LE VOYAGE AUTOUR DU MONDE
I. INTRODUCTION
Dans l’article précédent, nous avons quitter Charles Darwin, lorsque le Beagle, sur lequel il avait embarqué, quittait Devenport, base navale à proximité de Plymouth, le 27 décembre 1831, « après avoir été deux fois repoussé par de terribles tempêtes du sud-ouest ».
Notre jeune naturaliste a retracé son parcours dans un journal dont le titre complet est « Voyage d’un naturaliste autour du monde fait à bord du navire le Beagle de 1831 à 1836 », publié en 1839. Dans la préface de la deuxième édition de celle-ci, traduite en français en 1883, il rappelle les circonstances qui l’on amené à rejoindre le brick du capitaine Fitz-Roy.
« Le capitaine Fitz-Roy, commandant de l’expédition, désirait avoir un naturaliste à bord de son navire et offrait de lui céder partie de son appartement. Je me présentai, et, grâce à l’obligeance du capitaine Beaufort, ingénieur hydrographe, les lords de l’Amirauté voulurent bien accepter mes services. » (p. II).
Dans cet ouvrage, il se propose de raconter l’histoire de son voyage qui dura cinq ans, et d’y reprendre « quelques brèves observations sur l’histoire naturelle et la géologie qui [lui] ont semblé de nature à intéresser le public » (p. II).
Comme il l’explique d’entrée de jeu :
« L’expédition avait pour mission de compléter l’étude des côtes de la Patagonie et de la Terre de Feu, étude commencée sous les ordres du capitaine King, de 1826 à 1830 – de relever les plans des côtes du Chili, du Pérou et de quelques îles du Pacifique – et enfin de faire une série d’observations chronométriques autour du monde. » (p.1).
En plus de ces objectifs, il fallait enregistrer les conditions météorologiques, les marées et les vents. Le but sous-jacent de ces types d’expéditions était, pour l’Angleterre en pleine expansion commerciale, de trouver les routes maritimes les plus rapides et les plus sures et les zones d’accostage les plus stratégiques pour assurer la sécurité de sa marine marchande.
Le traducteur de l’ouvrage, Ed. Barbier, relève que ce récit datant de la jeunesse de notre naturaliste est particulièrement intéressant car il permet « d’assister à l’éclosion des idées que M. Darwin devait plus tard exposer avec tant d’autorité et de génie dans son ouvrage l’Origine des espèces ? » Afin de conforter son opinion, il nous donne le jugement que Ernst Haeckel (1834-1919) porte sur cette œuvre :
« A peine âgé de vingt-deux ans, en 1831, M. Darwin fut appelé à prendre part à une expédition scientifique, envoyée par le gouvernement anglais pour reconnaître en détail l’extrémité méridionale du continent américain et explorer divers points de la mer du Sud. Comme beaucoup d’autres expéditions célèbres préparées en Angleterre, celle-ci était chargée de résoudre à la fois des problèmes scientifiques et des questions pratiques relatives à l’art nautique. Le navire, commandé par le capitaine Fitz-Roy, portait un nom symboliquement frappant : il s’appelait le Beagle, c’est-à-dire le Limier. Le voyage du Beagle qui dura cinq ans, eut la plus grande influence sur le développement intellectuel de Darwin, et dès lors, quand il foula pour la première fois le sol de l’Amérique du Sud, germait en lui l’idée de la théorie généalogique que, plus tard, il réussit à développer complètement ».
Darwin lui-même avoue dans son « Autobiographie » :
« Déterminant pour toute ma carrière, le voyage du Beagle fut de loin l’événement le plus important de ma vie ».
Avant de suivre Darwin dans son périple, il est intéressant de se pencher sur l’histoire du HMS Beagle et de voir dans quelles conditions, notre naturaliste entreprit ce voyage.
II. Le H.M.S. BEAGLE ET SON 1er VOYAGE
Navire de la Royal Navy, le H.M.S. Beagle, un brick-aviso, fut lancé le 11 mai 1820 de l’arsenal de Woolwich, sur la Tamise. En juillet de l’année de son lancement, il prit part à la revue de la flotte pour la célébration du couronnement du roi Georges IV (1762-1830). Ensuite, n’ayant plus d’utilité militaire, il regagne le port de Woolwich le 27 septembre 1825 afin de subir les travaux visant à le réhabiliter en navire de recherche. Son artillerie fut réduite de 10 à 6 canons et un troisième mat lui fut ajouté pour augmenter sa manoeuvrabilité. Dans ses nouvelles fonctions, il participera à trois expéditions scientifiques dont le fameux périple (1831-1836) avec Charles Darwin à son bord (2ème expédition).
Le 22 mai 1826, le Beagle quitte Plymouth sous le commandement du capitaine Pringle Stokes. La mission de ce premier voyage consiste à escorter le H.M.S. Adventure, pour une mission hydrographique en Patagonie et Terre de Feu. L’expédition est placée sous l’autorité du capitaine Philip Parker King (1791-1856). A la suite des difficultés rencontrées lors de la campagne menée dans les eaux de la Terre de Feu, Stokes, ne se sentant pas à la hauteur de sa tâche, tombe dans une profonde dépression. En des termes qui trahissent son état d’esprit perturbé, il décrit la côte dans son journal, à la date du 29 mai 1828 :
« Rien ne peut être plus triste que la scène qui nous entoure. Les hautes montagnes sombres, et stériles qui composent les rives inhospitalières de cette crique, sont drapées, en bas de leurs côtes, d’un épais nuage de brume, sur lequel les rafales violentes qui nous assaillent n’ont apparemment aucun effet ».
A Port Famine, dans le détroit de Magellan, Stokes s’enferme dans sa cabine durant 14 jours, et, le 2 août 1828, il tente de mettre fin à ses jours en se tirant une balle dans la tête. Il rate son coup et au bout de quatre jours de délire il se remet lentement. Malheureusement, la gangrène s’installe dans la blessure et il meurt le 12 août. Il a été enterré dans le francès cementerio de Punta Santa Ana, près de Punta Arenas et sa tombe est encore marquée sur les cartes marines. King nomme le lieutenant W.G. Skyring au commandement du navire. L’expédition rejoint Montevideo, puis le H.M.S. Adventure remonte, le 13 octobre 1828, jusque Rio de Janeiro, où le contre-amiral sir Robert Walter Otway, commandant en chef de la flotte d’Amérique du Sud, arrivé à bord du H.M.S. Ganges, prend la décision de remplacer Skyring par un jeune aristocrate de 23 ans, le lieutenant Robert Fitz-Roy.
Fitz-Roy se montra un commandant compétent et autoritaire. Lors du vol d’une chaloupe par des autochtones de la Terre de Feu, il prit en otage des membres de leurs familles. Quatre d’entre eux seront ramenés en Angleterre, le 14 octobre 1830.
Lorsque Charles découvre le brigantin en cale sèche pour réparation, il le trouve en piteux état et fort petit. Le navire mesure à peine 27 m de long et 7,50 m de large dans sa partie centrale (fig. 1). De plus, il ne compte que deux cabines. Il devra partager celle de poupe avec un jeune officier de 19 ans, John Lort Stokes, hydrographe adjoint de la mission. La pièce ne fait que 3 m sur 3,50 m. Ils dorment dans des hamacs tendus au-dessus des quelques meubles qui garnissent la cabine : trois chaises et une grande table sur laquelle ils étendent les cartes nautiques. L’autre cabine est occupée par le capitaine Firz-Roy et c’est là que Charles prendra ses repas et il pourra l’occuper pour d’autres occasions.
Fig. 1 – H.M.S. Beagle
Le navire est équipé d’une bibliothèque qui comprend près de 245 volumes et un matériel scientifique conséquent, dont 22 chronomètres destinés au calcul de la longitude. Après 5 ans de voyage, lors du retour à Plymouth ces instruments afficheront un retard de 33 secondes seulement par rapport au temps de Greenwich, preuve de leur excellente qualité.
L’équipage se compose de 64 personnes dont les officiers qui sont tous très jeunes. Il compte un artiste, Auguste Earle, un médecin, Robert McKormick, un fabriquant d’instrument, des domestiques, le capitaine, notre naturaliste en herbe, trois indigènes de la Terre de Feu et un missionnaire de 20 ans.
Des quatre Fuégiens ramenés en Angleterre lors de l’expédition précédente, l’un ne résistera pas et succombera dès son débarquement, des suites d’une vaccination contre la variole. Les trois autres, un homme de 27 ans, baptisé du nom de York Minster, un garçon de 15 ans, Jemmy Button, et une fillette de 10 ans, Fuegia Basket, avaient été hospitalisés et instruits aux frais du capitaine Fitz-Roy. Ils avaient été présentés aux souverains britanniques et devaient être ramenés dans leur pays d’origine afin d’évangéliser les leurs.
Fig. 2 – Le Beagle au large de Sidney
III. LE DEUXIEME VOYAGE
Le Beagle a enfin prit la mer et vogue allégrement vers le sud. Les premières étapes seront les îles Canaries. Ils ne pourront pas débarquer à Ténériffe dans la crainte qu’ils apportent le choléra ! Le 16 janvier 1832, ils jettent l’ancre à Port-Praya, dans l’île San-Iago, la plus grande de l’archipel du Cap-Vert. Ces îles sont toutes d’origine volcanique et ont pour la plupart un relief escarpé. Elles sont couvertes de cendres volcaniques ce qui explique le peu de végétation que l’on y trouve. Durant les mois de janvier et février, elles subissent l’influence des tempêtes de sable venu du Sahara, phénomène que constata Darwin.
Le 16 février, ils atteignent les rochers de Saint-Pierre et Saint-Paul à mi-distance de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. Il s’agit d’une douzaine de minuscules îles et rochers à environ 950 Km des côtes nord-est du Brésil. Ils sont une partie émergée des crêtes de la dorsale médio-atlantique (fig. 3). Ils ne sont pas d’origine volcanique mais résultent d’un plissement du fond marin : un mégamullion.
Fig. 3 – Relief des rochers de Saint-Pierre et Saint-Paul
Un mégamullion (Oceanic Core Complex) est une structure géologique sous-marine caractérisée par un haut topographique en forme de dôme (fig. 4). Elle est constituée de roches plutoniques crustale (gabbro) et de roches mantelliques plus ou moins serpentinisées. La longueur de ce type de relief peut atteindre de 10 à 150 Km pour une largeur de 5 à 15 Km et une hauteur de 500 à 1.500 m au-dessus du plancher océanique. Les mégamullions se forment au niveau des zones d’expansion océanique lorsque la tectonique est dominante. Il se forme une faille de détachement qui dénude littéralement la croûte océanique profonde et y crée des striations appelées « corrugations ».
Fig. 4 – mégamullion
Quatre jours plus tard, ils accostent à Fernando-Noronda, île d’origine volcanique (20 février). Enfin, le 29 février, ils sont en vue du continent américain et font escale à Bahia ou San Salvador du Brésil.
Charles consigne de nombreuses observations de terrain, des habitudes des animaux et des habitants des régions qu’il explore. Il établit des analogies entre des espèces similaires rencontrées dans des régions voisines. Dans son récit on sent continuellement sa fascination et son émerveillement pour ce monde qu’il découvre pour la première fois. Ainsi, lorsqu’il débarque à Bahia, il ne peut que s’exclamer :
« Quelle délicieuse journée ! Mais le terme délicieux est bien trop faible pour exprimer les sentiments d’un naturaliste qui, pour la première fois, erre dans une forêt brésilienne. L’élégance des herbes, la nouveauté des plantes parasites, la beauté des fleurs, le vert général de la végétation, me remplissent d’admiration ». (pp. 12-13).
Il se pose beaucoup de questions auxquelles il essaie de répondre.
« Partout où le roc solide se fait jour sur toute la côte du Brésil, sur une longueur d’au moins 2.000 milles (3.200 Km) et certainement à une distance considérables à l’intérieur des terres, ce roc appartient à la formation granitique. Le fait que cette immense superficie est composée de matériaux que la plupart des géologues croient avoir cristallisés alors qu’ils étaient échauffés et sous une grande pression, donne lieu à bien des réflexions curieuses. Cet effet s’est-il produit sous les eaux d’un profond océan ? Des couches supérieures s’étendaient-elles sur cette première formation, couches enlevées depuis ? Est-il possible de croire qu’un agent, quel qu’il soit, aussi puissant qu’on puisse le supposer, ait pu dénuder le granit sur une superficie de tant de milliers de lieues carrées, si l’on n’admet en même temps que cet agent est à l’œuvre depuis un temps infini ? » (p. 13).
Le 4 avril 1832, le Beagle accoste à Rio de Janeiro. Ce sera l’occasion pour Darwin d’entreprend sa première grande randonnée dans les terres.
A chaque escale, Darwin descendra à terre et s’enfoncera dans l’intérieur du pays, à cheval, à pied, parcourant des plaines désolées, grimpant des montagnes, traversant des fleuves et explorant des forêts. Il est curieux de tout et amasse une collection impressionnante d’échantillons divers : insectes, animaux divers, roches, minéraux, fossiles, plantes, etc. Après avoir été décrit, identifié, répertorié, étiqueté, emballé, ce riche matériel sera expédié périodiquement en Angleterre à l’adresse de son mentor John Steven Henslow (1795-1861). Celui-ci, gardant l’étude des échantillons botaniques, répartira le reste entre les plus éminents savants de l’époque. Il établira, à partir des 2.700 plantes reçues, un herbier de 950 feuilles. Les mammifères et les coléoptères seront confiés à George Robert Waterhouse (1810-1888) qui deviendra conservateur du muséum du Zoological Society of London en 1836. L’ornithologue John Gould (1804-1881) s’occupera des spécimens d’oiseaux. Il conclura que les divers groupes provenant des Galapagos étaient constitués d’espèces différentes mais proches parentes. Le naturaliste Leonard Jenyns (1800-1893) rédigera un mémoire sur les poissons, tandis le zoologiste Thomas Bell (1792-1880) s’occupera de celui des reptiles. Les mammifères fossiles seront traités par le paléontologue Richard Owen (1804-1892).
Lors de sa randonnée brésilienne, certains faits le choquent. N’oublions pas que sa famille paternelle est très libérale et opposée à l’esclavage. Il assiste un jour à une scène chez un colon utilisant des esclaves qui le rend mal à l’aise.
« Pendant mon séjour dans cette propriété, je fus sur le point d’assister à un de ces actes atroces qui ne peuvent se présenter que dans un pays où règne l’esclavage. A la suite d’une querelle et d’un procès, le propriétaire fut sur le point d’enlever aux esclaves mâles leurs femmes et leurs enfants pour aller les vendre aux enchères publiques à Rio. Ce fut l’intérêt, et non pas un sentiment de compassion, qui empêcha la perpétration de cet acte infâme. Je ne crois même pas que le propriétaire ait jamais pensé qu’il pouvait y avoir quelque inhumanité à séparer ainsi trente familles qui vivaient ensemble depuis de nombreuses années, et cependant, je l’affirme, son humanité et sa bonté le rendaient supérieur à bien des hommes. Mais on peut ajouter, je crois, qu’il n’y a pas de limites à l’aveuglement que produisent l’intérêt et l’égoïsme » (p.26).
Lors de ses observations, il remarque, en vrai spécialiste, que dans des écosystèmes établis dans des régions différentes, il existe des analogies dans les interactions entre espèces appartenant aux mêmes familles.
« Tout le monde connaît le phallus anglais qui, en automne, empeste l’air de son abominable odeur ; quelques-uns de nos scarabées cependant, comme le savent les entomologistes, considèrent cette odeur comme un parfum délicieux. Il en est de même ici, car un Strongylus, attiré par l’odeur, vint se poser sur le champignon [Hymenophallus] que je portais à la main. Ce fait nous permet de constater des rapports analogues dans deux pays fort éloignés l’un de l’autre, entre des plantes et des insectes appartenant aux mêmes famille, bien que les espèces soient différentes » (p. 34).
Il constate également qu’un agent perturbateur peut provoquer un déséquilibre dans ces écosystèmes.
« Quand l’homme est l’agent introducteur d’une nouvelle espèce dans un pays, ce rapport disparaît souvent : je puis citer comme exemple de ce fait que les laitues et les choux qui, en Angleterre, sont la proie d’une si grande quantité de limaces et de chenilles, restent intacts dans les jardins qui avoisinent Rio » (pp. 34-35).
Le 5 juillet 1832, après trois mois de relâche, le Beagle reprend la mer en direction de la Plata. Le 26 juillet, ils jettent l’ancre à Montevideo. Darwin remonte jusqu’à Maldonado, situé sur la rive septentrionale de la Plata. Il y séjournera 10 semaines, ce qui lui permit de se « procurer une collection presque complète des animaux, des oiseaux et des reptiles de la contrée ». Il profite également pour excursionner dans les environs et se mue en véritable ethnologue, en décrivant les mœurs et coutumes des Gauchos qu’il rencontre.
Le 24 juillet 1833, le Beagle quitte Maldonado, et le 3 août il arrive à l’embouchure du rio Negro. C’est le principal fleuve entre le détroit de Magellan et la Plata. Le brick mouille à Patagones ou El Carmen, petite colonie espagnole la plus méridionale d’Amérique du Sud. Darwin a l’occasion de visiter une saline et d’y faire des observations sur son écosystème. Il en étudie la chaîne alimentaire à partir des flamants roses qui aiment barboter dans cette saumure à la recherche de leur nourriture.
« Ici, je les ai vus barboter dans la boue à la recherche de leur nourriture, que composent probablement les infusoires ou les conferves. Voilà donc un petit monde isolé, adapté à ces lacs de saumure qui se trouvent à l’intérieur des terres. Un crustacé fort petit (Cancer salinus) habite, dit-on, en nombre infini les salines de Lymington, mais seulement les bassins où, par suite de l’évaporation, le fluide a déjà acquis une consistance considérable – environ un quart de livre de sel par chaque demi-litre d’eau. Oui, sans doute, on peut affirmer que toutes les parties du monde sont habitables ! Lacs d’eau saumâtre, lacs souterrains cachés dans les flancz des montagnes volcaniques, sources minérales d’eau chaude, profondeurs de l’Océan, régions supérieures de l’atmosphère, surface même des neiges perpétuelles, partout on trouve des êtres organisés » (p. 70).
De l’embouchure du rio Negro, Charles décide de rejoindre l’étape suivante où doit accoster le Beagle, Bahia Blanca, par terre. Ce poste espagnol récent (1828) se situe au nord du rio Negro, entre celui-ci et Buenos-Ayres. Ensuite, il poursuivra sa randonnée terrestre jusqu’à Buenos-Ayres. A vol d’oiseau, la distance entre le rio Negro et Buenos-Ayres est de 800 Km. Le 11 août, il prend la route avec quelques compagnons recrutés sur place. Son récit est émaillé d’anecdotes plus ou moins savoureuses, de rencontres insolites, des aventures qu’il vécu et de nombreuses observations sur les habitants colonisateurs et les autochtones plus ou moins misérables. Il arrive à l’étape le 7 septembre 1833.
C’est durant sont séjour à Bahia Blanca, à attendre le Beagle, qu’il découvre à Punta Alta, un véritable ossuaire de mammifères terrestres fossiles gigantesques qui seront décrit par Owen dans la « Zoologie du Voyage du Beagle ».
« A Punta Alta, on trouve une section de l’une de ces petites plaines récemment formées, fort intéressantes par le nombre et le caractère extraordinaire des restes d’animaux terrestres gigantesques qui y sont enfouis. Ces restes ont été longuement décrits par le professeur Owen dans la Zoologie du Voyage du Beagle, et sont déposés au musée du Collège des médecins. Je me contenterai donc de donner ici un bref aperçu de leur nature :
1° Parties de trois têtes et d’autres ossements du Mégathérium ; le nom de l’animal suffit pour indiquer leurs immenses dimensions ; 2° le Mégalonyx, immense animal appartenant à la même famille ; 3° le Scélidothérium, animal appartenant aussi à la même famille, dont je trouvai un squelette presque complet. Cet animal doit avoir été aussi grand que le rhinocéros ; la structure de sa tête le rapproche selon M. Owen du fourmilier du Cap ; mais sous d’autres rapports, il se rapproche du Tatou ; 4° le Mylodon Darwinii, genre très proche du Scélidothérium, mais de taille un peu inférieure ; 5° un autre édenté gigantesque ; 6° un grand animal portant une carapace osseuse à compartiments, ressemblant beaucoup à celle du Tatou ; 7° une espèce éteinte de cheval […] ; 8° la dent d’un pachyderme, probablement un Macrauchenia, immense animal ayant un long cou, comme le chameau […] ; 9° enfin le Toxodon, un des animaux les plus étranges peut-être qu’on ait jamais découverts. Par sa taille, cet animal ressemblait à l’éléphant ou au mégathérium ; mais la structure de ses dents, ainsi que l’affirme M. Owen, prouve incontestablement qu’il était allié de fort près aux rongeurs, ordre qui comprend aujourd’hui les plus petits quadrupèdes ; par bien des points, il se rapproche aussi des pachydermes ; enfin, à en juger par la position de ses yeux, de ses oreilles et de ses narines, il avait probablement des habitudes aquatiques, comme le Dugong et le Lamantin, dont il se rapproche aussi. Comme il est étonnant de trouver ces différents ordres, aujourd’hui si bien séparés, confondus dans les différentes parties de l’organisme du Toxodon ! » (pp. 86-87).
Le navire rejoint Bahia Blanca le 24 août et, après une semaine, met la voile pour la Plata. Le capitaine Fritz-Roy consent à laisser Charles rejoindre Buenos-Ayres pour voie de terre.
Dans ses bagages, notre jeune aventurier avait emporté le premier volume des Principes de géologie de Charles Lyell (1797-1875) dont le sous-titre est Illustrations de cette science empruntées aux changements modernes de la Terre et de ses habitants, qu’Henslow lui avait conseillé de lire en le mettant toutefois en garde de « n’adhérer en aucun cas aux vues qui y sont défendues ». Il n’en fallait pas plus pour que notre jeune naturaliste adopte les idées uniformitaristes de Lyell en opposition à l’école catastrophiste défendue en France par Cuvier et les fixistes. Pour notre géologue, la surface terrestre a subi des changements provoqués par des forces ayant exercé une action constante et graduelle sur de longes périodes et toujours existantes. Malgré cette interprétation de la nature et de l’histoire de la Terre selon « un système régulier de causes secondaires », Lyell reste attaché au créationnisme. Il applique son explication naturaliste à l’extinction des espèces et non à leur origine.
« De nouvelles espèces remplacent-elles de temps en temps les espèces frappées d’extinction ? Il n’existe pas, sur ce point, d’opinion tranchée, car jusqu’à présent les données en notre possession sont insuffisantes ».
L’époque est encore fortement empreinte, comme nous l’avons vu dans le premier chapitre de cette analyse, des idées de la théologie naturelle défendue par William Paley et le dilemme entre la croyance en la création des espèces par un Dieu tout puissant et la transformation de celles-ci prônée par un Lamarck divise le monde des savants. Le scientifique anglais William Whewell (1794-1866) défini bien le conflit :
« Accepter la doctrine de la transmutation des espèces et devoir supposer que des espèces d’une époque géologique donnée se soient transformées en espèces d’une autre par l’action prolongée dans le temps de causes naturelles, ou alors croire en de nombreux actes successifs de création et d’extinction d’espèces, en dehors du flux normal de la nature, des actes que l’on peut donc judicieusement qualifier de miraculeux ».
Lors de ce voyage, Charles Darwin sera confronté à la même interrogation. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, lors de son embarquement il adhérait encore à cette notion de fixisme, plutôt par facilité que par conviction profonde. Après sa découverte du continent sud-américain, en ce qui concerne les extinctions des espèces et la gradualité du phénomène, notre naturaliste n’émet plus aucun doute. Il s’en réfère « aux principes si bien exposés par M. Lyell ».
« Selon les principes si bien exposés par M. Lyell, peu de pays ont, depuis l’an 1535, alors que le premier colon vint débarquer avec soixante-douze chevaux sur les rives de la Plata, subi des modifications plus remarquables. Les innombrables troupeaux de chevaux, de bestiaux et de moutons ont non seulement modifié le caractère de la végétation, mais ils ont aussi repoussé de toutes parts et fait presque disparaître le guanaco, le cerf et l’autruche. Nombre d’autres changements ont dû aussi se produire ; le cochon sauvage remplace très probablement le pecari dans bien des endroits ; on peut entendre des bandes de chiens sauvages hurler dans les bois qui couvrent les bords des rivières les moins fréquentées ; et le rat commun, devenu un grand et féroce animal, habite les collines rocheuses. Comme M. d’Orbigny l’a fait remarquer, le nombre de vautours a dû immensément s’accroître depuis l’introduction des animaux domestiques, et j’ai indiqué brièvement les raisons qui me font croire qu’ils ont considérablement étendu leur habitat vers le sud. Sans aucun doute aussi, beaucoup d’autres plantes, outre le fenouil et le cardon, se sont acclimatées ; je n’en veux pour preuve que le nombre des pêchers et des orangers qui croissent sur les îles à l’embouchure du Parana et qui proviennent de graines qu’y ont transportées les eaux du fleuve » (p. 128).
Plus loin dans le cours de son récit, il revient sur cette idée.
« Il est impossible de réfléchir aux changements qui se sont produits sur le continent américain sans ressentir le plus profond étonnement. Ce continent a dû anciennement regorger de monstres immenses ; aujourd’hui nous ne trouvons que des pygmées, si nous comparons les animaux qui l’habitent aux races parentes éteintes. […] » (p. 180).
La passage qui suit est d’une importance capitale dans l’évolution de la pensée de Darwin, car il présuppose que dans l’esprit de notre héros commence à se dessiner les grands traits de sa théorie qui révolutionnera le monde scientifiques quelques dizaines d’années plus tard. Aussi, je le retranscris dans son intégralité.
« Les recherches de M. Lyell nous enseignent positivement que, dans l’Amérique septentrionale, les grands quadrupèdes ont vécu postérieurement à la période pendant laquelle les glaces transportaient des blocs de rocher dans des latitudes où les montagnes de glace n’arrivent ^mus jamais à présent ; des raisons concluantes, bien qu’indirectes, nous permettent d’affirmer que, dans l’hémisphère méridional, le Macrauchenta vivait à une époque bien postérieure aux grands transports par les glaces. L’homme, après avoir pénétré dans l’Amérique méridionale, a-t-il détruit, comme on l’a suggéré, l’immense Megatherium et les autres Edentés ? Tout au moins, faut-il attribuer une autre cause à la destruction du petit Tucutuco, à Bahia Blanca, et à celle des nombreuses souris fossiles et des autres petits quadrupèdes du Brésil ? Personne n’oserait soutenir qu’une sécheresse, bien plus terrible encore que celles qui causent tant de ravages dans les provinces de la Plata, ait pu amener la destruction de tous les individus de toutes les espèces depuis la Patagonie méridionale jusqu’au détroit de Behring. Comment expliquer l’extinction du cheval ? Les pâturages ont-ils fait défaut dans ces plaines parcourues depuis par les millions de chevaux descendant des animaux introduits par les Espagnols ? Les espèces nouvellement introduites ont-elles accaparé la nourriture des grandes races antérieures ? Pouvons-nous croire que le Capybara ait accaparé les aliments du Toxodon, le Guanaco du Macrauchenia, les petits Edentés actuels de leurs nombreux prototypes gigantesques ? Il n’y a certes pas, dans la longue histoire du monde, de fait plus étonnant quie les immenses exterminations, si souvent répétées, de ses habitants » (pp. 186-187).
Dans la suite de ce texte, on sent nettement l’inspiration née de la lecture du livre de l’économiste Thomas Robert Malthus (1766-1834), lecture faite en 1838, après son retour en Angleterre : « Essai sur la population » paru en 1798. Rappelons que la première édition du journal de Darwin a été publiée en 1839. Malthus, à propos de la surpopulation dans la sphère du vivant, avançait plusieurs causes qui limitait la prolifération des espèces animales ou végétales : « le défaut de place et de nourriture » et le fait que « les animaux sont réciproquement la proie des uns et des autres ». Ces remarques ne pouvaient que confirmer les intuitions de Darwin.
« Toutefois, si nous envisageons ce problème à un autre point de vue, il nous paraîtra peut-être moins embarrassant. Nous ne nous rappelons pas assez combien peu nous connaissons les conditions d’existence de chaque animal ; nous ne songeons pas toujours non plus que quelque frein est constamment à l’œuvre pour empêcher la multiplication trop rapide de tous les êtres organisés vivant à l’état de nature. En moyenne, la quantité de nourriture reste constante ; la propagation des animaux tend, au contraire, à s’établir dans une progression géométrique. On peut constater les surprenants effets de cette rapidité de propagation par ce qui s’est passé pour les animaux européens qui ont repris la vie sauvage en Amérique. Tout animal à l’état de nature se reproduit régulièrement ; cependant dans une espèce depuis longtemps fixée, un grand accroissement en nombre devient nécessairement impossible, et il faut qu’un frein agisse de façon ou d’autre. Toutefois, il est fort rare que nous puissions dire avec certitude, en parlant de telle ou telle espèce, à quelle période de la vie, ou à quelle période de l’année, ou à quels intervalles, longs ou courts, ce frein commence à opérer, ou quelle est sa véritable nature. De là vient, sans doute, que nous ressentons si peu de surprise en voyant que, de deux espèces fort rapprochées par leurs habitudes, l’une soit fort rare et l’autre fort abondante dans la même région ; ou bien encore qu’une espèce soit abondante dans une région et qu’une autre, occupant la même position dans l’économie de la nature, soit abondante dans une région voisine qui diffère fort peu par ses conditions générales. Si l’on demande la cause de ces modifications, on répond immédiatement qu’elles proviennent de quelques légères différences dans le climat, dans la nourriture ou dans le nombre des ennemis. Mais nous ne pouvons que bien rarement, en admettant même que nous le puissions quelquefois, indiquer la cause précise et le mode d’action du frein ! Nous nous trouvons donc obligés d conclure que des causes qui échappent ordinairement à nos moyens d’appréciation déterminent l’abondance ou la rareté d’une espèce quelconque » (pp. 187-188).
Il en tire la conclusion suivante. Une espèce, avant de disparaître, se raréfie de plus en plus avant de s’éteindre.
« La preuve que la rareté précède l’extinction se remarque d’une manière frappante dans les couches tertiaires successives, ainsi que l’ont fait remarquer plusieurs observateurs habiles. On a souvent trouvé, en effet, qu’un coquillage très commun dans une couche tertiaire est aujourd’hui très rare, si rare même, qu’on l’a cru éteint depuis longtemps. Si donc, comme cela paraît probable, les espèces deviennent d’abord fort rares, puis finissent par s’éteindre – si l’augmentation trop rapide de chaque espèce, même les plus favorisées, se trouve arrêtée, comme nous devons l’admettre, bien qu’il soit difficile de dire quand et comment – et si nous voyons, sans en éprouver la moindre surprise, bien que nous ne puissions pas en indiquer la cause précise, une espèce fort abondante dans une région, tandis qu’une autre espèce intimement alliée à celle-là est rare dans la même région – pourquoi ressentir tant d’étonnement à ce que la rareté, allant un peu plus loin, en arrive à l’extinction ? » (p.188).
Une deuxième observation que l’on faire à la lecture de ce long passage, est que Darwin abandonne l’idée de catastrophisme pour adhéré à celle de gradualisme développée par Lyell. Cela se ressentira encore plus lorsqu’il abordera la géologie du Chili.
Il relate également selon les dires des colonisateurs les luttes opiniâtres qui les opposent aux tribus indiennes défendant leur territoire. Il est horrifié par les scènes qu’ils décrivent.
« Ce sont là, sans contredit, des scènes horribles ; mais combien n’est pas plus horrible encore le fait certain qu’on massacre de sang-froid toutes les femmes indiennes qui paraissent avoir plus de vingt ans ! Quand je me récriai au nom de l’humanité, on me répondit : « Cependant que faire ? Ces sauvages ont tant d’enfant ! »
Ici chacun est convaincu que c’est là la plus juste des guerres parce qu’elle est dirigée contre les sauvages. Qui pourrait croire qu’à notre époque il se commet autant d’atrocités dans un pays chrétien et civilisé ? On épargne les enfants, qu’on vend ou qu’on donne pour en faire des domestiques, ou plutôt des esclaves, aussi longtemps toutefois que leurs possesseurs peuvent les persuader qu’ils sont esclaves. Mais je crois qu’en somme on les traite assez bien » (p. 109).
Le 8 septembre 1833, Charles, accompagné d’un Gaucho, se met en route pour rejoindre Buenos-Ayre, à 640 Km de Bahia Blanca, qu’il atteindra le 20 septembre. Durant le trajet, il fera de nombreuses observations. Il cherchera à comprendre la relation existant entre les grands quadrupèdes et leur alimentation dans des régions si peu fertiles en végétation et comparera cette situation à celle qui existe, selon les témoignages d’explorateurs, en Afrique australe. Il se penchera sur les mœurs des différentes espèces d’oiseaux qu’il rencontre, notamment sur les nombreuses autruches (Struthio Rhea) qui peuplent ces contrées. Il découvre une nouvelle espèce à laquelle Gould donnera le nom de notre héros (Struthio Darwinii).
Le 27, il quitte Buenos-Ayres pour se rendre à Santa-Fé, situé à environ 480 Km sur les bords du Parana, qu’il attendra le 2 octobre. En cours de route, il découvre de nombreux ossements fossiles.
« Outre une dent parfaite du Toxodon et plusieurs ossements épars, je trouve deux immenses squelettes qui, placés l’un près de l’autre, se détachent en relief sur la falaise perpendiculaire qui borde le Parana. Mais ces squelettes tombent en poussière, et je ne peux emporter que de petits fragments de l’une des grandes molaires ; cela toutefois suffit pour prouver que ces restes appartiennent à un mastodonte, probablement la même espèce que celle qui devait habiter en si grand nombre la Cordillère dans le haut Pérou » (pp. 135-136).
Lors de ses fouilles, Darwin découvre une dent de cheval fossile, alors qu’il est de notoriété qu’il n’y avait pas de chevaux sur le continent américain quant Colomb y accosta, et que les chevaux rencontrés à l’époque du voyage du Beagle sont des descendants de ceux amenés par les Conquistadors.
« J’ai trouvé aussi au même endroit des dents du Toxodon et du Mastodonte et une dent de cheval, toutes ayant revêtu la couleur du dépôt […]. Cette dent de cheval m’intéressait beaucoup et je pris les soins les plus minutieux pour bien m’assurer qu’elle avait été enfouie à la même époque que les autres restes fossiles ; j’ignorais alors qu’une dent semblable se trouvât cachée dans la gangue des fossiles que j’avais trouvés à Bahia Blanca […] » (pp. 138-139).
En comparant une dent de cheval ramenée par Lyell des Etats-Unis, à celle trouvée par Charles, le professeur Owen détermina une nouvelle espèce américaine qu’il dénomma Equus curvidens.
« N’est-ce pas merveilleux dans l’histoire des mammifères qu’un cheval indigène ait habité l’Amérique méridionale, puis qu’il ait disparu, pour être remplacé plus tard par des hordes innombrables descendant de quelques animaux introduits par les colons espagnols ? » (p. 139).
A la suite de ses diverses expéditions terrestres au Brésil, il en arrive à la notion de « provinces zoologiques ».
« L’existence, dans l’Amérique méridionale, d’un cheval fossile, du mastodonte, peut-être d’un éléphant, et d’un ruminant à cornes creuses […] constitue un fait fort intéressant au point de vue de la distribution géographique des animaux. Si nous divisons aujourd’hui l’Amérique, non par l’isthme de Panama, mais par la partie méridionale du Mexique, sous le 20° degré de latitude, où le grand plateau présente un obstacle à la migration des espèces, en modifiant le climat et en formant […] une barrière presque infranchissable, nous aurons les deux provinces zoologiques de l’Amérique qui contrastent si vivement l’une avec l’autre » (pp. 139-140).
Ensuite, notre naturaliste cite les grands groupes qui se répartissent de part et d’autre de cette frontière et ceux qui ont réussi malgré tout à migré dans l’une ou l’autre province.
« D’où il appert que l’Amérique septentrionale et l’Amérique méridionale, possédant à une époque géologique récente ces divers genres en commun, se ressemblaient beaucoup plus alors qu’aujourd’hui par le caractère,de leurs habitants terrestres. Plus je réfléchis à ce fait, plus il me semble intéressant. Je ne connais aucun autre cas où nous puissions aussi bien indiquer, pour ainsi dire, l’époque et le mode de division d’une grande région en deux provinces zoologiques bien caractérisées » (p. 140).
Il avance pour cause de cette séparation territoriale :
« Le soulèvement récent du plateau mexicain, ou, plus probablement, l’affaissement récent des terres dans l’archipel des Indes occidentales, comme la cause de la séparation zoologique actuelle des deux Amériques. Le caractère sud-américain des mammifères des Indes occidentales semble indiquer que cet archipel faisait anciennement partie du continent méridional et qu’il est devenu subséquemment le cadre d’un système d’affaissement » (pp. 140-141).
Puisque l’on retrouve de part et d’autre du détroit de Behring des restes des mêmes genres disparus, Charles est amené ;
« à considérer le côté nord-ouest de l’Amérique du Nord comme l’ancien point de communication entre l’ancien monde et ce qu’on appelle le nouveau monde. Or, comme tant d’espèces vivantes et éteintes, de ces mêmes genres ont habité et habitent encore l’ancien monde, il semble très probable que les éléphants, les mastodontes, le cheval, et les ruminants à cornes creuses de l’Amérique septentrionale ont pénétré dans ce pays en passant sur des terres, affaissées depuis, auprès du détroit de Behring ; et de là, passant sur des terres, submergées aussi depuis, dans les environs des Indes occidentales, ces espèces ont pénétré dans l’Amérique du Sud, où, après s’être mêlées pendant quelque temps aux formes qui caractérisent ce continent méridional, elles ont fini par s’éteindre » (p.141).
A cette époque, la notion de dérive des continents ou tectonique de plaques n’avait pas encore effleuré l’esprit des savants. Il faudra attendre les années 1930 et Alfred Wegener pour que cette notion se développe, et les années 1970 pour qu’elle s’impose.
Lors de son retour vers Buenos-Ayres, il tombe en pleine révolution et est mis en détention pendant quinze jours avant de pouvoir regagner Montevideo. L’Etat du Brésil subira, en neuf mois (de février à octobre 1820) quinze changements de gouvernement !
A peine de retour à Montevideo, notre jeune héros décide d’entreprendre une nouvelle randonnée et de remonter une partie de l’Uruguay. Parti le 14 novembre, il rentrera le 28. Durant ce périple, il trouve à nouveau de nombreux ossements fossiles. La richesse paléontologique de ces régions l’amène à la conclusion suivante :
« Dans tous les cas, il est une conclusion à laquelle on arrive forcément : c’est que la superficie entière des Pampas constitue une immense sépulture pour ces quadrupèdes gigantesques éteints » (p. 166).
Charles remonte sur le Beagle qui quitte le rio de la Plata le 6 décembre 1833, en direction de Port-Desire, sur la côte de la Patagonie.
Tout au long des ses randonnées et lors de ses accostages, Darwin étudiera la stratigraphie des roches, leur nature, ainsi que celle du sol et il reliera la succession des organismes et les roches qui les contiennent.
« Mon but, en venant ici, est d’observer les épaisses couches de coquillages situées à quelques mètres au-dessus du niveau de la mer et que l’on brûle aujourd’hui pour les convertir en chaux. Il est évident que toute cette ligne de côtes a été soulevée. On trouve un grand nombre de coquillages paraissant fort anciens à une hauteur de quelques centaines de pieds ; j’en ai même trouvé quelques-uns à une altitude de 1.300 pieds. Ces coquillages sont épars çà et là à la surface, ou sont enfouis dans une couche de terre végétale noire-rougeâtre. En examinant cette terre végétale au microscope, je suis tout surpris de voir qu’elle est de formation marine et pleine d’une multitude de particules d’organismes ».
(à suivre)