Cet article est paru dans les Bulletins du G.E.S.T., N° 164, novembre 2010, et N° 165, janvier 2011.
de Maillet – Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, Chez Pierre Gosse, 1755.
Peu de personnes connaissent le nom de de Maillet. Seuls ceux qui s’intéressent de près à l’évolution des idées sur les Sciences de la Terre savent qui il est. J’ai eu l’occasion de me fournir un exemplaire de son oeuvre, en deux volumes, de 1755, écrit en vieux français. Croyez-moi, je l’ai lu dans son entier avec une certaine délectation. Je vous donne ci-après la biographie du personnage et les réflexions que cette lecture m’a suscités. Le titre est déjà tout un programme.
I. VIE DE DE MAILLET
Durant les années 1720, un manuscrit anonyme circulait dans les milieux scientifiques, sous le pseudonyme de M. de M***. Il faudra attendre son impression en 1748, sous le titre de « Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer » pour connaître son auteur. Il s’agit de Benoît de Maillet (° 12-04-1659, Saint-Mihiel – 30-01-1738, Marseille), gentilhomme de Lorraine, d’une famille noble de la région. Il est l’auteur d’une théorie sur l’évolution de la Terre et par extension de l’Univers. Il eut une certaine importance dans l’histoire des sciences naturelles et on le retrouve en référence dans certains écrits de scientifiques qui mènent à Darwin.
Ce n’est pourtant pas un naturaliste mais un diplomate qui fut nommé, au mois de février 1692 au consulat de France en Egypte, poste qu’il occupa durant 13 ans et demi. Ensuite, il fut affecté à celui de Livourne, où il séjourna 6 ans. En 1715, à l’âge de 55 ans, il devient inspecteur des Etablissements français au Levant et parcourt les différents pays du Proche-Orient.
Grand érudit, il profite de ses voyages pour faire de nombreuses observations et découvertes qu’il consignera par écrit. Il se lance dans l’étude des auteurs anciens. Sa parfaite connaissance de l’arabe lui permet de lire les auteurs arabes dans le texte et d’avoir des échanges fructueux avec les autochtones des pays visités. Dès 1720, il a l’intention de publier ses notes sous le titre « Description de l’Egypte ». Dans ce but, il cherche parmi ses amis un homme d’esprit qu’il chargerait de cette tâche. Après deux désistements, il trouve la personne qui mènera cet ouvrage à son terme, l’abbé Le Mascrier.
Jean-Baptiste Le Mascrier publie donc, en 1735, une « Description de l’Egypte, contenant plusieurs remarques curieuses sur la géographie ancienne et moderne de ce païs », « composée sur les Mémoires de M. de Maillet ». A la sortie de son livre, de Maillet, qui s’était retiré à Marseille, fait remarquer à son nègre certains défauts et inexactitudes dans le texte imprimé. Il exige une nouvelle édition. Celle-ci, revue, corrigée et augmentée sur les originaux de l’auteur, avec une vie de M. de Maillet, ne sortira qu’après sa mort, en 1755, sous le titre que nous lui connaissons aujourd’hui.
C‘est la version que j’ai eue l’occasion d’acquérir. Une nouvelle édition a été publiée en 1984 aux éditions Fayard.
A propos de ce religieux, on peut lire dans « Mémoires pour servir à l’histoire ecclésiastique pendant le dix-huitième siècle » tome quatrième de 1816, à Paris, de l’Imprimerie d’Adrien Le Clere, le texte suivant :
« Jean-Baptiste Mascrier, né à Caen en 1697, publia quelques ouvrages d’histoire et de la littérature. Il eut part à la nouvelle édition de l’Histoire générale des cérémonies religieuses, compilation assez peu digne d’un ecclésiastique. L’édition des Mémoires de Telliamed ne lui convenait pas davantage. Peut-être crut-il réparer ses torts en donnant, en 1756, les Reflexions chrétiennes sur les grandes vérités de la foi, qu’il tira des mémoires de P. Judde ».
C’est en Egypte que de Maillet conçoit son système de la diminution de la mer, après la lecture d’Hérodote et l’observation de nombreux vestiges.
de Maillet est un homme d’esprit, auquel, comme le dit l’abbé Le Mascrier, « on ne peut reprocher à cet égard, qu’une imagination un peu trop vive et trop libertine, toujours prête à saisir avec avidité l’extraordinaire et le singulier sous quelque forme qu’il se présentait à elle ». De plus c’est un érudit qui se tient au courant des travaux des savants de son époque et qu’il n’hésite pas à contredire ou à abonder dans leur sens selon que leurs hypothèses répondent ou non à sa théorie.
Son traité fut reçu de diverses manières par les savants de l’époque, mais était rejeté par la plupart. L’auteur est traité d’homme sans religion, d’impie, d’athée, d’extravagant qui ne se repaît que de chimères. Ses textes, actuellement, paraissent complètement aberrants et incohérents. Pourtant, dans son œuvre on décèle un grand nombre de réflexions très en avance sur son temps. Je vais essayer d’en extraire quelques-unes en tâchant de les replacer dans le contexte de l’époque. Pour commencer, je reprends une partie de la préface dans laquelle son système est assez bien résumé.
II. RESUME DE LA THEORIE DE DE MAILLET
« Que tous les terrains dont notre globe est composé, jusqu’aux plus hautes de nos montagnes, soient sortis du sein des eaux ; qu’ils soient l’ouvrage de la mer, et que tous ayant été formés dans les abimes ; c’est une proposition qui ne peut manquer de passer au moins pour très paradoxe. Mais suivons Telliamed ; avec le secours de ses recherches, ce paradoxe deviendra, selon lui, une vérité.
A examiner de près, dit ce philosophe, la substance de nos terrains, on n’y remarque rien d’uniforme, rien qui n’indique dans leur composition l’effet d’une cause aveugle et successive : des sables, de la vase, des cailloux mêlés, confondus et liés ensemble par un ciment qui, en les unifiant, a fait une masse de ces différents corps ; des lits de ces matières appliqués les uns sur les autres, et gardant toujours le même arrangement, lorsqu’il n’a point été troublé par une cause étrangère et connue. Si la mer forme dans son sein de pareils amas, composés de matières pareilles, affermis par le sel qui est propre à ses eaux et qui leur sert de ciment, arrangés de même par lits et par couches, disposés dans le même sens, peut-on n’être pas frappé de cette convenance ? Mais si cette ressemblance s’étend jusqu’à la position de ces mêmes amas, si elle est la même dans le sein des flots que sur la terre, si là, comme ici, ils sont situés dans le même aspect et par les mêmes aires de vents ; si dans les terrains apparents du globe on remarque encore, comme dans ceux que nous cachent les eaux, des traces non suspectes du travail de la mer, et des assauts qu’elle leur a livrés en les abandonnant, qui osera se refuser à la vérité qui naît avec éclat de cette découverte ?
Cette preuve si sensible de l’origine de nos terrains, ajoute-t-il, devient une démonstration par les corps qui se trouvent insérés dans leur substance. On peut en distinguer de deux espèces différentes, qui toutes deux concourent à établir la même vérité. Les premiers sont des corps terrestres, des arbres, des feuilles, des plantes et des herbes, du bois et de fer, des reptiles même et des os de corps humains, qui se rencontrent dans le sein des pierres et des marbres les plus durs. Les autres sont des corps marins ; des coquillages de toutes sortes, connus et inconnus, des coraux, des bancs d’huitres, des arrêtes de poissons de mer, des poissons même entiers ou mutilés. Ces corps marins répandus sur la surface de la terre ne sont pas en petit nombre, mais à l’infini : ils ne se rencontrent pas dans une seule carrière placée peut-être sur les côtes ; on en voit dans tous les pays du monde, dans les lieux les plus éloignés de la mer, sur la superficie des montagnes, et jusque dans le fond de leurs entrailles. Il y en a des monts entiers ; et ces corps marins sont effectivement tels, malgré les mauvaises raisons de quelques savants, qui au dépens du bon sens ont osé soutenir le contraire.
Or de ces deux espèces de corps étrangers insérés dans la substance de notre globe, il résulte, selon Telliamed, une démonstration de son principe, que nos terrains sont l’ouvrage de la mer. En effet il est clair, dit-il, que ces corps terrestres ou marins n’ont pu pénétrer dans ces masses où ils se trouvent aujourd’hui renfermés, que dans un temps où la substance de ces masses était encore molle et liquide ; il n’est pas moins évident que ces corps marins ne peuvent avoir été portés que par les eaux de la mer, dans des lieux qui sont à présent si éloignés d’elle. Il est encore constant qu’il se rencontre de ces corps étrangers, terrestres ou marins, jusques sur le sommet de nos plus hautes montagnes. Attribuer ce prodige au déluge, c’est, selon notre philosophe, une opinion insoutenable. Il faut donc convenir, dit-il, de cette conclusion aussi nécessaire que certaine, qu’il y a eu un temps où la mer a couvert les plus hautes montagnes de notre globe ; qu’elle les a couvertes pendant un assez grand nombres d’années ou de siècles, pour pouvoir les pétrir et les former en son sein ; et qu’elle a diminué ensuite de tout le volume d’eau qu’on doit supposer avoir été contenu depuis leur sommet le plus élevé jusqu’à sa superficie présente » (Préface, pp. xxiv-xxx).
L’hypothèse de la diminution progressive et constante des mers avec émergence des terres est évidemment fausse et peut paraître désuète à nos yeux. Elle était audacieuse pour l’époque car elle allait à l’encontre des idées préconçues émises par ceux qui détenaient le pouvoir de la science.
« Cet évènement surprit mon aïeul, et fit naître quelques doutes sur l’opinion généralement établi. Il jugea même que s’il y avait quelque réalité dans cette diminution apparente, elle ne pouvait être que la continuation d’une diminution précédente, dont les terrains plus élevés que la mer porteraient sans doute, ou renfermeraient en eux des marques sensibles » (T. 1 – pp. 8-9).
De plus, l’auteur niait la réalité du déluge biblique et avançait des arguments bien raisonnés pour la contredire.
III. DE LA SEPARATION DES MAGISTERS
« Ajoutons que de nos jours on a mieux compris que jamais l’extrême différence qu’il y a entre les dogmes de la Foi et les idées purement humaines. On convient aujourd’hui assez généralement, que la religion et la philosophie ont des droits très distingués, et une manière de raisonner qui leur est propre à chacune ; que l’une est supérieure à la nature, dont Dieu peut renverser les lois à son gré ; et que l’autre est la science de la nature même, dont le Créateur a permis que les lois fussent soumises à nos recherches ; que la foi est au-dessus de la raison, et qu’au contraire la raison est le flambeau qui doit nous éclairer pour arriver à toutes les connaissances naturelles » (Préface, pp. xv-xvi).
A lire ce passage on se rend compte que de Maillet adopte une position très moderne en insistant sur la séparation de la religion et de la science. N’oublions pas que nous sommes encore à une époque où la création du monde selon la Bible est prise au pied de la lettre et qu’il est audacieux d’avancer de tels raisonnements. Ce type d’argumentation sera repris par un biologiste évolutionniste comme Stephen J. Gould qui a toujours mené un combat contre l’obscurantisme qui réapparaît dans notre société par le biais du créationnisme et du dessein intelligent. Dans son ouvrage Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! »[1], Gould introduit le principe de non-empiètement (NOMA : Non-Overlapping Magisteria) qui préconise que chacun exerce ses compétences dans son domaine propre sans s’immiscer dans l’autre.
IV. TELLIAMED OU ENTRETIENS…
de Maillet utilise dans cette œuvre une forme littéraire relativement courante : le dialogue. Fontenelle (1657-1757), dans ses « Entretiens sur la pluralité des Mondes », opte pour la même formule. Dans « Telliamed », l’auteur fera plusieurs fois référence à l’ouvrage de son aîné de deux ans.
Ces entretiens sont répartis en 6 journées et traitent à chaque fois d’un sujet bien défini. Y a-t-il un parallèle avec la genèse biblique dans laquelle Dieu créa l’univers en six jours et se reposa le septième ? Ce qui est remarquable dans cette œuvre c’est la remise en question de certaines des théories émisses par les savants de l’époque sur la formation de notre planète et des terrains qui la constituent.
Lors de la première journée, le dialogue porte sur le fondement et l’origine du système présenté dans la préface.
Le deuxième entretien cherche à consolider le système en apportant de nouvelles preuves. Certaines de celles-ci sont sujettes à caution comme la découverte, en 1460, d’un vaisseau entier à cent brasses de profondeur dans le canton de Berne en Suisse. Il constate également la présence de traces de plantes inconnues de nos jours ou poussant dans des contrées éloignées du lieu de la découverte.
« Mais ce qui se trouve très communément dans une infinité de carrières, ce sont des herbes et des plantes, souvent inconnues, ou qui ne croissent que dans des pays fort éloignés, insérées dans la pierre et y formant une espèce d’Herbier naturel » (T. 1 – p. 99).
La troisième journée de ces entretiens est consacrée à estimer les raisons de cette diminution des mers et donc de l’émergence des terres. Telliamed développe également des arguments pour réfuter les autres systèmes en vigueur à son époque.
Ici encore, de Maillet fait preuve d’une démarche scientifique. Afin de prouver la justesse de son système, il établit des méthodes de mesure au moyen d’appareillages sophistiqués.
Le deuxième tome comprend les trois dernières journées d’entretien.
Le quatrième porte sur l’examen des différents systèmes sur l’origine et la nature des fossiles. Il n’utilise pas le mot « fossile » mais parle de « corps marins », de « restes de plantes », etc. Il a très bien compris l’origine de ces nombreuses traces de vie et en fait une description très juste.
Lors du cinquième entretien, Telliamed s’attache à démontrer que toutes les formes de vie terrestre, l’homme y compris, dérivent d’espèces aquatiques et qu’il existe une correspondance entre les unes et les autres.
« En effet les herbes, les plantes, les racines, les bleds, les arbres, et tout ce que la terre produit et nourrit de cette espèce, n’est-il pas sorti de la mer ? N’est-il pas du moins naturel de le penser, sur la certitude que toutes nos terres habitables sont originairement sorties de ses eaux ? » (T. 2 – p. 158).
« Pour en venir à présent à ce qui regarde l’origine des animaux, je remarque qu’il n’y en a aucun marchant, volant ou rampant, dont la mer ne renferme des espèces semblables ou approchantes, et dont le passage d’un de ces éléments à l’autre ne soit possible, probable, même soutenu d’un grand nombre d’exemples » (T. 2 – pp. 159-160).
V. PRINCIPES DE LA STRATIGRAPHIE QUE L’ON RETROUVE DANS « TELLIAMED »
Pour notre philosophe indien, les terrains sont tous issus de la mer par sédimentation et apport d’alluvions par les cours d’eau. Sans toutefois utiliser le terme de « roches sédimentaires », il décrit avec justesse la superposition des différentes couches qui se consolident avec le temps. Pour défendre son système, Telliamed se base sur la disposition en couches des terrains, sur leur composition, sur les fossiles qu’ils contiennent, sur leur morphologie.
« Les sens des couches qui composaient les unes et les autres, et qui se répondaient parfaitement, la conformité même des matières dont ces couches étaient formées, en furent pour lui une nouvelle démonstration. Il avait observé dans la mer de pareils lits se former des dépôts de sable ou de vase, qui s’arrangeaient les uns sur les autres d’une manière presque toujours horizontale » (T. 1 – p. 33).
« Le nombre prodigieux de coquillages de mer de toute espèce cimentés à l’extérieur de l’un et de l’autre de ces congélations, depuis les bords de la mer jusqu’au plus haut de nos montagnes, ainsi qu’on le remarque à ses rivages et dans les lieux qui en sont voisins, ne lui parut pas une preuve moins convaincante de leur fabrication dans le sein de celle où ces poissons naissent, vivent et meurent » (T. 1 – p. 34).
On retrouve une description juste et précise des grands principes de la stratigraphie, comme ceux de superposition, de continuité ou d’identité paléontologique
L’observation de l’action des courants marins et du charriage des sédiments par les cours d’eau est judicieuse. Malheureusement il leur donne trop de pouvoir car pour notre auteur ces forces sont responsables de l’érection des reliefs même les plus élevés. Evidemment, la tectonique de plaques était loin d’effleurer les esprits à l’époque. N’oublions pas qu’il fallut attendre les premières décennies du XXe siècle pour qu’Alfred Wegener tire les premières conclusions de ses observations et émette l’hypothèse de la dérive des continents. Ce ne sera qu’à partir des années 1970 que la tectonique de plaques fera son entrée en géologie.
Il est à remarquer que de Maillet adopte une démarche scientifique en cherchant à étayer sa théorie par l’observation et la recherche de preuves. Dans cette optique, il compare les caractéristiques des différentes roches.
« L’état général des montagnes du globe de la terre que l’Auteur n’avait pas bien considéré, est aussi une preuve certaine de leur origine. Car les lits horizontaux ou presque horizontaux dont la plupart sont composées depuis leur pied jusqu’à leur sommet, s’étendent presque toujours à celles qui leur sont contiguës ; ce qui dans le système de l’Auteur ne devrait point être. L’interruption que les vallées et certains bras de mer mettent entre ces montagnes, fortifie ce témoignage de leur formation dans la position où elles sont. En effet malgré ces interruptions, on retrouve dans les unes et dans les autres les mêmes couches ; et on les retrouve à la même hauteur, de la même épaisseur, et du même genre de matières. […] que ces montagnes sont toutes l’ouvrage des mêmes temps, des mêmes courants, et des mêmes matières élevées dans les mêmes lieux où elles sont situées » (T. 2 – pp. 21-22).
Encore un bel exemple du principe de continuité.
VI. LES FOSSILES
Il reconnait la nature des traces que l’on retrouve dans les roches comme étant les fossiles d’animaux marins ou de plantes et explique le mécanisme de leur incorporation dans les couches sédimentaires.
Pour appuyer sa démonstration, il fait appel au témoignage d’un savant de son époque, de Jussieu [2] qui décrit de manière fort précise l’alternance des bancs de charbon et de schistes carbonifères dans lesquels il retrouve des fossiles de végétaux.
« Ces pierres sont écailleuses, dit-il, voisines des lits de pierre à charbon entre lesquels elles se trouvent ; et selon qu’elles approchent de ces lits ou s’en éloignent, elles sont plus claires ou moins luisantes, plus noires dans leur plus grande proximité, et moins dans leur éloignement, où elles ne sont plus que d’un gris cendré.
Entre les écailles de ces pierres se trouvent des empreintes d’herbes de diverses sortes très aisées à distinguer,
Le nombre de ces feuilles, continue cet Auteur, la facilité de les séparer, et la grande variété des plantes que j’y ai vues imprimées, me faisait regarder chacune de ces pierres comme autant de volumes de Botanique, qui dans une même carrière renferment la plus ancienne bibliothèque du monde, et d’autant plus curieuse, que toutes ces plantes n’existent plus, ou que si elles existent, c’est dans des pays si éloignés que nous n’aurions pu en avoir connaissance. On peut cependant assurer que se sont des plantes Capillaires, des Cétéracs, des Polypodes, des Adiantum, des Langues de Cerf, des Lonchites, des Osmondes, des Filicules, et des espèces de Fougères qui approchent de celles que le P. Plumier et M. Sloane ont découvertes dans les îles de l’Amérique, et celles qui ont été envoyées des Indes Orientales et Occidentales aux Anglais, et communiquées à Plukenet, pour les faire entrer dans ses recueils de plantes rares. Une des principales preuves qu’elles sont de cette famille, est que comme elles sont les seules qui portent leur fruit collé au dos de leurs feuilles, les impressions profondes de leurs semences se distinguent encore sur quelques-unes de ces pierres. La multitude des différences de ces plantes est d’ailleurs si grande aux environs de Saint Chaumont, qu’il semble que chaque quartier y soit une source de variétés.
Outre ces empreintes de feuilles de plantes capillaires, j’en ai encore remarqué qui paraissent appartenir aux Palmiers et à d’autres arbres étrangers. J’y ai aussi observé des tiges et des semences particulières ; et à l’ouverture de quelques-uns des feuillets de ces pierres, il est sorti des vides de quelques sillons une poussière noire, qui n’était autre chose que les restes de la plante pourrie et renfermée entre deux couches depuis peut-être plus de trois mille ans.
Une remarque singulière, ajoute-t-il, est qu’on ne trouve dans le pays aucune des plantes dont les empreintes sont marquées sur ces pierres, et que parmi ce nombre infini de feuilles de diverses plantes, il y en a bien véritablement de brisées, mais aucune de repliées, et qu’elles y sont toutes dans leur étendue, comme si on les y avait colées avec la main. Cela suppose que ces plantes inconnues en Europe n’ont pu venir que des pays où elles croissent, qui sont les Indes et l’Amérique, et qu’elles n’ont pu être imprimées et posées ainsi qu’elles se trouvent en divers sens, que parce qu’elles flottaient dans l’eau surnageante à la couche, sur laquelle elles sont insensiblement tombées dans l’étendue où elles étaient maintenues par l’eau ; qu’enfin cette eau était celle de la mer nécessaire à les apporter de si loin. C’est ce qui est encore prouvé par le grand nombre de coquillages qui se trouvent dans les terres voisines, et dont aucuns ne ressemblent à ceux de nos rivière de France ou même d’Europe, mais qu’on voit uniquement, les uns sur les côtes de nos mers, d’autres sur celles des mers les plus éloignées » (T. 1 – pp. 100-103).
Dans le quatrième entretien, Telliamed fait référence à une dissertation de 1670, d’Agostino Scilla[3], peintre italien de l’Académie Royale de Peinture établie à Messine, contre l’opinion de deux scientifiques de l’époque « qui prétendaient que les coquillages brisés ou entiers qu’on trouve dans la substance des pierres […] n’étaient que les effets d’un jeu de la nature et des configurations du hasard ».
« Scilla s’attache surtout à prouver, que les coquillages, arêtes et dents de poissons qu’on rencontre dans toutes les pétrifications du globe, sont de véritables corps marins ; qu’ils sont les dépouilles ; les restes ou parties de ces corps nés dans la mer, et qui y ont vécu autrefois […] » (T. 2 – p. 25).
VII. SUR LA VARIABILITE DES ESPECES
On trouve également dans cette œuvre les prémices d’un transformisme des espèces, ce que sir Charles Lyell avait relevé dans son oeuvre « Principes de géologie ».
« On trouve dans les pierres d’Europe jusqu’à quatre-vingts sortes de coquilles de Cornéamons, dont à peine on a rencontré jusqu’ici deux ou trois espèces non pétrifiées. Mais ce petit nombre suffit pour établir la réalité de toutes les autres espèces qui n’ont point été découvertes. Les espèces inconnues peuvent aussi avoir manqué, et être péries par le dessèchement des eaux où elles subsistaient. Il y a peu de mers qui n’aient des coquillages particuliers, comme des poissons ; et ces mers venant à tarir, tout ce qu’elles nourrissent doit manquer avec elles » (T. 2 – p. 37).
VIII. LES TEMPS GEOLOGIQUES
de Maillet a également l’intuition de compter la durée des phénomènes géologiques en milliers d’années, s’opposant ainsi aux chronologies courtes basées sur le récit biblique, encore rudement défendues à son époque. Pour étayer ses dires, il se lance dans des calculs destinés à déterminer le temps mis par l‘océan primitif qui recouvrait la totalité de la terre pour arriver à son niveau actuel. Cela l’amène à des temps géologiques extrêmement longs pour l’époque.
Ainsi la formation des montagnes a duré plusieurs milliers d’années.
« Ils ont été formés sans doute en cet endroit par un courant venant du Nord-Ouest, et du côté de la mer, qui les y a fabriqués successivement les uns après les autres dans un espace de plusieurs milliers d’années » (pages 17-18).
Dans le passage suivant, il fait appel au témoignage d’un auteur oriental, Omar-el-Aalem, qui reconnaissait lui aussi l’existence des fossiles et l’immensité des temps géologiques.
« Il soutenait qu’il y avait par toute la terre et dans son sein des preuves incontestables, qu’elle était sortie de la mer par une diminution insensible de ses eaux qui durait encore. Il fondait cette opinion sur ce que sa croûte était, disait-il, pétrie avec un ciment composé de diverses coquilles de ses poissons ; et que cette pâte mêlée de ces matières différentes pénétrait dans sa masse jusqu’à une telle profondeur, que relativement au travail présent de la mer, elle avait dû employer plusieurs milliers d’années à la composition de cette même croûte, à la continuation de laquelle elle travaillait chaque jour sur ses rivages » (T. 2 – p. 47).
IX. PHENOMENE DE TRANSGRESSION MARINE
Pour prouver le recul des mers, Telliamed se base sur les vestiges de diverses villes de Lybie et d’Egypte recouverts par le sable du désert et qui devaient se trouver en bord de mer. Ces anciens ports se trouvent actuellement à plusieurs lieux du littoral. Il serait intéressant de faire des recherches dans la littérature ou sur le terrain pour essayer de retrouver des témoignages de ces faits.
X. OROGENESE
Son explication de la formation des montagnes est assez fantaisiste selon les connaissances actuelles, mais elle peut se comprendre dans le contexte de l’époque. Il avait toutefois une vision juste du cycle de l’eau et du phénomène de l’érosion.
« Mais il y avait certainement des courants dans la mer, puisque c’est par leur secours que nos montagnes se sont élevées, et que se sont creusés les abîmes dont la matière a servi sans doute à leur composition ;
Aussitôt qu’il y eut des terrains ; il y eut certainement des vents et des pluies qui tombèrent sur les premiers rochers. Il se fit alors une veine d’eau, qui reporta ces pluies à la mer d’où elles avaient été tirées. Cette veine se grossit et se prolongea à mesure que le terrain s’étendit. La veine d’eau forma le ruisseau, plusieurs ruisseaux formèrent une rivière, et des rivières se formèrent les grands fleuves. Les rayons du Soleil, le chaud, le froid, les vents et les pluies agissants sur le sommet des rochers, les moulurent dans leur superficie. Une partie de leur poussière et de leurs débris emportée par les pluies et par les vents des lieux les plus élevés jusqu’aux inférieurs, s’y amassa ; une autre fut entraînée par les ruisseaux, dans le sein de la mer, une autre s’arrêta à leurs embouchures. Là les herbes, les racines et les arbres que la mer nourrissait dans ses eaux saumâtres, rencontrant un limon plus doux, reçurent une nouvelle substance qui leur fit perdre leur amertume et leur âcreté. Ainsi de marines que ces plantes avaient été jusque-là, elles se terrestrisèrent, s’il m’est permis de parler de la sorte » (T. 1 – pp. 151-152).
Dans la dernière partie de ce passage on peut à nouveau déceler les prémisses d’une transformation des espèces par adaptation à leur environnement.
Il passe également en revue quelques théories sur l’origine des montagnes et leur oppose des arguments de réfutation.
« Il est vrai qu’il se trouve des terrains, où les couches de matière dont ils sont composés s’éloignent considérablement du sens horizontal du globe : il y en même qui sont absolument perpendiculaires. Mais à l’égard de celles-ci observez, je vous prie, que ces amas de boues et de sables que les courants de la mer élèvent dans son sein du dépôt des matières dont ses eaux sont toujours plus ou moins empreintes, restent longtemps mous avant de se pétrifier. Il est donc naturel et ordinaire, que plusieurs de ces élévations venant à être minées par-dessous par ces mêmes courants qui les ont formées ou par d’autres, elles se fendent, et que la partie minée se renverse sur le fond voisin » (T. 2 – p. 16).
Voici comment il explique les plissements des couches de roches sédimentaires afin de réfuter des arguments avancés par d’autres auteurs défenseurs du Déluge :
« Ces couches ondoyées sans aucune rupture qu’on remarque dans le feuilletage de tant de montagnes, peuvent-elles laisser le moindre doute qu’elles ne soient l’ouvrage naturel de l’alluvion des eaux de la mer ? Leur matière déjà pétrifiée, comme elle devait l’être, selon l’Auteur, à la rupture de la croûte de la terre lors du Déluge, aurait-elle pu se plier ainsi et se prêter à toutes ces flexions ? Il faut donc demeurer d’accord que cela n’a pu arriver que dans le temps de la mollesse de leur matière, et par conséquent dans la même position où ces amas se trouvent » (T. 2 – p. 20).
Dans les deux citations précédentes, le raisonnement, bien qu’erroné à nos yeux, est logique dans le contexte de son système de formation des montagnes au moyen des courants marins.
Malgré tout, sa géologie montre une belle avancée avec sa distinction de deux ordres successifs de montagnes. Les montagnes les plus anciennes, qu’il appelle « primitives » ne présentent aucunes traces d’animaux.
Pour de Maillet, la Terre a connu des cycles antérieurs de dessèchement et de réhydratation et ses montagnes « primitives » sont les plus anciennes qui se sont formées lors d’un de ces cycles à grande profondeur où la vie était impossible. La régression marine provoque l’émergence des parties hautes. Laissons à nouveau la parole à notre auteur :
« Il y a eu un temps où la première des montagnes du globe a commencé à se revêtir d’arbres et de verdure, un autre où les animaux ont commencé à la peupler, et un autre où elle commença d’être habitée par les hommes […] » (T. 2 – p. 59).
De nouveaux dépôts se forment à partir des débris des êtres vivants et des effets de l’érosion, créant de nouvelles montagnes dans lesquelles on retrouvera des fossiles.
« Par conséquent on connaîtra le temps qu’elle [la mer] a employé cette diminution depuis la découverte des plus hautes montagnes, eu égard cependant à ce que leurs sommets ont perdu de leur première hauteur depuis qu’ils élèvent leur tête au-dessus des eaux de la mer. Et certes ce déchet doit être considérable, puisque depuis tant de siècles ces sommets sont exposés à l’attaque des vents, des pluies, des neiges, du froid et du chaud, qui ont dû les moudre et les abaisser » (T. 2 – p. 60).
Le géologue A.V. Carozzi s’est amusé à schématiser la théorie de de Maillet sous forme de cinq croquis montrant cinq stades successifs de l’abaissement du niveau marin
Fig. 1 – Schéma de la formation des montagnes selon la conception de B. de Maillet
Les cinq schémas correspondant à cinq stades successifs de l’abaissement du niveau marin
(D’après A.V. Carozzi, « De Maillet’s Telliamed [1748] : an Ultra-Neptunian Theory of the Earth », in C.J. Schneer, Toward a History of Geology, M.I.T. Press, 1954, p. 88, 91, 92 et 93)
XI. COSMOLOGIE
Lors des dialogues des différentes journées, notre philosophe fait également des digressions sur l’évolution cosmologique de l’Univers tout à fait pertinentes qui montrent une grande ouverture d’esprit de de Maillet.
« Mais dans l’arrangement de tous ces corps embrasés qui sont aujourd’hui à nos yeux un état certain de ce tout, il arrivera un changement universel au bout d’un certain temps. Toutes ces étoiles jusqu’à la dernière s’éteindront peut-être les unes après les autres, comme il s’en est déjà éteint plusieurs, ainsi que nous en avons été témoins. Il en naîtra successivement de nouvelles par le secours des globes opaque qui s’embraseront ; & celles-ci ne se montreront pas toujours dans le même endroit d’où les autres auront disparu. Ainsi l’état du Ciel qui nous semble certain, changera totalement ; & dans un temps que nous ne pouvons définir, il ne sera plus le même qu’il est aujourd’hui. Il se renouvellera de sorte, qu’on n’y découvrira pas peut-être une seule des étoiles que nous apercevons, comme il n’y en avait peut-être aucune de celles que nous y voyons, il y a deux millions d’années » (T. 2 – p. 134).
« […] que certaines étoiles disparaissaient & qu’il s’en montrait de nouvelles, que ces étoiles perdues étaient autant de Soleils qui s’éteignaient, que les nouvelles procédaient de l’inflammation des corps opaques ; & que ceux-ci ayant par-là convertis en Soleils, après leur extinction, leur résidu devait recouvrer un jour le don de la fécondité […] » T. 2 p. 145).
On peu y voir une analogie avec la formation continue des générations d’étoiles par contraction des nébuleuses et l’explosion de supernovae et dissémination de leurs composants chimiques, récupérés par les générations suivantes.
On trouve même une allusion à une sorte de vent solaire, lorsqu’il évoque la trajectoire des comètes qui sillonnent notre système solaire :
« Elles [les comètes] sont aussi aidées sans doute de l’influence des rayons de quelques autres soleils voisins, qui par la matière subtile qui en émane, forment dans les espaces dont ils sont séparés du nôtre, des espèces de courants par lesquels ces Comètes font leur route entre les tourbillons en un sens plutôt qu’en un autre » (T. 2 – p. 135).
XII. ANCIENNETE DE L’HOMME
La sixième journée de ces dialogues se porte sur l’origine de l’homme et des animaux. Déjà, précédemment, il avait fait allusion à ce problème,
Dans la logique de son raisonnement, il attribue à l’origine de l’homme une ancienneté qui ne correspond absolument plus à celle préconisée par les tenants de la création divine.
« Par exemple, si l’on trouvait des morceaux de brique ou de terre cuite dans des carrières élevées au-dessus de la mer de douze cent pieds, en supposant la mesure commune de la diminution de ses eaux à trois pouces par siècle, on saurait que la terre était habitée par les hommes il y a près de cinq cent mille ans, et peut-être plus. Je dis plus, ajouta notre philosophe, parce que certainement les hommes n’ont pas inventé dès l’origine l’art qui a appris à cuire la terre pour leur commodité, et parce qu’on ne peut pas même être sûr que l’endroit le plus élevé où l’on aura trouvé de la pierre cuite, soit le plus haut de ceux qui en renferment » (T. 2 – pp. 61-62).
Le personnage du missionnaire français avait également posé la question de l’origine de l’homme à notre philosophe indien avant que ce dernier ne l’aborde réellement.
« J’espère que vous voudrez bien m’informer aussi de votre opinion sur l’origine de l’homme & des animaux, qui me paraît impossible sans le secours de cette même main, & qui dans votre système doit sans doute être attribuée au hasard ; ce que ma religion & ma raison ne me permettent pas de croire » (T. 2 – pp. 130-131).
On devine dans cette question que de Maillet ne croit pas à l’intervention divine dans l’apparition de l’espèce humaine et, que de ce fait, il s’écarte courageusement de la croyance générale imposée par les tenants des Ecritures saintes.
Après avoir réfuté les différentes théories sur l’origine du règne animale et du règne végétal qui ont été élaborées depuis les anciens Grecs, Telliamed revient à son hypothèse de la sortie des eaux de toute forme de vie.
« En effet les herbes, les plantes, les racines, les bleds, les arbres, & tout ce que la terre produit & nourrit de cette espèce, n’est-il pas sorti de la mer ? N’est-il pas moins naturel de penser, sur la certitude que toutes nos terres habitables sont originairement sorties de ces eaux ? » (T. 2 – p.158).
Nous avions vu précédemment que de Maillet avait compris que les fossiles sont des vestiges d’êtres vivants qui prouvent que les terres avaient été recouvertes par la mer. Il en infère que toutes les plantes et tous les animaux proviennent d’êtres marins, chaque espèce terrestre étant une espèce marine adaptée.
Son raisonnement est entaché d’un hiatus qui fait l’impasse sur un transformisme possible des espèces. N’oublions pas que nous sommes dans la première moitié du XVIIIème siècle, et que Lamarck (1744 – 1829) est encore loin d’avoir élaboré sa théorie reprise dans sa « Philosophie zoologique » qui date de 1809.
« On peut même dire qu’entre des poissons d’une même espèce qui se pêchent partout, il y a toujours quelques différence, selon la différence des mers ; soit qu’on ait placé sous un même genre des espèces approchantes les unes des autres ; soit de la même espèce, avec quelque différence seulement dans leur forme. C’est ainsi que les espèces de poissons de mer qui sont entrés dans les rivières & les ont peuplées, ont reçu dans leur figure, comme dans leur goût, quelque changement. » (T. 2 – pp. 160-161).
Telliamed, dans ce propos, fait remarquer la variabilité que l’on rencontre dans les espèces et on sent qu’il envisage une adaptation à l’environnement.
Parmi les poissons, il distingue deux genres dont il fait dériver les espèces terrestres. D’une part, le genre volatil, qui comprend toutes les espèces se déplaçant depuis les fonds de l’océan jusqu’à leur surface, ou pélagiques, et le genre rampant, ou benthique, qui se confine sur le fond des mers.
« Or qui peut douter que du genre volatil des poissons ne soient venus nos oiseaux qui s’élèvent dans les airs ; & que de ceux qui rampent dans le fond de la mer, ne proviennent nos animaux terrestres, qui n’ont ni disposition à voler, ni l’art de s’élever au dessus de la terre, » (T. 2 – p.162).
On trouve ici une notion que l’on pourrait définir de « similitude » sans trop insister. Par contre, dans le passage qui suit on voit très nettement un phénomène transformiste qui fait penser aux Dipneustes qui par modifications successives et adaptations aux changements environnementaux pourraient être à l’origine des premiers Tétrapodes. Cette lignée dispute avec les Rhipidistiens la place d’ancêtre des Tétrapodes. Deux écoles s’opposent : selon certains paléontologues (Rosen et alt.), au Dévonien, un « poisson archaïque » aurait donné naissance en évoluant, d’une part aux Dipneustes, d’autre part aux Vertébrés quadrupèdes. Pour d’autres, tels que Schultze, un poisson plus ancien encore évolua pour se diversifier, d’une part en Dipneustes, d’autre part en un groupe de « poissons » qui lui-même aurait engendré les Crossoptérygiens, parmi lesquels les Rhipidistiens seraient les ancêtres directs des quadrupèdes.
« Ajoutez, M. à ces réflexions les dispositions favorables qui peuvent se rencontrer en certaines régions pour le passage des animaux aquatiques du séjour des eaux à celui de l’air ; la nécessité même de ce passage en quelques circonstances : par exemple, à cause que la mer les aura abandonnés dans des lacs, dont les eaux auront enfin diminué à tel point qu’ils auront été forcés de s’accoutumer à vivre sur la terre ; ou même, indépendamment de cette diminution, par quelques-uns de ces accidents qu’on ne peut regarder comme fort extraordinaires. Car il peut arriver, comme nous savons qu’en effet il arrive assez souvent, que les poissons ailés & volants chassant ou étant chassés dans la mer, emportés du désir de la proie ou de la crainte de la mort, ou bien poussés peut-être à quelques pas du rivage par les vagues qu’excitait une tempête, soient tombés dans des roseaux ou dans des herbages, d’où ensuite il ne leur fut pas possible de reprendre vers la mer l’effort qui les en avait tirés, & qu’en cet état ils ont contracté une plus grande faculté de voler. Alors leurs nageoires n’étant plus baignées des eaux de la mer, se fendirent & se déjetèrent par la sécheresse. Tandis qu’ils trouvèrent dans les roseaux & les herbages dans lesquels ils étaient tombés, quelques aliments pour se soutenir, les tuyaux de leurs nageoires séparés les uns des autres se prolongèrent & se revêtirent de barbes ; ou pour parler plus juste, les membranes qui auparavant les avaient collés les uns aux autres, se métamorphosèrent. La barbe formée de ces pellicules déjetées s’allongea elle-même ; la peau de ces animaux se revêtit insensiblement d’un duvet de la même couleur dont elle était peinte, & ce duvet grandit. Les petits ailerons qu’ils avaient sous le ventre, & qui, comme leurs nageoires, leur avaient aidé à se promener dans la mer, devinrent des pieds, & leur servirent à marcher sur la terre. Il se fit encore d’autres petits changements dans leur figure. Le bec & le col des uns s’allongèrent ; ceux des autres se raccourcirent : il en fut de même du reste du corps. Cependant la conformité de la première figure subsiste dans le total ; & elle est & sera toujours aisé à reconnaître » (T. 2 – pp. 165-167).
Logiquement, dans son raisonnement, de Maillet fait sortir également l’homme de la mer. Evidemment son raisonnement poussé à l’extrême ne tient pas, surtout lorsqu’il appuie sa thèse sur l’existence de monstres mi-poisson, mi-hommes, tirés de légendes ou de témoignages peu fiables qu’il accepte sans aucun esprit critique.
XIII. CONCLUSION
Après ces six journées de discussions, notre philosophe conclut, sur une note d’optimisme :
« Le globe que nous habitons ne nous a encore montré vraisemblablement qu’une partie des espèces d’animaux, d’arbres & de plantes, dont l’air & la mer qui l’environnent contiennent les semences ; & nous ne devons point douter que les siècles à venir n’en fassent voir de nouvelles & d’inconnues » (T. 2 – pp. 265-266).
« Si un Soleil s’éteint, il est remplacé par un nouveau. Si un globe semblable au nôtre s’embrase, & que tout ce qu’il renferme de vivant y soit détruit, de nouvelles générations le remplaceront en un autre. Les Soleils, les globes habités, ceux qui sont prêts à le devenir, les plantes, les arbres, des espèces d’animaux sans fin parmi lesquelles il y en aura toujours d’une excellence supérieure, telle que celle de l’homme, subsisteront à jamais dans les vicissitudes mêmes qui paraissent les détruire. Cette perpétuité de mouvement dans l’univers ne détruit ni la création, ni l’existence de la première Cause : au contraire elle la suppose nécessairement comme son commencement & son principe » (T. 2 – pp. 274-275).
XIV. OPINIONS DE QUELQUES-UNS DE SES CONTEMPORAINS
Dans son « Siècle de Louis XIV », Voltaire le juge ainsi :
« On a de lui des lettres instructives sur l’Egypte, et des ouvrages manuscrits d’une philosophie hardie. L’ouvrage intitulé Telliamed est de lui, ou du moins a été fait d’après ses idées (ce titre étant son nom inversé). On y trouve l’opinion que la terre a été toute couverte d’eau, opinion adoptée par M. de Buffon, qui l’a fortifiée de preuves nouvelles ; mais ce n’est et ce ne sera longtemps qu’une opinion. Il est même certain qu’il existe de grands espaces où l’on ne trouve aucun vestige du séjour des eaux ; d’autres où l’on aperçoit que des dépôts laissés par les eaux terrestres ».
Dans le tome II de ces « Principes de géologie »[4], sir Charles Lyell fait référence à de Maillet, lorsqu’il aborde le chapitre « sur la variabilité des espèces » :
« Ces idées hypothétiques avaient déjà été émises, en grande partie, par de Maillet, dans son Telliamed, et par plusieurs autres auteurs antérieurs à Lamarck, qui renversaient ainsi de fond en comble le système des philosophes de l’antiquité, dont une des maximes était que les choses créées se trouvaient toujours plus parfaites en sortant des mains du créateur, et que les choses sublunaires tendaient à une détérioration progressive quand elles étaient abandonnées à elles-mêmes ».
Enfin, dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse de 1873, on trouve le texte suivant à la rubrique « Homme » du T. IX, page 355 :
« L’opinion qui donne le singe pour ancêtre à l’homme n’est pas nouvelle ; on en trouve les traces dans les auteurs les plus anciens. Au siècle dernier, de Maillet, consul de France en Egypte, écrivain plus enclin aux affirmations audacieuses qu’aux recherches scientifiques, affirmait que tous les animaux avaient été primitivement poissons, et faisait descendre l’homme d’un poisson. de Maillet ne réussit qu’à s’attirer les sarcasmes de Voltaire ».
[1] Gould Stephen Jay (2000) – Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! », Seuil.
[2] de Jussieu : famille de naturalistes français. – Antoine (1686-1758, né à Lyon, médecin et botaniste – Bernard (1699-1777), né à Lyon, frère du précédent, auteur d’une nouvelle classification rationnelle des plantes que reprit et compléta son neveu – Antoine Laurent (1748-1836), né à Lyon, neveu du précédent, fit adopter une classification naturelle des plantes qui remplaça celle de Linné – Adrien (1797-1853), né à Paris, fils du précédent, auteur d’un cours élémentaire de botanique, succéda à son père comme professeur au Muséum. Celui dont parle de Maillet doit être vraisemblablement Bernard.
[3] Agostino Scilla (° 1629 Messine – 1700 Rome) : peintre, philosophe, savant naturaliste, antiquaire et numismate. Est l’auteur d’un petit livre sur les fossiles intitulé « La vana speculazione disingannata dal senso », publié en 1670, à Naples par l’éditeur Colicchia. L’auteur se réfère à la culture scientifique romaine du XVIIe siècle et particulièrement à l’Académie des Lincei fermée 40 ans avant la parution de son œuvre. Celle-ci est agrémentée de planches anonymes attribuées au graveur et antiquaire Santi Bartoli (° 1635, Pérouse – 1700 Rome).
[4] Sir Charles Lyell (1875) – Principes de géologie, Garnier Frères, libraires-éditeurs, Paris.