Cet article a été publié en deux parties dans les Bulletins du G.E.S.T., N° 170, novembre 2011 et N° 171, janvier 2012
I. DEBAT SUR LE TRANSFORMISME : Opposition Cuvier – Lamarck
A la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, deux fortes personnalités vont se confronter sur la question de l’origine des espèces. Il s’agit de Georges Cuvier, défenseur d’une conception fixiste et du catastrophisme, et de Jean-Baptiste Lamarck auteur du transformisme des espèces et de l’hérédité des caractères acquis. Tous deux ont une chaire au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, anciennement Jardin du Roy. C’est ainsi que Lamarck enseigne la zoologie des invertébrés à partir de 1793, tandis que Cuvier est suppléant de la chaire d’anatomie comparée.
Pour Cuvier, le passage d’une période géologique à une autre se fait de manière brutale (catastrophe) provoquant une rupture au niveau des espèces. Les nouvelles espèces sont le résultat, soit, d’une nouvelle création divine, soit, d’une migration d’espèces anciennes vers les zones dévastées.
Lamarck, par contre, propose une théorie matérialiste et mécaniste de la vie. Il préconise, dès 1798, une continuité entre les espèces fossiles et les actuelles. Sa théorie transformiste qui en découle se fonde sur une influence de facteurs physiques qui provoquent au cours du temps, un progrès général et une diversité des formes.
II. JEAN-BAPTISTE ANTOINE DE MONET, CHAVALIER DE LAMARCK (°1-08-1744 –
18-12-1829)
Jean-Baptiste est né à Bazentin-le-Petit, village à proximité d’Albert en Artois, le 1er août 1744. Il est le onzième fils de Philippe-Jacques de Monet de la Marck, seigneur de Bazentin et lieutenant au régiment de Conty-Infanterie, issu d’une famille béarnaise ayant pour ancêtre Robert 1er, roi de France.
Etudes chez les jésuites d’Amiens, de 1755 à 1759, avant d’entamer une carrière militaire en 1761, sous le nom de Chevalier de Saint-Martin. Il est nommé officier, la même année, lors de la bataille de Villinghausen[1]. C’est durant son séjour en garnison de Monaco qu’il s’intéresse avec passion à la flore des Alpes de cette région. Sa carrière militaire prend rapidement fin, à la suite d’un grave accident qui l’oblige à s’installer à Paris et à accepter pendant quelque temps, un emploi chez un comptable, avant d’entrer en tant qu’élève à l’Ecole de Médecine, le 18 octobre 1772. Durant ses études, il fréquentera avec assiduité le Cabinet d’Histoire naturelle du Roy, sous la férule de Daubenton, Garde de ce sanctuaire.
Il se lie d’amitié avec Jean-Jacques Rousseau (28-06-1712 – 2-07-1778) lors d’une promenade dans les jardins de Paris. Ce dernier l’entraîne dans ses pérégrinations hors de Paris. Il fréquente également l’écrivain Bernardin de Saint-Pierre (19-01-1737 – 21-01-1914), véritable peintre de la Nature. Tous deux lui feront découvrir les charmes champêtres de la campagne parisienne.
Au bout de quatre ans, Lamarck renonce à ses études de médecine et fréquente assidument le Jardin du Roy. Il devient auditeur régulier aux cours de botanique dispensés par Bernard de Jussieu (17-08-1699 – 6-11-1777). Il fait part de son enthousiasme pour cette science à Bernard et Antoine-Laurent de Jussieu (12-04-1748 – 17-09-1836) qui veulent le présenter à Buffon, intendant du Jardin du Roy.
Entretemps, il a rédigé un Mémoire sur les principaux phénomènes de l’atmosphère (1776) qu’il aimerait soumettre au comte de Buffon. De plus, après neuf années d’observations des objets de la nature et plus particulièrement des plantes, il pense avoir établi une méthode constituant une flore, dans laquelle le choix des caractères, leur description, permet après une succession de reports d’un groupe à l’autre, de déterminer le nom de la plante recherchée. Il suffit de consulter le « Tableau des principales divisions de l’analyse des genres, par le moyen duquel on peut abréger le travail qu’exige la recherche des plantes ». Il donne ainsi les clefs dichotomiques de détermination qui permettent à chacun d’identifier les plantes, méthode toujours d’actualité.
Encouragé par Buffon, Lamarck met son projet à exécution et il rédige sa « Flore française, ou description succincte de toutes les plantes qui croissent naturellement en France, disposée selon une nouvelle méthode d’analyse, précédée par un exposé élémentaire de la botanique, auquel on a joint la citation des vertus de ces plantes, les moins équivoques en médecine, et leur utilité dans les arts » qui est publiée en 1778, à l’Imprimerie Royale, aux frais du gouvernement.
Cet ouvrage constitue une véritable fresque de la flore, et un engagement vers une philosophie qui établit la situation des groupes dont se compose le règne végétal, selon une série, une gradation à l’intérieur d’un système établi en partant du plus simple (algues, champignons) vers le plus élaboré (plantes à fleurs). Lamarck ordonne les végétaux en une série qui comporte six degrés : polypétalés, monopétalés, composés, incomplets, unilobés et crytogames. Le procédé de détermination qu’il y développe est destiné au non-spécialiste
Cet immense travail, lui acquiert une notoriété immédiate dans le monde scientifique qui lui vaut d’être élu à l’Académie des Sciences, grâce à l’appui de son mentor, le comte de Buffon et la décision du roi Louis XVI. Le 17 mai 1779, Condorcet (17-09-1743 – 29-03-1794), Secrétaire perpétuel de l’Académie reçoit le mot suivant :
« J’ai l’honneur de vous donner avis
Que le roi a nommé M. le Chevalier de la Marck à la place d’adjoint dans la classe de botanique, vacante pour la promotion de M. Brisson à celle d’associé. Sa Majesté n’en rend pas moins justice au mérite de M. Descremet ; mais a cru devoir donner la préférence à M. le Chevalier de la Marck et je vous prie de bien vouloir informer l’Académie de ses intentions.
Signé : Amelot »
A la fin de l’année 1780, Charles-Joseph Panckoucke (26-11-1736 – 19-12-1798), l’éditeur de l’Encyclopédie méthodique, prolongement et agrandissement de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, sollicite Lamarck pour une large contribution aux côtés d’autres personnalités de son époque. Il invente le mot biologie pour désigner la science des êtres vivants et fonde la paléontologie des Invertébrés.
« Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et aux animaux, comme toutes les facultés qui sont propres à chacun de ces êtres sans exception, doit constituer l’unique et vaste objet d’une science particulière qui n’est pas encore fondée, qui n’a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le nom de biologie. »
En 1771, Buffon tombe gravement malade, au point que le roi lui désigne un successeur, et contrairement à une promesse verbale faite en 1736, c’est le comte d’Angivilliers qui est désigné au lieu de Buffonet, le fils de Buffon, beaucoup trop jeune. En 1781, se rappelant la promesse faite en 1736, Buffon demande à Lamarck d’accompagner son fils dans un grand voyage européen, afin d’attirer l’attention des savants de l’Europe entière, de montrer Buffonet aux princes électeurs, dans l’espoir qu’il soit nommé un jour à sa succession. Le voyage débute le 12 mai 1781. Les deux comparses visitent Amsterdam, la principauté épiscopale de Liège, Cologne, Berlin, Prague, Vienne, les mines de Chermnitz en Bohême, Munich. Ils visiteront dans ces différentes villes, les plus grandes institutions où l’histoire naturelle est à l’honneur. Durant tout le voyage, Buffonet s’est montré un jeune homme impertinent, frôlant la méchanceté, si bien que Lamarck, excédé abrège le voyage et tous deux rentrent à Paris
Lamarck est nommé associé botaniste à l’Académie des Sciences, le 19 janvier 1783. Cette année et la suivante paraissent les premier et deuxième tomes de l’Encyclopédie méthodique, sous la forme d’un mémoire pourvu d’un tableau dans lequel sont indiquées les classes les plus convenables à établir parmi les végétaux et sur l’analogie de leur nombre avec celles déterminées dans le règne animal, ayant égard de part et d’autre à la perfection graduées des organes.
En 1793, la Convention vote la réorganisation du Jardin du Roy et la création du Muséum national d’Histoire naturelle, selon les vues de Lamarck, exprimées dans un rapport de 1790 : « Mémoire sur les Cabinets d’Histoire Naturelle et particulièrement sur celui du Jardin des Plantes, contenant l’exposition du régime et de l’ordre qui conviennent à cet établissement pour qu’il soit vraiment utile. »
En 1794, Lamarck a 50 ans. Ce spécialiste en botanique demande à occuper la chaire des Insectes et des Vers. Sa carrière scientifique en sera complètement modifiée, prenant une voie unique et exceptionnelle. Il est désigné selon la formule suivante :
« Lamarck, cinquante ans, marié pour la deuxième fois, épouse enceinte, six enfants, professeur de zoologie des Insectes, des Vers, des Animaux microscopiques ».
Désormais, sur la base de ses collections personnelles et de celles du Muséum, Lamarck va, au fil des ans et ce jusqu’à sa mort, élaborer sa théorie du Transformisme des espèces qui sera développée dans sa Philosophie zoologique (1809). Après la révolution sociale qu’a connue la France avec la Révolution et la Terreur, succède une révolution scientifique, où l’œuvre de Lamarck constitue un véritable nœud, 50 ans avant la parution de l’Origine des espèces de Darwin.
Sa théorie fut assez mal perçue par une bonne partie de ses contemporains dont le plus acharné fut Cuvier. Seul Geoffroy Saint-Hilaire se montrera un adepte discret du transformisme opposé au fixisme.
Pour la petite histoire, je rapporte une anecdote relatée par l’astronome, physicien et homme politique François Arago (26-02-1786 – 2-10-1853) lorsque Lamarck remis un exemplaire de sa Philosophie zoologique à l’Empereur Napoléon.
L’Empereur […] passa à un autre membre de l’Institut. Celui-ci n’était pas un nouveau venu : c’était un naturaliste connu par de belles et importantes découvertes, c’était M. Lamarck. Le vieillard présente un livre à Napoléon.
« Qu’est-ce que cela ? dit celui-ci. C’est votre absurde Météorologie, c’est cet ouvrage dans lequel vous faites concurrence à Matthieu Laensberg, cet annuaire qui déshonore vos vieux jours ; faites de l’histoire naturelle, et je recevrai vos productions avec plaisir. Ce volume, je ne le prends que par considération pour vos cheveux blancs. — Tenez ! » Et il passe le livre à un aide de camp.
Le pauvre M. Lamarck, qui, à la fin de chacune des paroles brusques et offensantes de l’Empereur, essayait inutilement de dire : « C’est un ouvrage d’histoire naturelle que je vous présente », eut la faiblesse de fondre en larmes.
Il poursuivra son œuvre par la rédaction de sa monumentale Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815-1822) en 7 volumes, dans laquelle il établit une classification raisonnée des animaux invertébrés, représentant près de 80% du règne animal.
Durant les dix dernières années de sa vie Lamarck qui a perdu progressivement la vue, est complètement aveugle. Ne pouvant plus écrire, il dicte ses textes à sa fille Cornélie. Celle-ci retranscrit également son dernier ouvrage testamentaire : Système analytique des connaissances positives de l’homme restreintes à celles qui proviennent directement ou indirectement de l’observation (1820). On y retrouve les réflexions d’une vie et la quintessence de sa philosophie. Il y rejette le recours à la métaphysique pour expliquer les facultés supérieures de l’homme :
« L’idée n’est assurément point un objet métaphysique comme beaucoup de personnes se plaisent à le croire ; c’est au contraire un phénomène organique et conséquemment tout à fait physique, résultant de relations entre diverses matières et de mouvements qui s’exécutent dans ces relations ».
Sur le plan biologique, il rejette le finalisme :
« La vie dans un corps en qui l’ordre et l’état des choses qui s’y trouvent lui permettent de se manifester est assurément, comme je l’ai dit, une véritable puissance qui donne lieu à des phénomènes nombreux. Cette puissance cependant n’a ni but ni intention, ne peut faire que ce qu’elle fait, et n’est elle-même qu’un ensemble de causes agissantes, et non un être particulier. J’ai établi cette vérité le premier, et dans un temps où la vie était encore signalée comme un principe, une archée, un être quelconque ».
Il replace l’homme dans la nature et la société :
« L’homme, véritable produit de la nature, terme absolu de tout ce qu’elle a pu faire exister de plus éminent sur notre globe, est un corps vivant qui fait partie du règne animal, appartient à la classe des mammifères, et tient par ses rapports aux quadrumanes dont il est distingué par diverses modifications, tant dans sa taille, sa forme, sa stature, que dans son organisation intérieure ; modifications qu’il doit aux habitudes qu’il a prises et à sa supériorité qui l’a rendu dominant sur tous les êtres de ce globe, et lui a permis de s’y multiplier, de s’y répandre partout, et d’y comprimer la multiplication de celles des autres races d’animaux qui auraient pu lui disputer l’empire de la force. […]
L’homme, par son égoïsme trop peu clairvoyant pour ses propres intérêts, par son penchant à jouir de tout ce qui est à sa disposition, en un mot par son insouciance pour l’avenir et pour ses semblables, semble travailler à l’anéantissement de ses moyens de conservation et à la destruction même de sa propre espèce.
En détruisant partout les grands végétaux qui protégeaient le sol, pour des objets qui satisfont son avidité du moment, il amène rapidement à la stérilité ce sol qu’il habite, donne lieu au tarissement des sources, en écarte les animaux qui y trouvaient leur subsistance, et fait que de grandes partie du globe, autrefois très fertiles et très peuplées à tous égards, sont maintenant nues, stériles, inhabitables et désertes. Négligeant les conseils de l’expérience pour s’abandonner à ses passions, il est perpétuellement en guerre avec ses semblables, et les détruit de toutes parts et sous tous prétextes, en sorte qu’on voit des populations, autrefois considérables, s’appauvrir de plus en plus. On dirait que l’homme est destiné à s’exterminer lui-même après avoir rendu le globe inhabitable ».
Texte toujours d’actualité ! L’ouvrage donne lieu à autant de controverses que sa Philosophie zoologique, toujours alimentées par Cuvier qui porte une haine féroce à Lamarck. Railleries, propos acerbes, méchanceté s’abattent sur le pauvre vieillard qui calmement poursuit son œuvre. Il veut achever son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres.
De nombreux malheurs se sont abattus sur la famille. La vie familiale de Lamarck quoique heureuse, connut de nombreux événements dramatiques. Il fut veuf trois fois. Ses épouses lui donnèrent huit enfants. Trois de ceux-ci mourront jeunes de diverses causes. Ses moyens de subsistance sont de plus en plus modestes. Il est obligé de vendre son herbier au botaniste allemand Johannes August Christian Roeper (1801-1885). Ce grand homme s’éteint doucement dans la nuit du 18 décembre 1829, à l’âge de 85 ans, dans son logis du Muséum. Il sera inhumé le 20 décembre au cimetière de Montparnasse en présence de quelques-uns de ses amis. Certains auteurs disent que ses restes auraient été jetés à la fosse commune.
De son côté, à l’Académie des Sciences, Cuvier composa un éloge funèbre qualifié par ses pairs « d’éreintement académique » et censurés par les autres académiciens. Il ne sera lu à l’Académie que le 26 novembre 1832. Il ne s’y prive pas de tourner en ridicule et de déformer les idées transformistes de Lamarck.
En 1830, Cuvier et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire s’opposeront violemment sur le transformisme. Malheureusement après ceux-ci, Lamarck et ses idées sont quelque peu oubliés. Ils ne réapparaîtront qu’au moment de la publication de l’Origine des espèces de Darwin.
III. LE TRANSFORMISME DE LAMARCK
1. Définition du terme « Transformisme »
Avant d’aborder la doctrine de Lamarck, il n’est peut-être pas superflu de définir le terme « Transformisme ». Ce mot a été introduit dans la langue française en 1867 par le médecin, anatomiste et anthropologue Paul Pierre Broca (1824-1880), pour désigner la transformation des espèces. Dans Dictionnaire de la langue française de Littré de 1872, on peut lire la définition suivante :
« Hypothèse biologique, émanée des travaux de Lamarck et de Darwin, d’après laquelle on admet que les espèces dérivent les unes des autres par une série de transformations que déterminent les changements de milieu et de conditions vitales » (cité par G. Laurent).
2. Principes du transformisme de Lamarck
L’étude de Goulven Laurent, Paléontologie et évolution en France 1800-1860, nous permet d’aborder la doctrine de Lamarck du point de vue de l’historien. Pour ce faire, il reprend l’appréciation de deux scientifiques ayant une bonne connaissance des travaux de Lamarck. Le premier, le géologue et conchyliologue Gérard-Paul Deshaye (1795-1875) décrit sa pensée de la manière suivante :
« Il y a donc, d’après Lamarck, deux causes toujours agissantes sur les animaux, l’une qui tend à les perfectionner d’une manière uniforme dans leur organisation, l’autre modifiant irrégulièrement ces perfectionnements, parce qu’elle agit selon les circonstances locales, fortuites, de température, de milieu, de nourriture, etc., dans lesquelles les animaux vivent nécessairement »[2].
Le deuxième cité est le géologue anglais Charles Lyell (1797-1875) qui présente l’essentielle des idées lamarckiennes à ses contemporains :
« Il y a des rudiments primitifs pour chaque plante et pour chaque animal, en particulier, comme il y en a probablement aussi pour chacun des grandes divisions du règne animal et du règne végétal. Ces rudiments se développent graduellement, et arrivent à constituer les classes les plus élevées et les plus parfaites par l’action lente, mais incessante, de deux principes essentiels, savoir, la tendance à l’avancement progressif dans les phénomènes d’organisation, avec un plus haut degré d’instinct, d’intelligence, etc., et la force des circonstances extérieures, c’est-à-dire des changements produits dans la condition physique de la terre, ou dans les relations mutuelles des plantes et des animaux… Or si le premier de ces principes, la tendance au développement progressif, pouvait s’exercer avec une liberté complète, il donnerait naissance, dans le cours des siècles, dit Lamarck, à une échelle d’êtres gradués, conduisant, par les transitions les plus insensibles, de la structure la plus simple à la plus complexe, et du plus humble degré d’intelligence au plus élevé. Mais, par suite de l’intervention continue des causes extérieures dont nous venons de parler, la régularité de cet ordre se trouve singulièrement troublée, et le monde organique n’offre qu’une simple approximation d’un tel état de chose – les progrès de quelques races étant retardés par un concours de circonstances défavorables, et ceux de quelques autres se trouvant accélérés par un assemblage de conditions favorables. Il en résulte que toutes sortes d’anomalies interrompent la continuité du plan, et que des lacunes, comprenant peut-être des familles ou des genres entiers, se rencontrent entre les points les plus rapprochés de la série ».[3]
Nous pourrions traduire les deux principes développés dans ces appréciations de ces deux savants de la façon suivante :
1° la complexification croissante de l’organisation des êtres vivants sous l’effet de la dynamique interne propre à leur métabolisme ;
2° la diversification, ou spécialisation, des êtres vivants en de multiples espèces, sous l’effet des circonstances variées auxquelles ils sont confrontés dans des milieux variés et auxquelles ils sont contraints de s’adapter en modifiant leur comportement ou leurs organes pour répondre à leurs besoins (cette modification n’étant pas le produit de leur volonté ou de leur désir, mais toujours de cette dynamique interne propre à la vie conçue ici comme un processus où les flux de matière nécessaires à la vie structurent la matière vivante et, par suite, les organismes).
En fait, ce qui a amené Lamarck à sa théorie sur la « transformation des espèces » peut se retrouver dans deux étapes importantes, liées entre elles, qui ont marqué le progrès de sa pensée. En premier, ce fut la découverte de la transformation physique des espèces : le transformisme. En second, celle de l’origine physique de la vie : la génération spontanée
3. Lamarck botaniste
Mais avant d’en arriver là, Lamarck est un observateur attentif. Il cherche à comprendre les lois qui régissent la nature. Comme il le dit :
« [je suis] persuadé que tout mouvement, tout changement quelconque, à l’égard des corps, se trouvait régi par des lois de la nature ; que, généralement, tous les objets physiques, ainsi que les phénomènes que beaucoup d’entre eux produisent, étoient, sans exception, dirigés, dans leurs mouvements et leurs changements, par ces lois ; que les prétendus désordres, les monstruosités de tout genre, et les aberrations apparentes dans le cours ordinaire des choses, ne résoltoient que de circonstances particulières qui ont alors exigé l’emploi de lois appropriées à ces cas, mais que ces objets n’y étoient pas moins assujettis que les autres »[4]
Nous avons vu que Lamarck botaniste avait cherché à classer les plantes selon une méthode naturelle. Il va plus loin que la simple classification. Pour lui :
« Cette belle Science [la botanique] ne consiste pas, comme le vulgaire se l’imagine, dans le talent stérile de retenir par cœur quantité de noms de Plantes, et de pouvoir appliquer ces noms aux Plantes mêmes qui les portent ;mais elle consiste dans la connaissance intime des végétaux mêmes, de leurs développemens ; de leur organisation ; de leurs rapports ; des caractères essentiels qui distinguent constamment les espèces ; des traits communs qui lient ensemble de certaines quantités de Plantes différentes, et donnent lieu à la formation de diverses sortes de groupes que les botanistes appellent Classes, Ordres, Familles et Genres »[5]
Dans cet extrait, on dénote la notion de hiérarchie des êtres qui peut annoncer les prémices de son transformisme. N’oublions pas, comme nous l’avons vu lors de la causerie précédente, que l’idée de transmutations des espèces était dans l’air du temps, sans toutefois déboucher sur une théorie scientifique.
4. Lamarck zoologiste
Nous avons également vu, qu’à l’âge de 50 ans, Lamarck de botaniste devient zoologiste dans une branche ardue négligée par ses pairs ; celles des Invertébrés.
« Les animaux sans vertèbres sont en général les plus petits et les moins connus des animaux, et ce sont en même temps ceux qui sont les plus multipliés, les plus nombreux et les plus diversifiés dans la nature. Une seule de leurs classes, celle par exemple des insectes, équivaut par le nombre et la diversité des objets au règne végétal entier et surpasse de beaucoup la quantité d’animaux vertébrés qui existent. On connaît déjà plus de 20.000 espèces d’insectes, et cependant d’après la petitesse de ces animaux et les pays qui n’ont pas encore été suffisamment observés à leur égard, on peut croire qu’il existe dans la nature au moins 50.000 espèces d’insectes.
Les polypes sont probablement aussi nombreux et peut-être plus nombreux encore que les insectes. Quoiqu’on en connoise déjà plusieurs milliers d’espèces, ce n’est assurément rien comparativement à toutes celles dont les mers sont remplies et que nous n’avons pas encore observées. Les Radiaires, les Mollusques mêmes sont presque dans le même cas ; nous n’en connaissons encore qu’un très petit nombre relativement à la quantité de ces animaux qui existent et qui nous restent à découvrir. Les infusoires seules sont probablement innombrables et comme par leur extrême petitesse, la plupart échappent à notre vue, à la loupe même, et exigent le secours du microscope pour être apperçus, on a ignoré longtemps leur existence. Maintenant qu’on la connoît, on est bien éloigné d’en connoître toute la diversité, les familles, les genres et les espèces qu’ils composent, car on sçait que chaque goutte d’eau en offre de nouvelles.
D’après ce simple aperçu, ce serait réduire considérablement le règne animal que de supposer que les différentes espèces d’animaux qui existent soient bornées au nombre de 150.000 espèces ; et cependant les animaux vertébrés qui sont les mieux connus, présentent à peine 12.000 espèces différentes ; savoir environ 4 à 500 mammifères, 4 mille et quelques centaines d’oiseauxet environ 7.000 tant reptiles que poissons, ce qui n’atteint pas tout à fait à 12.000 espèces. Les animaux sans vertèbres comprennent donc plus de 9 dixièmes du règne animal, c’est-à-dire, du nombre des animaux qui existent dans la nature »[6].
Lors de ses cours de Zoologie au Muséum, Lamarck sera le premier à faire la distinction entre animaux vertébrés et animaux invertébrés. En témoigne le zoologiste Denys de Montfort (1766-1820), dès 1808 :
« Nous croyons que M. de Lamarck est le premier qui, saisissant de larges données, ait tranché tout l’ordre animal en animaux à vertèbres et en animaux sans vertèbres, et cette division a été depuis généralement adoptée par les naturalistes, sans que ceux-ci aient cependant indiqué à qui on en étoit redevable : il nous étoit réservé de rendre cette justice à un savant illustre, aussi éclairé que laborieux, dont nous avons suivi les leçons, et à qui, sous une multitude de rapports, la science a tant d’obligations »[7]
Il entreprend un travail immense de classification des Invertébrés et grâce à son génie, les divisions qu’il a proposées se sont imposées malgré certaines réticences et rivalités, de Cuvier notamment. Savant consciencieux, ne se laissant pas détourner de son travail, Lamarck a réalisé en zoologie une œuvre unique et colossale. Il a mis de l’ordre dans le « chaos » immenses des Invertébrés et son œuvre reste une référence pour la plupart des spécialistes de cette branche animale.
En fait, Lamarck s’oppose à l’essentialisme linnéen qui repose sur le choix d’un petit nombre de caractères, pour adopter un point de vue nominalisme
« La Nature n’a réellement formé ni classes, ni ordres, ni familles, ni genres, ni espèces constantes, mais seulement des individus qui se succèdent les uns aux autres, et qui ressemblent à ceux qui les ont produits. Or, ces individus appartiennent à des races infiniment diversifiées, qui se nuancent sous toutes les formes et dans tous les degrés d’organisation, et qui chacune se conservent sans mutation, tant qu’aucune cause de changement n’agit sur elles. »
L’essentialisme en biologie est une conception selon laquelle les diverses espèces animales et végétales diffèrent entre elles par essence, ce qui implique la reconnaissance d’une discontinuité du vivant ; conception chère aux fixistes. Tandis que le nominalisme est une théorie philosophique selon laquelle les concepts n’existent pas en eux-mêmes comme des essences mais ne sont que des mots qui désignent des choses individuelles réelles.
Si je dis : « Le chat a des poils parce qu’il est un mammifère », je fais une phrase essentialiste. Je sous-entends que c’est parce qu’il est d’essence mammalienne qu’il a des poils et de ce fait, il existe un monde idéel (se rapportant aux idées) « mammifère » préexistant au monde réel, au monde matériel.
Par contre, si je dis : « Le chat est un mammifère parce qu’il a des poils », je fais une phrase nominaliste. Le chat partage avec d’autres individus l’attribut « poils » et de ce fait j’ai créé le concept nominal de « mammifères ».
Avec ses études qui l’ont amené à cette admirable architecture, il dispose d’un instrument lui permettant de prouver une idée qui le travaille depuis longtemps : la transformation des espèces.
5. Lamarck paléontologue et géologue
Dès 1798, Lamarck insistait, lors de la lecture d’un de ses mémoires à l’Institut, sur la nécessité de bien décrire les espèces d’Invertébrés et de les comparer avec les espèces fossiles analogues, et d’en conclure que si l’étude des fossiles s’avérait très importante pour l’histoire de la vie, elle l’était tout autant pour l’histoire de la Terre.
« On est convaincu que la connoissance des coquilles est importante, non-seulement parce qu’on ne doit négliger l’étude d’aucune des productions de la nature, … mais encore parce qu’il est très-essentiel de rechercher et de déterminer les analogues vivans ou marins du grand nombre de coquilles fossiles qu’on trouve enfouies au milieu même d »e nos vastes continens. Or, les conséquences qu’on pourra tirer de ces déterminations, sont d’un si grand intérêt pour l’histoire naturelle, et sur-tout pour la théorie même du globe que nous habitons, puisqu’elles peuvent nous éclairer sur la nature des changemens qu’ont successivement éprouvés les différents points de sa superficie, qu’on sent que des erreurs, dans ces déterminations, seroient très-préjudiciables à nos recherches dans cette intéressante partie de l’histoire naturelle. Ce n’est donc que par la justesse des déterminations de ceux de nos coquillages vivans ou marins qui sont analogues aux fossiles de nos continens, qu’on pourra obtenir des conséquences solides et fondées sur plusieurs points importans de la théorie de notre globe »[8].
Son étude des fossiles des Invertébrés débute par ceux qu’il récolte dans les terrains tertiaires du Bassin parisien. Il publie, de 1802 à 1806, une série de Mémoires sur les fossiles des environs de Paris, dans les Annales du Muséum d’Histoire naturelle.
C’est à ce moment que Lamarck donnera au terme « fossile » le sens qu’on lui connaît actuellement. Jusque-là, il désignait, selon Bernard Palissy (1510-1589) tous les objets que l’on pouvait extraire du sol, c’est-à-dire, aussi bien les minéraux que les restes d’êtres vivants.
« Je donne le nom de fossile aux dépouilles des corps vivans, altérés par leur long séjour dans la terre ou sous les eaux, mais dont la forme et l’organisation sont encore reconnoissables »[9].
Grâce à ces témoins du passé, notre scientifique démontre plusieurs vérités importantes sur le passé de notre Terre :
– la face de la Terre a changé dans sa répartition des eaux et des continents ;
– la lenteur des mouvements des eaux, argument en faveur d’un anti-catastrophisme contrairement à ceux avancés par Cuvier et son école ;
– le changement de la distribution des climats sur la surface du globe en fonction des autres changements.
« L’intérêt s’accroît à mesure que l’on examine ces objets importants [les fossiles], et que l’on recherche les causes qui peuvent y avoir donné lieu ; car on s’aperçoit bientôt que la connoissance des fossiles ne se borne pas à nous apprendre que la mer a séjourné pendant longtemps sur les parties du globe qui sont maintenant élevées au-dessus du niveau de ses eaux : mais en joignant cette connoissance à d’autres faits qui attestent le déplacement des mers, on sent qu’elles ne se sont retirées des lieux où elles se trouvoient, qu’en obéissant à une cause lente et toujours active, et que, par la continuité d’action de cette cause, il est probable que les parties maintenant découvertes du globe redeviendront par la suite des temps le fonds même du bassin des mers, comme elles l’ont déjà été ; en sorte que le bassin actuel des eaux marines se retrouvera un jour changé en partie sèche et découverte de la terre »[10].
« Ce n’est pas tout : la connoissance des fossiles par différens faits importans qu’elle présente, devient encore l’indice d’un changement continuel, quoiqu’infiniment lent, qui s’opère dans les climats, relativement à chaque point de la surface du globe. En effet, parmi les débris fossiles des corps vivans que l’on trouve en Europe, il y a des preuves évidentes que plusieurs de ces corps n’ont pu exister dans un climat dont la température seroit semblable à celle des lieux où maintenant l’on rencontre ces dépouilles fossiles »[11]
Si l’on va plus en profondeur dans l’analyse de ses écrits relatifs à l’étude des Invertébrés, on constate que l’argument essentiel de son système géologique repose en fait sur le principe des « causes actuelles », c’est-à-dire sur le principe que les causes qui agissent aujourd’hui sont identiques à celles qui agissaient dans le passé. Tout comme le géologue anglais Charles Lyell, la vision de Lamarck, face à celle du catastrophisme de Cuvier, proclame la continuité et la régularité des phénomènes terrestres.
6. Philosophie de la science
Toute sa vie, Lamarck a cherché à construire une représentation théorique de l’ensemble des phénomènes qui se déroulent sur notre planète. En fait, on peut parler de philosophie de la science.
Son approche se fait à deux niveaux : d’une part, l’étude des faits, d’autre part la réflexion sur les faits observés. C’est une approche véritablement scientifique.
« L’on sçait que toute science a, ou doit avoir, sa philosophie. L’on sçait encore qu’une science ne fait de progrès réels que par sa philosophie. En vain les naturalistes consumeront-ils leur temps et leurs forces à décrire de nouvelles espèces, à instituer diversement des genres, en un mot à se charger la mémoire d’une multitude infinie de caractères et de noms différents ; si la philosophie de la science est négligée, ses progrès sont sans réalité, et l’ouvrage entier reste imparfait »[12]
Mais en fait, quelle est sa philosophie ?
« La philosophie […] s’acquiert par l’exercice habituel du jugement, joint à une habitude soutenue de tout observer, de méditer sur tout, et de chercher sans cesse à remonter jusqu’aux causes premières, tant physiques que morales, de tous les faits observés. Alors le temps qui amène l’expérience dans tout ce qui nous a beaucoup occupé, donne à l’individu qui s’est ainsi habitué à exercer son jugement, et qui a fortement varié les sujets de son attention, cette étendue de connaissances et ce haut degré de raison, dont la réunion constitue cette qualité éminente à laquelle seule on doit donner le nom de philosophie »[13].
Cette attitude l’a guidé durant toute sa vie de chercheur. Il y a une continuité évidente dans son désir scientifique de mise en ordre de la nature et une unité constante dans sa compréhension primordiale du monde. Il adopte une conception matérialiste de la « philosophie de la science ». Il avait réfléchi à ces problèmes lorsqu’il rédigea, en 1776, ses Recherches sur les causes des principaux faits physiques qui seront publiées seulement en 1794.
Lamarck souligne lui-même cette continuité dans sa pensée dans l’Avertissement à l’Histoire Naturelles des Animaux sans vertèbres paru en 1815.
« Maintenant que l’on veuille se représenter, qu’ayant rassemblé sur l’important sujet, dont je m’occupe depuis quarante ans, les faits les plus nombreux et surtout les plus essentiels, il est résulté pour moi de leur considération, cette force des choses qui m’a conduit à découvrir et à coordonner peu-à-peu la théorie que je présente actuellement, théorie que je n’eusse assurément pas imaginée sans les causes qui m’ont amené à la saisir »[14].
VI. Evolution de la pensée de Lamarck
A. 1ère étape : matière en mouvement
Si l’on veut essayer de suivre l’évolution de la pensée de Lamarck, on peut y déceler plusieurs étapes.
La première qui date d’avant 1800 pourrait s’intituler « la matière en mouvement ». Dans un premier temps, notre savant s’intéresse à la matière inorganique qu’il appréhende par ses idées « chimiques ». Pour expliquer les phénomènes naturels, tout comme les philosophes grecs présocratiques, il fait appel aux quatre éléments traditionnels, la terre, l’eau, l’air et le feu, tant que les idées d’Antoine Lavoisier (1743-1794), père de la chimie moderne, ne sont pas approuvées par ses pairs.
« Je regarde (le feu, l’air, l’eau et la terre) en attendant des connoissances plus positives, comme quatre éléments très-distincts. Il y en a peut-être beaucoup d’autres qui nous sont encore inconnus, et les quatre que je viens de nommer, ne sont peut-être eux-mêmes que des composés d’une sorte particulière, comme plusieurs chymistes le croient actuellement : mais comme je n’ai pu avoir de conviction à cet égard, je continue de les considérer comme des éléments »[1]
Pour Lamarck, le principal moteur de tout changement dans la nature est le feu (le calorique) et en conséquence, il est le principal acteur du mouvement.
« Il existe dans la nature une cause particulière, puissante et continuellement active, qui a la faculté de former des combinaisons, de les multiplier, d’en diversifier la nature, et qui tend sans cesse à les surcharger de principes et à en augmenter les proportions jusqu’à un certain terme »[2]
Il regroupe dans la même catégorie le feu, la chaleur, le calorique et l’électricité, comme étant des aspects différents d’une même réalité. La source principale de chaleur est le soleil.
« Le soleil est une cause continuellement active, qui, comme nous le ferons voir, produit sans cesse, à la surface de la terre, du feu […] »[3].
C’est par ce fluide calorique, électrique, ou magnétique, que les changements des objets physiques s’opèrent sur terre.
B. 2ème étape : hiatus entre inorganique et organique
La deuxième étape de l’évolution de sa pensée pourrait se situer lorsqu’il constate qu’il existe un « hiatus immense » entre les « corps physiques » et les « corps vivants ». Les êtres vivants diffèrent radicalement des objets inanimés, et il n’y a aucune continuité entre eux.
À partir de là, il cherche à déterminer la spécificité des êtres vivants par rapport aux objets inanimés qu’étudie la physique.
Cette spécificité réside selon lui dans l’organisation de la matière qui constitue les êtres vivants. Mais cet « ordre de choses » n’est pas fixe et déterminé une fois pour toutes (comme dans une machine), car l’être vivant naît, se développe et meurt. Cette organisation est donc plus qu’une auto-organisation de la matière sous l’effet des contraintes extérieures (comme par exemple dans la formation d’un cristal de neige), elle est aussi auto-catalytique, c’est-à-dire qu’elle engendre elle-même les conditions propres à son développement. Lamarck explique cette dynamique interne comme étant le produit de fluides qui en se solidifiant constituent les organes qui canalisent et accélèrent la circulation des fluides et ainsi de suite, permettant le développement de l’organisme en son entier.
Lamarck fait la part des choses entre le magister scientifique et le magister religieux. Il explique la Nature par des lois naturelles et sans intervention divine, tout comme Maupertuis. C’est un matérialiste méthodologique.
« Pour moi, sans rien rejeter de ce qui tient à la croyance religieuse, ni de ce qu’il peut être consolant pour l’homme de bien de se persuader, je dirai que ce genre de considération est absolument étranger à mon sujet ; parce que l’âme immortelle de l’homme, et l’âme périssable des bêtes, etc., ne peuvent m’être connues physiquement »[4].
Il s’oppose à la philosophie vitaliste[5] de Marie François Bichat (1771-1801) en vigueur à son époque et rattache le « principe vital » à des phénomènes physico-chimiques.
« En effet, ce principe incompréhensible réside essentiellement dans un mouvement particulier des organes des êtres qui en sont munis »[6].
Sa théorie sur ce point comprend trois éléments essentiels, issus de la biologie mécaniste des XVIIe et XVIIIe siècles : des « parties contenantes » (les tissus), des « fluides contenus » (le sang, la lymphe, etc.), et une « cause excitatrice » qui provoque le mouvement des fluides dans les parties contenantes, amenant à un perfectionnement graduel des êtres vivants. La vie est le résultat des interactions entre ces trois termes.
« Parmi les animaux comme parmi les plantes, l’organisation [est] graduée dans ce qu’on peut appeler son perfectionnement »[7].
Les parties contenantes sont faites de tissus cellulaire (tissus conjonctif). Les fluides contenus sont les divers fluides organiques que le médecin et physiologiste Claude Bernard (1813-1878) appellera le milieu intérieur. Enfin, la cause excitatrice est attribuée aux « fluides incontenables ». Par cette locution, Lamarck entend son fameux fluide calorique et électrique dont j’ai parlé lors de la 1ère étape de son raisonnement.
Dans sa biologie, le corps ne fonctionne jamais comme une machine ; il se construit et se complexifie peu à peu, jusqu’à ce que soient épuisées ses possibilités en ce domaine ; alors il vieillit et meurt. La vie est donc un processus d’organisation progressive du corps, puis sa sclérose et sa mort, caractéristiques des corps vivants ; les objets inanimés ne meurent pas.
Dire que ce sont les mouvements des fluides qui organisent le corps revient quasiment à dire que se sont les fonctions qui font les organes.
En fait, Lamarck réalise une véritable synthèse des idées biologiques du XVIIIe siècle et les ramène à une conception mécaniste.
On peut dire que dès cette époque, Lamarck possède tous les éléments qui lui permettront de définir sa philosophie biologique.
C. 3ème étape : bases de sa biologie (fin des années 1790)
Sa conception de la biologie, montre que Lamarck est prêt de découvrir la théorie de l’évolution et celle de la génération spontanée.
« Si l’on considère la variété des moyens que la nature employe pour diversifier ses productions, c’est-à-dire les espèces et les sortes qui les constituent, on ne peut s’empêcher d’admirer les ressources infinies dont elle sçait faire usage pour arriver à son but. Il semble en quelque sorte que tout ce qu’il est possible d’imaginer ait effectivement lieu ; que toutes les formes, toutes les facultés, et tous les modes aient été épuisées (sic) dans la formation et la composition de cette immense quantité de productions naturelles qui existent »[8].
« En effet, en considérant d’abord l’organisation animale la plus simple, pour s’élever ensuite graduellement jusqu’à celle qui est la plus composée, comme depuis la monade qui, pour ainsi dire, semble n’être qu’un point animé jusqu’aux animaux à mamelles, et parmi eux jusqu’à l’homme ; il y a évidemment une gradation nuancée dans la composition de l’organisation et dans la nature de ses résultats, qu’on ne sçauroit trop admirer, et qu’on doit s’efforcer d’étudier, de déterminer et de bien connoître »[9].
Les deux grands principes que j’ai évoqués en début de ce long paragraphe se retrouvent en substance dans ces extraits, c’est-à-dire : diversité et complexification. Nous sommes à la fin des années 1790.
A ce moment, Lamarck est encore fixiste et créationniste. Il ne peut expliquer l’origine de la vie et fait appel au « Suprême auteur de la nature même, et conséquemment de toute chose »[10]. A partir de là, la nature fait le reste et Lamarck redevient matérialiste dans son explication du monde.
D. 4ème étape : 1ère formulation de la théorie de la transformation des espèces (1800)
Nous entrons dans le XIXe siècle, et Lamarck fait sa première proclamation et sa première formulation de la théorie de la transformation des espèces (1800). Il est conscient que sa nouvelle vision du monde s’oppose à celle admise jusqu’à ce jour. Sa vision transformiste s’oppose à la vision fixiste et créationniste de Cuvier.
En 1802, il propose le mot biologie pour définir une nouvelle branche de l’Histoire naturelle, en tant que science de la vie ou sciences des êtres vivants. Cette science à part entière a pour but d’étudier les caractères communs aux animaux et aux végétaux, caractères par lesquels ils se distinguent des objets inanimés. Lamarck en donne la définition suivante :
« Elle comprend tout ce qui a rapport aux corps vivans, et particulièrement à leur organisation, à ses développements, à sa composition croissante avec l’excercice prolongé des mouvements de la vie, à sa tendance à créer des organes spéciaux, à les isoler, à en centraliser l’action dans un foyer, etc. »[11].
A ce point de l’évolution de sa pensée, Lamarck est arrivé à pouvoir développer scientifiquement sa doctrine de l’évolution : les espèces vivantes se sont transformées au cours du temps pour aboutir à la diversité biologique que l’on connaît actuellement. Les forces physiques dont il dispose dans son système lui permettent d’expliquer ce développement. Le mouvement vital et les circonstances sont les facteurs qui provoquent la complexification des organismes vivants, en partant des plus primitifs pour aboutir à l’être humain, représentant le plus achevé des êtres vivants. Le seul point qui le préoccupait jusqu’à présent était l’apparition de la vie. Il faisait appel à une force extérieure. Mais puisque les premiers organismes vivants sont d’une très grande simplicité, une « matière à peine animalisée », et que les espèces ne sont plus apparues dans leur complexité actuelle, il lui est possible d’imaginer le passage de l’inorganique à la matière vivante.
« Sans doute, il n’est jamais arrivé, et il n’arrivera jamais que des matières non vivantes, quelles qu’elles soient, aient par un concours quelconque de circonstances, formé directement un lapin, un oiseau, un poisson, un insecte, et bien d’autres animaux dans lesquels l’organisation est déjà compliquée et fort avancée dans ses développements. De pareils animaux n’ont assurément pu recevoir l’existence que par la voie de la génération et aucun fait d’animalisation ne peut les concerner »[12].
A la suite de cette montée progressive de la vie, Lamarck peut donc introduire dans son système la génération spontanée pour expliquer l’origine de la vie. Il fait intervenir à nouveau deux de ses agents favoris.
« On ne sçauroit douter maintenant que dans tout concours de circonstances favorables, des portions de matières inorganiques appropriées ne puissent par l’influence des 2 grands agens de la nature (la chaleur et l’humidité) recevoir dans leurs parties cette disposition qui ébauche l’organisation ; de là conséquemment passer à l’état organique le plus simple, et dès lors jouir du 1er élément de la vie »[13].
On voit, qu’au début de son raisonnement, Lamarck établissait une frontière entre l’inorganique et le vivant. A ce stade de sa pensée, il n’existe plus de limite entre les deux états de la matière. L’un découle de l’autre. Il s’inscrit dans une conception purement mécaniste et il ne lui est plus nécessaire de sortir du domaine de la physique pour « faire exister cette force vitale, et lui donner toutes les propriétés qu’on lui connoît, la nature n’a pas besoin de lois particulières ; celles qui régissent généralement tous les corps lui suffisent parfaitement pour cet objet »[14].
A partir de là, Lamarck ne rencontrera plus aucune difficulté pour expliquer l’arbre du vivant dans sa totalité et sa diversité.
« Les premières ébauches d’organisation une fois formées, la formation de tous les autres êtres doués de la vie n’est plus difficile à concevoir, quelle que soit la complication de leur organisation et le nombre de leurs facultés. Je l’ai déjà dit, du temps et une suffisante diversité de circonstances ont été dans le cas de produire tout ce qui existe à cet égard »[15].
Cette idée de complexification sera à la base de sa vision transformiste.
« En rangeant tous ceux [les animaux] que l’on a observés en une seule série d’après la considération de leurs rapports, et commençant la série par les plus imparfaits d’entre eux, on reconnoît que l’organisation est tellement simple dans les premiers, qu’ils ne possèdent pas même un seul organe spécial ; mais qu’ensuite l’organisation se compose peu à peu et progressivement, de manière que les organes spéciaux sont formés l’un après l’autre, perfectionnés successivement, et qu’ils finissent par être concentrés et cumulés dans les organisations les plus parfaites qui terminent l’autre extrémité de la série »[16].
E. 5ème étape : Philosophie zoologique (1809)
En 1809, parait sa « Philosophie zoologique », par laquelle Lamarck entend jeter les bases d’une biologie en tant que science autonome, et d’une psychologie continuant cette biologie. En fait, cet ouvrage, d’une lecture parfois ardue et confuse, est la quintessence de sa réflexion sur l’évolution du vivant.
Nous l’avons déjà dit, Lamarck est réellement l’inventeur de la biologie en tant que science de la vie, et comme nous l’avons vu, sa biologie est une réponse mécaniste à la physiologie vitaliste de Bichat.
« Je compte prouver dans ma Biologie que la nature possède, dans ses facultés, tout ce qui est nécessaire pour avoir pu produire elle-même ce que nous admirons en elle. »
Seule la première partie de la Philosophie zoologique est consacrée au transformisme et aux principes de taxonomie. Par le principe de l’organisation, Lamarck, veut ramener la biologie sous les lois de la physique, et son transformisme sert à ramener l’organisation des êtres complexes sous ces lois. La production des êtres complexes, à partir d’organismes simples (infusoires), apparus par génération spontanée, a demandé l’application des lois physiques pendant un temps très long.
L’essence de la théorie lamarckienne peut se résumer selon les deux principes suivants repris du chapitre VII de la première partie de sa « Philosophie zoologique » :
« Première loi [que l’on peut appeler « Loi d’adaptation »]
Dans tout animal qui n’a point dépassé le terme de ses développements, l’emploi plus fréquent et soutenu d’un organe quelconque, fortifie peu à peu cet organe, le développe, l’agrandit, et lui donne une puissance proportionnée à la durée de cet emploi ; tandis que le défaut constant d’usage de tel organe, l’affaiblit insensiblement, le détériore, diminue progressivement ses facultés, et finit par le faire disparaître. »
« Deuxième loi [ou loi des caractères acquis]
Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances où leur race se trouve depuis longtemps exposée, et, par conséquent, par l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie ; elle le conserve par la génération aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changements acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus ».
Dans sa biologie générale, exposée dans les deuxième et troisième parties de l’ouvrage, Lamarck se préoccupe plus de la transformation progressive des organes que de leur fonctionnement. La notion de temps est donc primordiale. Les différentes formes vivantes se succèdent, chacune servant d’étape à la suivante, avec une complexification croissante. En étudiant les êtres les plus simples, il espère comprendre plus facilement l’organisation des plus complexes, en imaginant un processus purement physique. Deuxièmement, en imaginant un processus physique de complexification de cette organisation, il établit un lien de parenté entre les êtres vivants complexes et les organismes simples, ramenant également ces derniers sous les lois de la physique. Cette conception différencie fondamentalement la théorie lamarckienne de celle de Darwin, centrée sur l’adaptation.
Rappelons que Lamarck, tout comme Linné et Cuvier, est un des plus grands taxonomistes de son temps. Il est le premier à avoir établi une classification des Invertébrés en insistant sur les rapports naturels de ressemblance des animaux. De plus, il propose une explication pour ces rapports naturels en établissant une parenté des espèces dans un transformisme. A un système nominaliste et artificiel de classification, Lamarck veut substituer ce qu’il nomme l’ordre de la nature, qui n’est autre que l’ordre dans lequel les espèces sont dérivées les unes des autres au cours du temps. C’est donc un ordre généalogique et chronologique, sans discontinuités tranchées comme le préconisait Cuvier et les fixistes.
On pourrait penser qu’il défend l’idée d’une échelle des êtres, entraînant un certain finalisme dans sa conception de la gradation des espèces. Or, dans l’introduction de son Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, Lamarck s’oppose explicitement à un tel amalgame
« Assurément, je n’ai parlé nulle part d’une pareille chaîne : je reconnais partout, au contraire, qu’il y a une distance immense entre les corps inorganiques et les corps vivants, et que les végétaux ne se nuancent avec les animaux par aucun point de leur série. Je dis plus ; les animaux mêmes, qui sont le sujet du fait que je vais exposer, ne se lient point les uns aux autres de manière à former une série simple et régulièrement graduée dans son étendue. Aussi, dans ce que j’ai à établir, il n’est point du tout question d’une pareille chaîne, car elle n’existe pas »[17].
Nous revenons à notre point de départ, à savoir les deux grands principes du transformisme de Lamarck :
– d’une part, une tendance à la complexification, linéaire et régulière, sous l’effet d’une dynamique interne, qui enrichit les organismes d’organes et de fonctions nouvelles ;
– d’autre part, l’action des circonstances externes qui s’oppose à cette complexification linéaire et provoque des « vides » forçant la série à se ramifiée, ce qui entraîne une certaine diversité, c’est-à-dire une forme d’adaptation de l’être vivant à son milieu.
1. La tendance à la complexification
Pour cette partie, je me suis fortement inspiré de la présentation faite par André Pichot, à l’édition de 1994 de la Philosophie zoologique, chez GF-Flammarion.
Lamarck définit la vie comme « un ordre et un état de choses », une organisation, qui permet les « mouvements vitaux ». Il entend par là, les mouvements de fluides organiques, mouvements auxquels sont ramenés les processus vitaux. Il est tout à fait dans la ligne des physiologistes mécanistes du XVIIIe siècle, pour qui cette organisation fort simple ne nécessite que trois termes : des parties contenantes, des fluides contenus, et une « cause excitatrice » qui provoquent le mouvement des fluides dans les parties contenantes. La vie est le résultat des interactions entre ces trois termes : action de la cause excitatrice sur les fluides, action de ces fluides sur les parties contenantes, et enfin action de ces parties contenantes sur les fluides qu’elles contiennent et sur leur mouvement.
Selon Lamarck, les parties contenantes seraient constituées de tissu cellulaire, de nos jours, tissu conjonctif. Quand aux fluides contenus, c’étaient classiquement les différents fluides organiques composant, selon Claude Bernard, le milieu intérieur (le sang). Enfin, la cause excitatrice se rattachait, à ce qu’au XVIIIe siècle, on dénommait les fluides incontenables ou subtils. C’étaient des fluides supposés répandus partout, même à travers la matière, comme l’éther de Newton censé servir de support à l’attraction gravitationnelle. La chaleur, l’électricité et le magnétisme appartenaient à cette catégorie de fluides. Lamarck fait surtout usage de la chaleur (en général) et de l’électricité (fluide nerveux).
De plus Lamarck différencie l’animal du végétal par le fait de l’irritabilité des tissus du premier. Cette propriété purement locale des tissus animaux est la faculté de répondre, par une contraction, à une stimulation quelconque.
Chez les animaux, la principale conséquence de l’irritabilité des tissus est une intériorisation de la cause excitatrice des mouvements de fluides, surtout chez les animaux supérieurs. De ce fait, les tissus sont mis dans un état d’excitation (éréthisme[18]) par les fluides incontenables (chaleur, électricité) et ils sont alors irrités par les fluides contenus, et ils répondent par des contractions qui accroissent le mouvement qui peut s’auto-entretenir (autocatalyse). Les animaux supérieurs sont alors beaucoup moins dépendants du milieu extérieur que les animaux inférieurs et les végétaux, pour tout ce qui concerne les mouvements de fluides. Ainsi la vie des animaux supérieurs acquiert-elle une plus grande autonomie par rapport au milieu, ce qui a des conséquences importantes pour la transformation des espèces.
On peut comprendre la tendance à la complexification des espèces, c’est-à-dire l’apparition des ordres, classes et embranchements, comme une conséquence de l’accroissement autocatalytique du mouvement des fluides, d’abord dans l’individu, puis à travers les générations successives. Ce mouvement étant responsable de l’organisation de l’être vivant, et son accroissement étant la cause de la complexification de cette organisation au cours du développement embryonnaire de l’individu, on ne fait donc que prolonger ce principe à travers les générations, à la faveur de l’hérédité des caractères acquis. La reproduction sert de relais entre les étapes successives nécessaires à la nature dans ses productions faute d’une complexification continue d’un seul être (elle-même liée à l’endurcissement des tissus lors du développement). La complexification des espèces repose donc sur le même principe que la complexification progressive de l’organisme au cours du développement ; l’une prolonge l’autre à travers les générations.
Lamarck imagine que les êtres les plus simples que l’on connaissait à son époque, les « infusoires » ; apparaissaient par génération spontanée, c’est-à-dire une apparition sans ascendant ou parent. Pour notre zoologiste, ces micro-organismes aquatiques unicellulaires, qui se déplacent grâce aux cils dont ils sont couverts, sont des petites masses gélatineuses avec quelques mouvements de fluides internes, provoqué par la chaleur. La simplicité de leur organisation leur permet d’apparaître spontanément, comme le produit naturel de lois physiques, par l’agitation thermique au sein d’une masse adéquate, sans organisation préalable. A partir de ces premières formes, des êtres un peu plus complexes bénéficient de leur organisation qui leur est transmise. D’étape en étape se forment des organismes de plus en plus complexes pour finalement aboutir aux plus complexes que sont les mammifères et l’homme. Cela uniquement en faisant appel aux lois de la physique pendant un temps très long. Nous sommes loin des êtres vivants crées de toute pièce pratiquement instantanément que défendaient les fixistes comme Cuvier.
La nature a ainsi donc la capacité de produire progressivement les êtres vivants les plus complexes pourvu qu’on lui laisse le temps.
Lorsque Lamarck utilise les expressions de « progrès dans l’organisation » et de « perfectionnement des organismes », il ne faut pas se méprendre sur le sens qu’il leur attribue. Il n’y voit pas la notion idéologique actuelle du progrès, comme une suite graduelle de complexité vers une fin idéale. Il se contente de constater empiriquement une échelle de complexification des êtres vivants, des plus simples aux plus complexes. Il emploie le terme de « perfectionnement » dans le sens d’acquisition de facultés plus éminentes, de nouvelles fonctions et d’organes différenciés et non comme une augmentation des performances ou une meilleure adaptation au milieu. Cette complexification n’est pas attribuable au seul hasard, ce n’est pas un accident, c’est un produit nécessaire à la dynamique interne des êtres vivants ; seule sa forme est contingente, étant le produit des circonstances.
2. La tendance à la diversification
D’après le deuxième principe, la tendance à la complexification se heurte aux circonstances externes (nous dirions aujourd’hui, aux conditions du milieu ou environnementales), cassant l’allure linéaire et régulière de celle-ci. Cette rencontre perturbe le premier principe : des vides se créent dans la série et celle-ci se diversifie en différents rameaux. Cela permet à Lamarck d’expliquer que dans la nature on ne trouve pas une échelle régulière des êtres, mais seulement une gradation par « grandes masses » ; dans ces » grandes masses », les êtres ne respectent pas une progression linéaire, mais ont une diversité qui est la conséquence de la diversité des circonstances auxquelles est confronté la tendance à la complexification.
Là, à nouveau, il distingue, d’une part les végétaux et les animaux inférieurs, et, d’autre part, les animaux supérieurs. Chez les premiers, les circonstances externes agissent directement sur la structure de l’organisme, car les mouvements des fluides sont sous la seule dépendance de la cause excitatrice externe. Par conséquent, leur organisation dépend directement des conditions du milieu : celles-ci en se modifiant, modifient le mouvement des fluides, ce qui modifie l’organisme.
Par contre chez les animaux supérieurs, du fait de l’irritabilité qui a provoqué l’intériorisation de la cause excitatrice des mouvements des fluides, les circonstances externes n’agissent plus directement. Les nouvelles conditions créent de nouveaux besoins ; ceux-ci entraînent de nouvelles actions de l’animal, qui deviennent de nouvelles habitudes et modifient son corps selon le principe « la fonction fait l’organe » ; laquelle modification devient héréditaire sous certaines conditions. Les circonstances ne peuvent donc que déclencher une action, et non modifier directement l’organisation corporelle (comme chez les végétaux et les animaux inférieurs) ; et c’est cette action qui, répétée, modifie le corps. Inversement, le défaut d’utilisation d’un organe, non seulement l’affaiblit, mais le fait disparaître. Lamarck donne donc la priorité aux besoins, et non aux organes. Cela nous amène à aborder un nouveau paragraphe relatif à la théorie de la « transmission des caractères acquis », communément repris sous le terme historiquement inexacte de « lamarckisme ».
3. La théorie de la transmission des caractères acquis
Cette notion de « transmission des caractères acquis » était déjà admise du temps d’Aristote et ce jusqu’à August Weismann (1834-1914), biologiste et médecin allemand, qui la rejettera à la fin du XIXe siècle pour des raisons théoriques. A la fin des années 1920, un scandale éclata dans le milieu scientifique. Le biologiste autrichien Paul Kammerer se suicida d’un coup de revolver le 26 septembre 1926 après une dénonciation de fraude dans les résultats de ses expériences, par un confrère américain. Partisan de l’hérédité des caractères acquis, Kammerer pensait avoir démontré la validité de cette hypothèse en observant chez le crapaud accoucheur l’apparition de coussinets nuptiaux lors d’un changement de milieu, transmis aux générations suivantes. Intrigué par cette histoire, Arthur Koestler entrepris une véritable enquête qui déboucha sur son livre « L’étreinte du crapaud » dans lequel il tente de réhabiliter Kammerer. Par contre, si le biologiste américain Stephen Jay Gould dans son essai « La tentation lamarckienne » inclus dans son recueil « Le pouce du panda » ne doute pas de la réussite de l’expérience du crapaud accoucheur, il l’interprète dans le cadre de la théorie darwinienne. Les ancêtres du crapaud accoucheur se reproduisaient dans un milieu aquatique et ils avaient développé, par sélection naturelle, des coussinets leur permettant de maintenir la femelle durant l’accouplement. Les espèces actuelles de ces batraciens s’accouplent sur la terre ferme et ne possèdent pas de coussinets. En forçant certains de ceux-ci à retrouver le milieu aquatique et à s’y reproduire, Kammerer obtint peu de descendants. Mais, répétant l’opération de génération en génération il vit apparaître des mâles avec des coussinets nuptiaux. Il en conclut avoir mis en évidence un processus lamarckien. Mais en fait, en replongeant les crapauds dans leur milieu ancestral, il provoqua une pression sélective très forte en faveur des variations génétiques qui encouragent une adaptation à la vie aquatique, ce qui correspond à un processus darwinien.
Mais revenons à Lamarck. L’hérédité des caractères acquis joue, certes, un rôle important dans la théorie de notre savant, mais pas un rôle central. C’est le mécanisme qui permet à la progéniture de profiter des efforts de ses parents, mais il ne contribue pas à faire progresser l’évolution vers le haut de l’échelle (S.J. Gould).
On ne trouve dans l’œuvre de Lamarck aucune théorie de l’hérédité. En fait, il ne fait que reprendre les idées courantes chez les savants de son époque sur le sujet. Lamarck, pas plus que ces prédécesseurs, n’a avancé une théorie pour la transmission des caractères acquis. Il n’a fait que l’intégrer sans la discuter à sa propre théorie de l’évolution, comme le montre cette citation :
« 4° loi : Tout ce qui a été acquis, tracé ou changé dans l’organisation des individus pendant le cours de leur vie, est conservé par la génération, et transmis aux nouveaux individus qui proviennent de ceux qui ont éprouvé ces changemens. Cette loi, sans laquelle la nature n’eût jamais pu diversifier les animaux, comme elle l’a fait, et établir parmi eux une progression dans la composition de leur organisation et dans leurs facultés, est exprimée ainsi dans ma Philosophie zoologique (vol. I, p. 235).
« Tout ce que la nature a fait acquérir ou perdre aux individus par l’influence des circonstances dans lesquelles leur race se trouve depuis long-temps exposée, et, par conséquent, par l’influence de l’emploi prédominant de tel organe, ou par celle d’un défaut constant d’usage de telle partie, elle le conserve, par la génération, aux nouveaux individus qui en proviennent, pourvu que les changemens acquis soient communs aux deux sexes, ou à ceux qui ont produit ces nouveaux individus. »
Cette expression de la même loi offre quelques détails qu’il vaut mieux réserver pour ses développemens et son application, quoiqu’ils soient à peine nécessaires.
En effet, cette loi de la nature qui fait transmettre aux nouveaux individus, tout ce qui a été acquis dans l’organisation, pendant la vie de ceux qui les ont produits, est si vraie, si frappante, tellement attestée par les faits, qu’il n’est aucun observateur qui n’ait pu se convaincre de sa réalité. »[19] »
Un des exemples les plus connus que Lamarck donne pour étayer ce mécanisme est celui du cou de la girafe.
« Relativement aux habitudes, il est curieux d’en observer le produit dans la forme particulière et la taille de la girafe (camelo-pardalis) : on sait que cet animal, le plus grand des mammifères, habite l’intérieur de l’Afrique, et qu’il vit dans des lieux où la terre, presque toujours aride et sans herbage, l’oblige de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre. Il est résulté de cette habitude, soutenue, depuis longtemps, dans tous les individus de sa race, que ses jambes de devant sont devenues plus longues que celles de derrière, et que son col s’est tellement allongé, que la girafe, sans se dresser sur les jambes de derrière, élève sa tête et atteint à six mètres de hauteur (près de vingt pieds). »[20]
Charles Darwin eut également recours à la transmission des caractères acquis dans la première édition de « L’Origine des espèces ». En 1868, dans « La variation des animaux et des plantes sous l’effet de la domestication », il alla jusqu’à proposer une théorie de cette transmission sous le nom d’ « hypothèse de la pangenèse ».
Pendant longtemps – et même encore aujourd’hui – on a réduit le système de Lamarck à la seule hérédité des caractères acquis et aux effets de l’usage et du non-usage des organes des êtres vivants ; autrement dit seulement à une théorie de l’adaptation. Cette vision est probablement d au « plus grave défaut du plan de la Philosophie Zoologique« . Comme je l’ai précisé plus haut, Lamarck expose dans la première partie de cette oeuvre son transformisme, qui ne peut en fait se comprendre sans la biologie générale exposée dans la seconde partie. Pour bien faire comprendre son système, il aurait fallu qu’il commence par la seconde partie. Or, bien souvent seule la première partie de l’ouvrage a été publiée et lue.
4. Conclusions tirées par Lamarck sur la base de ses observations
Dans sa « Philosophie zoologique », Lamarck, sur la base de ses deux lois que j’ai énoncé plus haut, établi la proposition suivante :
« Ce ne sont pas les organes, c’est-à-dire la nature et la forme des parties du corps d’un animal, qui ont donné lieu à ses habitudes et à ses facultés particulières ; mais ce sont, au contraire, ses habitudes, sa manière de vivre, et les circonstances dans lesquelles se sont rencontrés les individus dont il provient, qui ont, avec le temps, constitué la forme de son corps, le nombre et l’état de ses organes, enfin, les facultés dont il jouit »[21].
De celui-ci, il en tire deux principes :
« Le défaut d’emploi d’un organe, devenu constant par les habitudes qu’on a prises, appauvrit graduellement cet organe, et finit par le faire disparaître et même l’anéantir »[22]
« L’emploi fréquent d’un organe devenu constant par les habitudes, augmente les facultés de cet organe, le développe lui-même, et lui fait acquérir des dimensions et une force d’action qu’il n’a point dans les animaux qui l’exercent moins »[23].
Donc pour Lamarck, le besoin crée l’organe et l’usage le développe. Dans sa biologie générale, il se préoccupe moins du fonctionnement des organes que de la transformation progressive de l’organisme. Implicitement, le temps y joue un rôle majeur. Il nie l’intervention des mutations et des changements fortuits car, l’organisme ne se modifie que s’il est sollicité par le milieu. Par conséquent, il n’attache pas de place prépondérante aux variations au sein d’une espèce en tant que source de changement organique.
Ce dernier point le différencie de Darwin. Pour Lamarck, le milieu provoque la variation, le changement organique se fait à l’échelle de l’individu. Pour Darwin au contraire, les sources de variations sont indépendantes du milieu, le changement organique s’établit au niveau d’une population.
Nous arrivons ainsi à ses conclusions que l’on retrouve vers la fin de la première partie de sa « Philosophie zoologique » :
« Conclusion admise jusqu’à ce jour : la nature (ou son Auteur), en créant les animaux, a prévu toutes les sortes possibles de circonstances dans lesquelles ils auraient à vivre, et a donné à chaque espèce une organisation constante, ainsi qu’une forme déterminée et invariable dans ses parties, qui forcent chaque espèce à vivre dans les lieux et les climats où on la trouve, et à y conserver les habitudes qu’on lui connaît.
Ma conclusion particulière : la nature, en produisant successivement toutes les espèces d’animaux, et commençant par les plus imparfaits ou les plus simples, pour terminer son ouvrage par les plus parfaits, a compliqué graduellement leur organisation ; et ces animaux se répandent généralement dans toutes les régions habitables du globe, chaque espèce a reçu de l’influence des circonstances dans lesquelles elle s’est rencontrée, les habitudes que nous lui connaissons et les modifications dans ses parties que l’observation nous montre en elle »[24]
V. RESUME GENERAL
Il me semble utile de terminer cette trop rapide analyse de l’œuvre de Lamarck par un résumé des idées essentielles de son transformisme à la lumière d’une confrontation attentive de ses textes. Pour ce faire, je me suis fortement inspiré de Paul Ostoya[25]
1° Lamarck cherche à comprendre ce qui différencie les êtres vivants des objets inanimés étudiés par la physique. Pour lui, la vie, avec tous ses développements, est en puissance dans la matière minérale. Celle-ci s’organise d’abord en êtres rudimentaires qui jouissent seulement des facultés générales de la vie. ;
2° L’existence même des êtres vivants atteste le fait de l’évolution parce que leur présence ne pourrait résulter du seul jeu actuel des phénomènes physico-chimiques. Autrement dit, l’idée d’évolution est avant tout une nécessité théorique pour comprendre la présence des êtres vivants complexes, c’est-à-dire des êtres vivants qui ne sont pas seulement le produit du jeu actuel des phénomènes physico-chimiques, mais également le produit d’une construction et d’une élaboration historique de ces phénomènes en une organisation de plus en plus complexe et différenciée.
3° L’organisation tend à se perfectionner par l’acquisition de facultés particulières constantes, en dehors de toute influence extérieure ; cette évolution est irréversible ;
4° Le type d’organisation définitivement acquis (facultés constantes) se concrétise dans les modalités de forme (organes ou facultés altérables) qui sont influencées par les circonstances externes, dont la diversité seule détermine la diversité des formes ;
a) les circonstances (climat, nourriture, etc.) agissent directement sur les organes altérables des êtres apathiques (êtres inanimés, plantes, animaux inférieurs). ;
Par exemple, un flocon de neige ou n’importe quel cristal de glace est le produit de circonstances atmosphériques particulières (humidité de l’air, température, etc.) à un instant donné, et il disparaîtra avec elles. Le flocon de neige est le produit du seul jeu actuel des conditions atmosphériques, et dès que celles-ci se modifient, il se transforme en conséquence ; éventuellement commence à fondre. Le flocon de neige est tout entier le jouet des circonstances qui l’environnent immédiatement, il ne possède en lui-même aucune activité autonome qui puisse maintenir son organisation, au contraire d’un être vivant.
b) quand apparaît le système nerveux (faculté constante acquise indépendamment des circonstances), les circonstances agissent sur les organes altérables par l’intermédiaire du sentiment intérieur, besoins, efforts, habitudes (intelligence et volonté s’y ajoutent quand il y a un cerveau) ;
5° Tout être vivant naît à partir d’un être vivant. De là, s’il existe des organismes plus complexes que d’autres (ne serait-ce que des êtres pluricellulaires, qui ont une organisation différente des êtres unicellulaires, comme les bactéries), c’est nécessairement qu’il y a eu une histoire pour en arriver là, c’est-à-dire une évolution des espèces.
6° Par « action directe des circonstances » sur les êtres apathiques, il ne faut pas entendre l’action passivement subie (telle que blessure, déformation mécanique ou amaigrissement immédiat), mais la réaction organique éventuelle à cette action. Chez les animaux supérieurs, le sentiment intérieur s’interpose, tant sans doute entre l’action immédiate des circonstances et la réaction organique qu’entre celle-ci et l’habitude qui entraînera une modification héritable ;
7° L’atrophie d’un organe altérable par défaut d’usage n’est qu’un cas particulier de ce qui précède.
La pensée de Lamarck est cohérente et logique, elle a introduit avec puissance la notion de hiérarchie naturelle dans l’organisation et les activités, mis en pleine lumière le problème de leur déterminisme, imposé enfin à l’attention de la science la question de l’adaptation et celle de l’hérédité des caractères acquis.
On fait souvent de Lamarck un précurseur malheureux de Charles Darwin, parce que, bien qu’ayant exposé une théorie de l’évolution, il n’a pas découvert le mécanisme de la sélection naturelle. C’est là une vue rétrospective erronée. Les projets et réalisations scientifiques de Lamarck et de Darwin sont en fait profondément différents, voire opposés.
En effet, Lamarck cherche d’abord à comprendre et expliquer les êtres vivants en tant que phénomènes physiques, et c’est pourquoi il invente la biologie et élabore une théorie des êtres vivants. Darwin, quant à lui, cherche avant tout réfuter les « créations spéciales » du pasteur William Paley, qui dans sa Théologie naturelle (1803) expliquait la création du monde vivant et l’origine de toutes les espèces par l’intervention divine, en les remplaçant par le mécanisme aveugle et impersonnel de la sélection naturelle. Dans L’Origine des espèces (1859), Darwin ne propose aucune théorie des êtres vivants, il ne cherche qu’à expliquer l’adaptation des êtres vivants à leurs conditions d’existence par la sélection naturelle, mécanisme que l’on appliquera ensuite à toute l’évolution du vivant et à partir duquel les scientifiques allaient élaborer la théorie synthétique de l’évolution dans la seconde moitié du XXe siècle.
L’opposition entre les conceptions de Lamarck et Darwin se situe en réalité sur la tendance à la complexification des êtres vivants au cours de l’évolution.
Pour conclure, je présente ci-après le discours prononcé, le 13 juin 1909, à la cérémonie d’inauguration du monument de Jean de Lamarck, au Muséum d’Histoire naturelle.
Revue Scientifique, 47e année, juillet 1909
Yves Delage
Lamarck et Darwin
Lamarck ! Darwin !
De ces deux hommes, on a fait les deux termes d’une antithèse. On est pour celui-ci ou pour celui-là. Se prononcer pour le premier, c’est se déclarer contre le second. On les oppose l’un à l’autre, on les compare comme deux athlètes qui sont descendus dans l’arène aux Jeux Olympiques, et entre lesquels il faut choisir pour décerner la palme.
Il serait plus juste de voir en eux deux champions de la même cause, ayant combattu pour le triomphe de la même idée, ayant acquis les mêmes droits à notre reconnaissance.
Avant Lamarck, on croyait ― conception enfantine ― que chaque espèce devait son origine à un acte spécial d’un dieu créateur : on admettait cela sans discussion, sans même entrevoir la possibilité d’une explication plus scientifique. Dans le domaine de la Biologie, la pensée humaine se traînait dans une ornière profonde. Lamarck l’en dégage et lui donne son essor en proclamant que les espèces dérivent les unes des autres par les voies ordinaires de la génération, sans cesse modelées sous la pression des conditions ambiantes.
Cette idée lumineuse est, pour lui, si évidente, qu’il lui parait presque superflu de la démontrer. S’il cite des faits, c’est plutôt à titre d’exemples qu’à titre d’arguments : il ne croit pas utile de forger un système complet, inattaquable, tenant compte de toutes les circonstances, répondant à toutes les objections. Darwin n’a pas à créer l’idée transformiste ; mais il la travaille, la précise, lui fournit l’appui d’une documentation formidable, où ses observations personnelles tiennent la plus grande place ; il la fait presque sienne en découvrant la sélection, voie nouvelle par où les conditions ambiantes peuvent se frayer accès jusqu’aux espèces existantes, pour les façonner et les transformer en espèces nouvelles.
Sans lui, l’idée lamarckienne n’aurait sans doute aujourd’hui pour adeptes qu’une petite élite de penseurs. Grâce à lui, toutes les résistances ont été vaincues : il n’y a plus de réfractaires.
Le combat est terminé entre transformistes et non-transformistes. S’il y a encore lutte entre néo-lamarckiens et néo-darwiniens, que ces divergences secondaires ne nous fassent pas oublier la concordance fondamentale des idées.
Si Lamarck eût vécu ; il eût peut-être accepté l’explication darwinienne du transformisme, et cela n’eût en rien diminué la grandeur de son rôle. Au-dessus des débats entre transformistes, il y a l’idée transformiste elle-même.
Cette idée, c’est l’œuvre de Lamarck, et elle est si grande qu’elle éclipse tout le reste.
La solution lamarckienne du problème du transformisme ne contient pas toute la vérité. Il en est de même de la solution darwinienne. D’autres explications ont été proposées, d’autres le seront encore, qui auront leur jour de gloire et sans doute leur déclin. Mais, de chacune d’elles, une parcelle survivra, et de ces parcelles se constituera la vérité finale.
Qu’importent ces épisodes ?
Sur toutes ces fluctuations surnage, impérissable, la grande idée de Lamarck, et se dresse, immortelle, la grande figure de Darwin.
Cessons donc d’opposer l’un à l’autre ces deux génies !
Cessons de rapetisser ces deux colosses en les faisant passer sous la toise !
Lamarck n’est-il pas assez grand par lui-même, et faut-il, pour le grandir encore, humilier devant sa statue ceux dont les noms méritent de figurer auprès du sien dans l’histoire de la Biologie !
Laissons à chacun sa gloire !
Celle de Darwin est immense !
Mais, disons-le bien haut : jamais la pensée humaine ne s’est, par un plus sublime effort, affranchie des entraves de la routine et du préjugé, jamais elle ne s’est élevée plus haut dans les régions sereines du Vrai et du Beau, que le jour où le cerveau de Lamarck enfanta l’idée transformiste.
Y. DELAGE,
Membre de l’institut, Professeur à la Faculté des Sciences de l’Université de Paris.
VI. BIBLIOGRAPHIE
Delange Y. (1984) – Lamarck, sa vie, son œuvre, Actes Sud.
Gould S. J. (1982) – Le pouce du Panda, Grasset, « Le Livre de Poche ».
Lamarck (1994) – Philosophie zoologique, présentation et notes A. Pichot, Flammarion, coll. « GF » 707.
Laurent G. (1987) – Paléontologie et évolution en France 1800-1860, Editions du Comité des Travaux historiques et scientifiques.
Laurent G. (2001) – La naissance du transformisme – Lamarck entre Linné et Darwin, Vuibert/ADAPT, coll. « Inflexions ».
Lecointre G. (sous la direction) (2009) – Guide critique de l’évolution, Belin.
Ostoya P. (1951) – Les théories de l’évolution, Payot, Paris.
Vlemincq A. (1950) – La Genèse de l’idée d’Evolution, A. Lippens, éditeur, Bruxelles.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_de_Lamarck
[1] Recherches sur les causes des principaux faits physiques, t. 1, 1794, p. 24 (cité par G. Laurent).
[2] Mémoires de Physique et d’Histoire naturelle, an V, 1797, p. 101 (cité par G. Laurent).
[3] Recherches sur les causes des principaux faits physiques, t. 1, 1794, p. 199, note 1 (cité par G. Laurent).
[4] Mémoires de Physique et d’Histoire naturelle, an V, 1797, p. 255 (cité par G. Laurent).
[5] Le vitalisme est une tradition philosophique pour laquelle le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques1. Elle envisage la vie comme de la matière animée d’un principe ou force vitale, qui s’ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière. Selon cette conception, c’est cette force qui insufflerait la vie à la matière.
[6] Ibidem note 13, t. 2, p. 186 (cité par G. Laurent).
[7] Ibidem note 14, p. 314 (cité par G. Laurent).
[8] Discours préliminaire an 6 – an 7 (1798-1799), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 151 (cité par G. Laurent).
[9] Ibidem, p. 151 (cité par G. Laurent).
[10] Aperçu analytique des connaissances humaines, (1810-1814), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 139 (cité par G. Laurent).
[11] Recherches sur l’organisation des Corps vivans, 1802, p. 202 (cité par G. Laurent).
[12] Sur l’origine des êtres vivants (1801-1803), Inédits de Lamarck, Vauchon et alii, 1972, p. 181 (cité par G. Laurent).
[13] Ibidem, p. 180-181 (cité par G. Laurent).
[14] Philosophie zoologique, 1809, t. 2, p. 96 (cité par G. Laurent).
[15] Sur l’origine des êtres vivants (1801-1803), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 182 (cité par G. Laurent).
[16] Quelques considérations particulières nécessaires à l’avancement de la zoologie (1808-1810), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 216 (cité par G. Laurent).
[17] Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres, t. 1, 1815, p. 130.
[18] Le terme éréthisme désigne l’état d’activité, d’excitation d’un organe, nerveux ou pas, et des tissus musculaires (comme le cœur). L’éréthisme s’accompagne de phénomènes électriques, chimiques et physiques
[19] Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (vol. I, pp. 199-200) (« Site lamarck – http://www.lamarck.net »)
[20] « Philosophie zoologique », édition GF-Flammarion, 1994, p. 230.
[21] Philosophie zoologique, p. 218
[25] Ostoya P. (1951) – Les théories de l’évolution.
[1] La bataille de Villinghausen est un épisode de la Guerre de Sept Ans qui se déroula les 15 et 16 juillet 1761 entre la France, dont les troupes sont sous le commandement du maréchal de Broglie, et une coalition réunissant la Prusse, la Grande-Bretagne et le Hanovre, dirigée par le prince Ferdinand de Brunswick. L’armée française fut vaincu et contrainte à se replier.
[2] Deshayes, rééd. de l’Histoire Naturelle des Animaux sans Vertèbres, de Lamarck, t. 1, 1835.
[3] Lyell, Principles of Geology, t. 2, 1832.
[4] Article « Météorologie », Nouveau Dictionnaire d’Histoire naturelle, t. 20, 1818, p. 453 (cité par G. Laurent).
[5] Dictionnaire de Botanique de l’Encyclopédie méthodique, t. 1, 1783, Discours préliminaire, p. XLIII (cité par G. Laurent).
[6] Généralités sur les Animaux sans vertèbres (1812-1814), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 20 (cité par G. Laurent).
[7] Denys de Montfort, Conchyliologie systématique et Classification méthodique des Coquilles, t. 1, 1808, p. XI-XII (cité par G. Laurent)
[8] « Prodrome d’une nouvelle classification des Coquilles », Mémoires de la Société d’Histoire naturelle de Paris, prairial an VII (1799), p. 63-64. (cité par G. Laurent)
[9] « Système des Animaux sans vertèbres », 1801, p. 403. (cité par G. Laurent)
[10] « Mémoires sur les fossiles des environs de Paris », Annales du Muséum national d’Histoire naturelle, t. 1, 1802, p. 301 (cité par G. Laurent).
[11] Ibid., p. 301 (cité par G. Laurent).
[12] Ancien discours d’ouverture de mon cours (1806), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 193 (cité par G. Laurent).
[13] Apperçu analytique des connoissances humaines (1810-1814), Inédits de Lamarck, Vachon et alii, 1972, p. 140 (cité par G. Laurent).
[14] Histoire naturelle des Animaux sans vertèbres, t. 1, 1815, Avertissement, p. VI-VII (cité par G. Laurent).