blanc de Kansas City est Louis FORBSTEIN et son équipe que nous entendrons dans « That’ all there is« .
5. « That’ All There Is » – Louis Forestein’ Royal Syncopators – Kansas City, 18-05-1925
Pers. : Walter HOLZMAUS (tp) – Maw FARLEY (ts, fl) – Gilbert TORRES (vln) – plus non identifies (tp, tb, 2cl-sa-st, p, bj, tuba, dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-5 (2’41)
– BIRD : C’est encore fort sautillant, bien dans l’esprit des ensembles blancs.
– CAT : On trouve aussi des chanteurs de blues dont les deux plus célèbres sont Jimmy RUSHING et Joe TURNER, figures particulièrement hautes en couleurs, emblématiques de l’esprit qui soufflait dans les lieux de perdition de Kansas City. Ecoute le témoignage de Mary Lou WILLIAMS : « Il y avait une boîte du tonnerre dans la 12e rue, où on échouait régulièrement : le Sunset qui appartenait à Piney BROWn, amateur de jazz et mécène. Le pianiste Pete JOHNSON y travaillait avec un bassiste et un « drummer », quelquefois Baby LOVETT de la Nouvelle-Orléans, qui est devenu l’un des meilleurs de Kansas City.
Le barman du Sunset se nommait Joe TURNER et, tout en servant à boire, si l’orchestre lui en donnait l’occasion, il se mettait à chanter le blues là où il se trouvait, accompagné par Pete JOHNSON au piano. Je crois que je n’oublierai jamais l’émotion que suscitait en moi la voix tonnante du grand Joe TURNER, qui faisait chanter tout le monde, chaque nuit, en préparant ses cocktails ».
Ecoutons d’abord, le « blues shouter » Jimmy RUSHING que nous avons déjà rencontré lors de précédentes causeries. Ici il est accompagné par les « Blue Devils » de Walter PAGE ; c’est son premier disque. Le pianiste est le jeune Williams BASIE, futur « Count ». Ensuite, Joe TURNER et ces « Fly Cats« , où l’on retrouve Pete JOHNSON ainsi que le trompettiste « Hot Lips » PAGE qui fait partie également des « Blue Devils« , et le saxophoniste Don BYAS, tous de futures grandes pointures sur la scène du jazz.
6. « Blue Devil Blues » – Walter Page’s Blue Devils – Kansas City, 10-11-1929
Pers. : James SIMPSON, Oran “Hot Lips” PAGE (tp) – Henry “Buster” SMITH (cl, sa) – Ted MANNING (sa, sb) – Reuben RODDY (st) – Charlie WASHINGTON ou William “Count” BASIE (p) – Reuben LYNCH ou Thomas OWENS (bjo) – Walter PAGE (b, ldr) – Alvin BURROUGH (dm) – Jimmy RUSHING (voc)
Disque : CD FA 5095 CD1-20 (2’44)
7. « Piney Brown Blues » – Joe TURNER and his Fly Cats – New York City, 11-11-1940
Pers. : Joe TURNER (voc) – “Hot Lips” PAGE (tp) – Don BYAS (st) – Pete JOHNSON (p) – John COLLINS (g) – Abe BOLAR (b) – A.G. GODLEY (dm)
Disque : CD FA 5095 CD2-13 (2’54)
– BIRD : Ils n’ont rien à envier aux bluesmen que nous avons déjà rencontré à Chicago ou à la Nouvelle-Orléans.
– CAT : Il faut également souligner l’importance des premières firmes d’enregistrement, comme Okeh ou Victor, qui n’hésitaient pas à se déplacer d’une ville à l’autre avec leur matériel lourd et encombrant pour graver tout ce qui leur tombait sous l’aiguille. C’est ainsi qu’ils firent plusieurs fois halte à Kansas City et que l’on possède pas mal de faces mémorables des orchestres noirs de l’endroit. Bennie MOTEN n’échappa pas à la règle et RCA-Victor « Black & White » a ressorti l’intégrale de ses enregistrements en cinq LP33T, dont proviennent la plupart des morceaux que l’on entendra.
– BIRD : Heureusement que bon nombre des matrices de ces différentes sociétés ont été conservées. Le jazz étant une musique d’improvisation, il est impossible de figer sur partition l’inspiration des solistes qui créent au fur à mesure qu’ils jouent.
– CAT : La période de gloire du style de Kansas City se situe entre 1920-1938, donc durant une grande partie de la prohibition (1920-1933). Pendant cette décennie, Kansas City est à la pointe du modernisme en matière de jazz grâce à Bennie MOTEN et les musiciens qui rejoindront progressivement son orchestre. Enfant de Kansas City, il y voit le jour le 13 novembre 1894. Il débute sa carrière musicale en jouant du saxhorn baryton dans un « brass band » d’enfants. Ensuite, il passe au piano sous l’instigation de sa mère, pianiste elle-même. Au début, il a une prédilection pour le ragtime.
8. « Pleasant Moments » – Scott JOPLIN
Pers. : Scott JOPLIN (p)
Disque : LP33 Musidisc 30 JA 5137 – B-2 (2’23)
– BIRD : C’était une musique plaisante.
– CAT : Tu ne pouvais pas mieux dire, c’est le titre du morceau « Pleasant Moments« . En 1918, il dirige un trio et vers 1921, il débute à la tête d’un sextette au « Panama Club » de Kansas City. En 1924, le « talent scout » Ralph PEER de la firme Okeh l’auditionne et en septembre de la même année les deux premières faces sont enregistrées à St-Louis. Il enregistre régulièrement jusqu’en 1932. Chez Okeh de 1923 à 1925, ensuite, il suit PEER chez Victor pour qui il enregistre de 1926 à 1932. Progressivement, il augmente son personnel par absorption des meilleurs musiciens du coin. C’est ainsi que Williams « Count » BASIE le rejoint en 1929, puis ce sont « Hot Lips » PAGE, Ben WEBSTER, Walter PAGE, etc. qui complètent ce premier « big band ».
9. « South » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – St. Louis, 29-11-1924
Pers. : Lammar WRIGHT St, Harry COOPER (cnt) – Thamon HAYES (tb) – Woody WALDER (cl) – Harlan LEONARD (cl, sa) – Bennie MOTEN (p, ldr) – Sam TALL (bjo) – Willie HALL (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-1 (2’42)
– BIRD : On sent qu’il n’a pas encore acquis toute sa maturité et qu’il joue selon le style syncopé de l’époque.
– CAT : Oui. D’un style frustre, raide, il passe progressivement à la maturité avec des morceaux qui dégagent chaleur et souplesse. Ainsi, « Moten Stomp » de 1927 a encore une allure syncopée ; cela s’améliore avec « Moten Blues » de 1929 ; et on atteint l’apogée avec « Moten Swing » de 1932 dans lequel on sent justement ce swing, tant attendu.
10. « Moten Stomp » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Chicago, 12-06-1927
Pers. : Paul WEBSTER, Ed LEWIS (cnt) – Thamon HAYES (tb) – Woodie WALDER (cl, st) – Harlan LEONARD (cl, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa sb) – Bennie MOTEN (p, arr, ldr) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon PAGE (tuba) – Willie McWASHINGTON (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-10 (2’55)
11. « Moten Blues » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Chicago, 17-07-1929
Pers. : Booker Washington, Ed LEWIS (cnt) – Thamon HAYES (tb) – Woodie WALDER (cl, st) – Harlan LEONARD (cl, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa sb) – Bennie MOTEN (p, arr, ldr) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon PAGE (tuba) Ira “Buster” MOTEN (acc) – Willie McWASHINGTON (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-13 (3’02)
12. « Moten Swing » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden (New Jersey), 13-12-1932
Pers. : Joe KEYES, Dee STEWART, Oran “Hot Lips” PAGE (tp) – Dan MINOR (tb) – Eddie DURHAM (tb, g, arr) – Eddie BAREFIELD (cl, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa, sb) – Ben WEBSTER (st) – William “Count” BASIE (p) – Leroy BERRY (g) – Walter PAGE (b) – Willie McWASHINGTON (dm) – Bennie MOTEN (ldr)
Disque : CD FA 5095 CD2-2 (3’19)
– BIRD : Très belle démonstration. On sent très bien la progression et le dernier morceau est admirablement soutenu par la section rythmique. On trouve déjà la patte du Count et de PAGE à la contrebasse.
– CAT : Nous avons vu que BASIE avait rejoint l’orchestre en 1929. Ecoute l’une de ses premières interventions au sein de cet ensemble. Il s’agit de « Rumba Negro« .
13. « Rumba Negro » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Chicago, 23-10-1929
Pers. : Ed LEWIS, Booker WASHINGTON (tp) – Thamon HAYES (tb) – Eddie DURHAM (tb, g, arr) – Woodie WALDER (cl, st) – Harlan LEONARD (cl, ss, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa, sb) – William “Count” BASIE (p) – Ira “Buster” MOTEN (acc) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon PAGE (tuba) – Willie McWASHINGTON (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-14 (2’47)
– BIRD : Son intervention est encore fort discrète, mais cela donne un aperçu de ce qu’il sera plus tard.
– CAT : Tu vas pouvoir mieux apprécier son jeu en tant qu’accompagnateur de la chanteuse Hattie NORTH, dans un morceau de 1929.
14. « Lovin’ That Man Blues » – Hattie NORTH – Kansas City, ca. 6-11-1929
Pers. : Hattie NORTH (Edith NORTH-JOHNSON) (voc) – William “Count” BASIE (p)
Disque : CD FA 5095 CD1-17 (2’23)
– BIRD : Le jeune « Count » ne s’y montre pas manchot.
– CAT : Ecoute encore deux morceau du « Kansas City Orchestra » de la période Victor, lors de la séance d’enregistrement des 6 et 7 septembre 1929 : « Slow Motion » et « Hot Water Blues« . On y sent déjà toutes les qualités qui feront la réputation de Bennie MOTEN dans les années suivantes.
15. « Slow Motion » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden (New Jersey), 6-09-1928
Pers. : Ed LEWIS, Booker WASHINGTON (tp) – Thamon HAYES (tb) – Woody WALDER, Harlan LEONARD, Jack WASHINGTON (s) – Bennie MOTEN (p) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon Walter PAGE (b) – Willie McWASHINDTON (dm) – James TAYLOR (voc)
Disque : LP33 RCA 741.078 A-2 (2’37)
16. « Hot Water Blues » Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden (New Jersey), 7-09-1928
Pers. : Ed LEWIS, Booker WASHINGTON (tp) – Thamon HAYES (tb) – Woody WALDER, Harlan LEONARD, Jack WASHINGTON (s) – Bennie MOTEN (p) – Leroy BERRY (bjo) – Vernon Walter PAGE (b) – Willie McWASHINDTON (dm) – James TAYLOR (voc)
Disque : LP33 RCA 741.078 A-8 (2’31)
– BIRD : C’est déjà d’une autre trempe que ce qui se jouait avant.
– CAT : La dernière séance d’enregistrement de l’ensemble de MOTEN du 13-12-1932 marque tout à la fois l’apogée et l’agonie du « Kansas City Orchestra« . Epargné jusqu’alors par la récession, l’orchestre est frappé de plein fouet par la crise. Aussi cette séance s’est déroulé dans des conditions catastrophiques comme en témoigne le clarinettiste-saxophoniste Eddie BAREFIELD : « Nous n’avions plus un rond et nous devions aller enregistrer à Camden. […] Et voilà que notre copain Archie s’est amené avec un vieux bus déglingué. Il nous a emmenés là-bas et nous a dégoté un lapin avec quatre miches de pain. Juste de quoi ne pas mourir de faim. Nous avons fait cuire un ragoût sur une table de jeu. Ensuite, nous avons fait les disques. A ce moment-là, c’était Eddie DURHAM qui écrivait presque tous les arrangements de MOTEN. […] Nous avons seulement fait les disques et puis nous sommes rentrés à Kansas City. Nous y avons traîné encore quelque temps sans faire grand chose ». Et pourtant la dizaine de gravures est une série de chef-d’œuvres. Comme quoi, pour avoir de l’inspiration, il ne faut pas toujours des conditions idéales. Ecoutons-les !
17. « The Blue Room » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden (New Jersey), 13-12-1932
Pers. : Joe KEYES, Dee STEWART, Oran “Hot Lips” PAGE (tp) – Dan MINOR (tb) – Eddie DURHAM (tb, g, arr) – Eddie BAREFIELD (cl, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa, sb) – Ben WEBSTER (st) – William “Count” BASIE (p) – Leroy BERRY (g) – Walter PAGE (b) – Willie McWASHINGTON (dm) – Bennie MOTEN (ldr)
Disque : CD FA 5095 CD2-3 (3’19)
– BIRD : Quelle merveille ! Cà swingue réellement !
– CAT : Avec ce morceau, nous assistons vraiment à la naissance du « swing de Kansas City » duquel s’inspireront tous les big-bands futurs. Tu as sûrement constaté l’introduction de petites phrases rythmiques, répétitives. Ce sont les fameux « riffs » qui au départ devaient soutenir l’effort des solistes. Ils sont indéniablement générateurs de swing.
– BIRD : Enfin nous y voilà ! Du swing, du swing, encore du swing !
– CAT : Pour cette séance nous avons « Hot Lips » PAGE dans le rôle du trompette soliste qui s’inspire souvent de Louis ARMSTRONG. Ben WEBSTER rejoint le banc des saxophones. Ces interventions contribuent à donner à l’ensemble une certaine coloration à la Coleman HAWKINS. Ce qui frappe également c’est la souplesse et l’aisance de la section rythmique, qui doit beaucoup à Walter PAGE (b) épaulé par Leroy BERRY (g) et Willie McWASHINGTON (dm). On sent aussi que le « Count » s’impose déjà en leader de l’ensemble. Ses introductions dans des morceaux comme celui que je te donne à écouter préfigurent sa grande période qui débute en 1936. Ecoute, voici « Lafayette« .
18. « Lafayette » – Bennie Moten’s Kansas City Orchestra – Camden (New Jersey), 13-12-1932
Pers. : Joe KEYES, Dee STEWART, Oran “Hot Lips” PAGE (tp) – Dan MINOR (tb) – Eddie DURHAM (tb, g, arr) – Eddie BAREFIELD (cl, sa) – Jack WASHINGTON (cl, sa, sb) – Ben WEBSTER (st) – William “Count” BASIE (p) – Leroy BERRY (g) – Walter PAGE (b) – Willie McWASHINGTON (dm) – Bennie MOTEN (ldr)
Disque : LP33 RCA FXM1 7062 – B-14 (2’45)
– BIRD : Effectivement, c’est parfait, bien huilé, entraînant. On a envie de bouger.
– CAT : MOTEN meurt le 2 avril 1935 des suites d’une opération chirurgicale banale. Un chirurgien de ses amis imbibé d’alcool, aux mains d’une maladresse proverbiale, voulu absolument le libérer d’encombrantes amygdales, qui pourtant ne le gênaient pas plus que çà. Il n’en sortit pas vivant. Son cousin reprend la direction de l’orchestre de 1935 à 1936, mais ce n’est plus çà !
– BIRD : Je suppose qu’il y avait d’autres ensembles à Kansas City, bien qu’il semble que celui de Bennie MOTEN soit le plus connu ?
– CAT : Bien sûr et nous allons justement en parler. Ecoutons d’abord les « Blue Devils » de Walter PAGE, avant qu’il ne rejoigne MOTEN en 1932. Cet ensemble ne grava qu’un seul disque en 1929, lors du passage des ingénieurs de chez Brunswick/Vocalion dans la ville. Nous avons entendu la première face en accompagnement de Jimmy RUSHING. Voici maintenant « Squabblin’« .
19. « Squabblin’ » -– Walter Page’s Blue Devils – Kansas City, 10-11-1929
Pers. : James SIMPSON, Oran “Hot Lips” PAGE (tp) – Henry “Buster” SMITH (cl, sa) – Ted MANNING (sa, sb) – Reuben RODDY (st) – Charlie WASHINGTON ou William “Count” BASIE (p) – Reuben LYNCH ou Thomas OWENS (bjo) – Walter PAGE (b, ldr) – Alvin BURROUGH (dm) – Jimmy RUSHING (voc)
Disque : CD FA 5095 CD1-21 (3’00)
– BIRD : Très beau solo du clarinettiste Henry SMITH. Morceau bien enlevé, prometteur de ce que sera le style KC.
– CAT : Je vois que tu deviens un vrai connaisseur. Un deuxième orchestre qui eut moins de chance que celui de MOTEN, est celui du saxophoniste et chef d’orchestre George E. LEE (1896-1959). Pourtant actif dans la cité depuis 1920, il n’eut droit qu’à six faces : deux en 1927 et quatre en 1929 lors de la tournée de Brunswick/Vocalion
20. « Ruff Scufflin’ » – George E. LEE and his Orchestra – Kansas City, ca. 5-6-11-1929
Pers. : Sam UTTERBACH, Harold KNOX (tp) – Jimmy JONES (tb) – Herman QALDER (cl, sa) – Clarence TAYLOR (ss, sa, sb) – Albert “Budd” JOHNSON (st) – prob. Julia LEE (p) – Charles RUSSO (bjo) – Clint WEAVER (tuba) – Pete WOODS (dm) – George E. Lee (ldr)
Disque : CD FA 5095 CD1-16 (3’00)
– BIRD : Ce n’est pas mal techniquement et très mélodieux, porté par un rythme léger et efficace.
– CAT : Le pianiste et arrangeur de LEE, Jesse STONE, dirige parfois son propre groupe sous le nom des « Blue Serenaders« . Quatre faces gravées en 1927 à St-Louis dont deux inédites. Ici on l’entend dans un morceau sur tempo vif, « Boot to Boot« .
21. « Boot to Boot » – Jesse STONE and his Blue Serenaders, St-Louis, 27-04-1927
Pers. : Albert HINTON, “Slick” JACKSON (tp) – Druie BESS (tb) – Jack WASHINGTON (sa, sb) – Gleen HUGHES (sa) – Elmer BURCH (st) – Pete HASSEL (tuba) – Max WILKINSON (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-9 (3’04)
– Bird : Ce morceau me met immédiatement en mémoire le fameux « Tiger Rag » immortalisé par Louis ARMSTRONG. On y sent une certaine originalité.
– Cat : Venons-en maintenant à un ensemble qui fit concurrence à MOTEN au niveau du nombre d’enregistrements, celui d’Andy KIRK. Rappelles-toi, nous l’avons vu la dernière fois sur la scène du « Cotton Club » en 1939. Originaire de Newport dans le Kentucky, il réalise une partie de sa carrière de musicien en tant que bassiste chez le saxophoniste John WILLIAMS. La pianiste du groupe est Mary Lou WILLIAMS, une des figures les plus emblématique de la musique de Kansas City. Elle est tout à la fois une pianiste subtile, une compositrice talentueuse et maîtresse dans l’art de l’arrangement. Ecoutons-là en trio dans « Corny Rhythm« .
22. « Corny Rhythm » – Mary Lou WILLIAMS – New York City, 7-03-1936
Pers. : Mary Lou WILLIAMS (p) – Booker COLLINS (b) – Ben THIGPEN (dm)
Disque : CD FA 5095 CD2-4 (2’42)
– BIRD : Effectivement, c’est inspiré avec beaucoup d’âme, techniquement parfait. De la grande classe.
– CAT : Nous la retrouverons plusieurs fois dans le cours de nos entretiens. Revenons à Andy KIRK. Vers le milieu des années 1920, il rejoint les « Dark Clouds Of Joy » du trompettiste légendaire Terrence HOLDER, basé à Dallas. Au début 1929, HOLDER, désavoué par ses musiciens, cède la place à Andy. Après diverses péripéties, les « Clouds Of Joy » prennent leurs quartiers à Kansas City pendant la première moitié des années 1930, sous l’impulsion de George E. LEE. C’est ainsi que l’équipe de Brunswich/Vocalion les enregistre en 1929 à l’occasion de leur grande tournée dans le Middle West. Nous allons découvrir cet ensemble dans « Froggy Bottom » composé et arrangé par Mary Lou. C’est elle qui introduit le morceau par un très impressionnant solo. Elle a ici 19 ans et montre déjà une très grande maturité.
23. « Froggy Bottom » – Andy KIRK and his Twelve Clouds of Joy – Kansas City, ca. 7 et 11-11-1929
Pers. : Gene PRINCE, Harry LAWSON (tp) – Allen DURHAM (tb) – John HARRINGTON (cl, sa) – John WILLIAMS (sa , sb) – Lawrence FREEMAN (st) – Claude WILLIAMS (bjo, g) – Andy KIRK (tuba, bs, ldr) – Edward MCNEIL (dm)
Disque : CD FA 5095 CD1-19 (3’09)
– BIRD : Je comprends ton enthousiasme pour cette artiste.
– CAT : Jack KAPP le « talent scout » de Brunswick/Vocalion est fasciné par notre jeune pianiste, aussi il organise une deuxième séance d’enregistrement, cette fois à Chicago. Cela donne notamment « Mary’s Idea« , toujours de Mary Lou.
24. « Mary’s Idea » – Andy KIRK and his Twelve Clouds of Joy – Chicago, 30-04-1930
Pers. : Gene PRINCE, Harry LAWSON (tp) – Allen DURHAM (tb) – John HARRINGTON (cl, sa) – John WILLIAMS (sa , sb) – Lawrence FREEMAN (st) – Claude WILLIAMS (bjo, g) – Andy KIRK (tuba, bs, ldr) – Edward MCNEIL (dm)
Disque : CD FA 5095 CD2-1 (3’06)
– CAT : En décembre 1930, KIRK et une formation légèrement modifiée sont engagé au « Savoy Ballroom » de New York. Au début de l’année suivante, Blanche CALLOWAY, la sœur aînée de l’autre réquisitionne la bande pour un engagement au « Pearl Theater » de Philadelphie. De cette union momentanée naîtront une série de faces enregistrées à Camden. Voci « I Need Lovin’ » chanté par Blanche CALLOWAY et dans lequel, Mary Lou WILLIAMS se taille un excellent solo.
25. « I Need Lovin’ » – Blanche CALLOWAY and her Joy Boys – Camden, 2-03-1931
Pers. : Harry LAWSON, Clarence SMITH (tp) – Edgar BATTLE (tp, arr) – Floyd BRADY (tb) – John HARRINGTON (cl, sa) – John WILLIAMS (sa) – Lawrence FREEMAN (st) – Mary Lou WILLIAMS (p) – William DIRVIN (bjo) – Andy KIRK (tuba) – Ben THIGPEN (dm) – Blanche CALLOWAY (voc, ldr)
Disque : LP33 – RCA PM 42 392 – A-3 (2’52)
– BIRD : J’ignorais complètement que la soeur de Cab CALLOWAY avait dirigé un grand orchestre. Cela vaut bien d’autres « big bands« .
– CAT : Sollicité par Bennie MOTEN, les « Joyeux Lurons » retourne au bercail au printemps 1931, où ils ont mieux à faire. C’est ici qu’intervient un certain John HAMMOND. Issu d’une des plus riches familles des Etats-Unis, il s’intéresse dès sa prime enfance au blues et au jazz. Sa passion le pousse à écrire de nombreux articles dans des revues américaines, anglaises et même françaises sur cette musique qu’il admire. Il se lance dans la jungle du « show-biz » et organise des spectacles qui mettent en valeur de nombreux musiciens de jazz aussi bien blancs que noirs. Il lance la mode des concerts radiophoniques. Directeur artistique de l’American Recording Corporation (ARC), il est à l’origine de nombreux enregistrements alors que les firmes et les studios sont dans des passes difficiles à la suite de la crise.
– BIRD : C’est une providence pour le monde du jazz !
– CAT : Il avait installé dans sa voiture un poste de radio lui permettant de capter les émissions en ondes courtes. Un soir il entend celle retransmise par W9XBY, en direct du « Reno Club » de Kansas City, qui le fait bondir. L’orchestre présenté est dirigé par un certain BASIE, pianiste, et comportait un saxophoniste ténor au phrasé extrêmement léger, au swing déconcertant du nom de Lester YOUNG. Voici l’orchestre lors d’une retransmission radiophonique.
26. « Theme and Shoe Shine Boy » – Count BASIE and his Orchestra – « Chatterbox Room » William Penn Hotel, 8-02-1937
Pers. : Joe KEYES, Carl “Tatti” SMITH, Buck CLAYTON (tp) – Dan MINOR, George HUNT (tb) – Caughey ROBERTS (sa) – Jack WASHINGTON (sa, sb) – Herschel EVANS, Lester YOUNG (st) – Count BASIE (p, ldr) – Claude WILLIAMS (g) – Walter PAGE (b) – Jo JONES (dm)
Disque : CD FA 5095 CD261 (4’56)
– BIRD : Dommage que l’on n’a plus ce genre d’émission !
– CAT : Au cours de l’été 1936, après avoir mainte fois écrit à BASIE, John HAMMOND décide de descendre à Kansas City. Faute de BASIE, en tournée dans l’Est, il se rabat sur Andy KIRK qui se rapproche, en moins féroce, de celui qu’il cherche à amener à New York.
27. « Little Joe from Chicago » – Andy KIRK and his Twelve Clouds of Joy – New York City, 8-02-1938
Pers. : Harry LAWSON, Clarence TRICE, Earl THOMPSON (tp) – Ted DONNELLY, Henry WELIS (tb) – John HARRIGTON (cl, sa, sb) – John WILLIAMS (sa, sb) – Dick WILSON (st) – Earl MILLER (cl; sa) – Mary Lou WILLIAMS (p, arr) – Ted ROBINSON (g) – Booker COLLINS (b) – Ben THIGPEN (dm) – Andy KIRK (ldr)
Disque : CD FA 5095 CD2-9 (2’47)
– Cat : L’une des dernières grandes figures de Kansas City est le pianiste Jay McSHANN qui a eut le privilège d’avoir dans ses rangs une étoile montante qui va révolutionner le jazz. Il s’agit de Charlie PARKER. Je te le donne à entendre ici dans le fameux « Lady Be Good » des frères GERSHWIN.
28. « Lady Be Good » – Jay McShann Jazz Combo – Wichita (Kansas), 30-11-1940
Pers. : Bernard ANDERSON, Orville MINOR (tp) – Bob GOULD (tb, vl) – Charlie PARKER (sa) – Bob MABANE (st) – Jack MCSHANN (p, ldr) – Gene RAMEY (b) – Gus JOHNSON (dm)
Disque : CD FA 5095 CD2-18 (2’57)
– CAT : Nous allons terminer ce dialogue avec l’orchestre du Count. De toute façon nous lui consacrerons une soirée complète. Nous avons vu qu’il fit partie des « Blue Devils » de Walter PAGE puis du grand orchestre de Bennie MOTEN. Après la mort de celui-ci, il réunit quelques rescapés du groupe et fait appel à d’autres musiciens pour jouer au « Reno Club« . John HAMMOND lui procure ses premiers engagements à Chicago, puis à New York. Nous verrons cela plus tard. Terminons avec le célèbre « One O’Clock Jump« . Au départ ce morceau s’intitulait « Blue Balls« , mais ces bouboules bleuies par la vérole napolitaine effrayèrent le présentateur qui regardant l’horloge du studio s’avisa qu’il était pile une heure du matin, d’où le nom actuel.
29. « One O’Clock Jump » – Count BASIE and his Orchestra – New York City, 21-01-1941
Pers.: Ed LEWIS, Buck CLAYTON, Harry EDISON, Al KILLIAN (tp) – Dicky WELLS, Eli ROBINSON, Robert SCOTT (tb) – Tab SMITH (ss, sa) – Earl WARREN (sa) – Don BYAS, Buddy TATE (st) – Jack WASHINGTON (sb) – Count BASIE (p, ldr) – Freddy GREENE (g) – Walter PAGE (b) – Jo JONES (dm)
Disque : CD FA 5095 CD2-17 (3’02)
– BIRD : Quelle soirée. Que de découvertes. Vivement les suivantes !
– CAT : La fois prochaine, je t’emmène au cinéma. Je te présenterai le film de Robert ALTMAN « Kansas City » qui nous replongera dans cette ambiance de perdition, avec un Harry BELAFONTE prodigieux.