Histoire de la radioactivité

Raconte l’histoire de la découverte de la radioactivité et les recherches et applications qui en découlent.

L’ANGLETERRE PREND LA RELEVE

Article paru dans le Bulletin du G.E.S.T., N° 132, juillet 2005

Dossier « Nucléaire » XIV

 

Robert SIX

I. LA RECHERCHE EN GRANDE BRETAGNE EN 1940

En Grande-Bretagne, plusieurs équipes universitaires travaillent sur la fission nucléaire, indépendamment les unes des autres. Ce sont, le très célèbre laboratoire Cavendish de l’université de Cambridge, où James Chadwick découvrit la nature du neutron en 1932; les laboratoires des universités de Birmingham et d’Oxford, l‘Imperial College de Londres. Le pays est l’un des principaux foyers mondiaux de recherche fondamentale en physique nucléaire. Il suffit de se rappeler :

  • Ernest Rutherford (1871-1937) qui découvrit la radioactivité du thorium en 1899 et mis en évidence, les rayons α et β émit par le rayonnement des radioéléments; sa loi des transformations radioactives énoncée avec Soddy, et bien d’autres contributions à l’avancement dans la connaissance de la physique nucléaire;

  • James Chadwick (1891-1974) qui étudia la charge des noyaux et la désintégration artificielle, mit en évidence l’effet photo-électrique, et son neutron, bien entendu;

  • Ainsi que les autres savants dont Joseph John Thompson (1856-1940); John Douglas Cockroft (1897-1967), etc.

Dès le printemps 1939, après la parution dans Nature des travaux de Joliot-Curie, George P. Thompson, professeur de physique à l‘Imperial College de Londres, prend contact avec Sir Henry TIZARD, président, depuis 1934, du comité scientifique du Ministère de l’Air pour la défense aérienne. Ce dernier conseille à Thompson de se rendre au Ministère de l’Air et d’exposer aux responsables les conséquences militaires et techniques que peuvent entraîner les découvertes des Français. De plus, des nouvelles alarmistes en provenance d’Allemagne laissent entendre que les atomistes allemands se sont lancés dans la course à la bombe. Le Gouvernement britannique confie la tâche à Tizard d’obtenir des différents groupes de scientifiques qu’ils unissent leurs efforts et coordonnent leurs recherches. Sa mission première est d’étudier les possibilités de construction d’une arme nucléaire. Soulignons que le personnage joua un rôle déterminant dans l’implantation du réseau des stations de radars qui protégea la Grande-Bretagne lors de la Bataille d’Angleterre.

Très vite, Tizard se rend compte des faiblesses matérielles et financières de son pays dans ce domaine. Scepticisme que partage Lord Cherwell, le conseiller scientifique de Winston Churchill. Les savants anglais surestiment la quantité d’uranium 235 nécessaire pour atteindre la masse critique. Il leur faut plusieurs centaines de kilo voire plusieurs tonnes de matériel fissile. La séparation isotopique de 235U des autres isotopes paraît insurmontable. De plus, ils ignorent les effets produits par une réaction en chaîne: simple déflagration ou explosion gigantesque ?

Cherwell suggère à Churchill de prévenir le secrétaire d’état à l’Aviation, Sir Kingley Wood, que malgré l’intérêt scientifique de la fission nucléaire, il est « peu probable que cette découverte conduise avant plusieurs années à des résultats susceptibles d’une application ».

Dès l’avènement d’Hitler au pouvoir, plusieurs scientifiques allemands quittent leur pays et se réfugient au Royaume-Uni où ils intégreront les équipes des différentes universités. C’est ainsi que l’on trouve Rudolf PEIERLS, qui parvient en juin 1939 à une évaluation plus fine de la masse critique, et Otto Frisch, qui en février – mars 1940, avec l’aide de son compatriote réussit à calculer la masse critique de l’235U et émet l’hypothèse qu’un neutron frappant un noyau d’uranium 235 provoque la fission de celui-ci et qu’une réaction en chaîne peut s’enclencher. D’autres savants les rejoindront, comme Franz Simon et Klaus Fuchs.

En mars 1940, Otto Frisch rédige deux rapports qui remettent le problème de la faisabilité d’une bombe atomique en question: « De la construction d’une superbombe basée sur une réaction nucléaire de l’uranium» et «Mémoire sur les propriétés d’une superbombe radioactive ». Ces rapports, qui atterrissent sur le bureau de Tizard, proposent une étude technique de la bombe et abordent également les questions stratégique et éthique. Ces deux rapports sont d’une importance capitale, car les calculs de FRISCH et Peierls démontrent que la déflagration serait égale à celle de 1.000 tonnes de TNT: « Cette énergie, annoncent-ils, est libérée sous un faible volume: il se produira, à l’intérieur, pendant un temps extrêmement bref, un dégagement de chaleur comparable à celui du centre du soleil. L’effet d’une telle explosion pourrait détruire toute vie sur une très grande zone. L’importance de cette zone est difficile à apprécier, mais elle couvrirait probablement le centre d’une grande ville. » De plus, leurs calculs montrent que la masse critique de matières fissiles se limite à quelques kilogrammes et non plus à des tonnes.

Tizard réunit un groupe de réflexion pour « examiner l’ensemble du problème, coordonner le travail de recherche et préciser dans les meilleurs délais s’il est possible de produire des bombes nucléaires pendant la guerre ». Ce comité, qui prend le nom de M.A.U.D. (Military Application of Uranium Detonation), doit également juger « si les effets militaires de ces bombes donneraient des résultats suffisants pour justifier une dispersion de l’effort de guerre ».

Un autre fait va alimenter le processus enclenché par le Gouvernement britannique: c’est l’arrivée en Grande-Bretagne des deux scientifiques français, Hans Halban et Lev Kowarski, avec leur stock d’eau lourde.

II. LE RAPPORT HALBAN-KOW ARSKI DE LONDRES

Dès qu’ils touchèrent le sol britannique, les deux collaborateurs de Frédéric Joliot-Curie exilés sont invités à ne pas s’engager dans les Forces Libres du général de Gaulle. Ils sont affectés au laboratoire de l’université de Cambridge, où ils peuvent reprendre leurs expériences interrompues par l’invasion allemande et leur fuite en Angleterre, en rejoignant le projet « Directorate of Tube Alloys» (TA) qui, sous le couvert de fabrication de tube d’alliage, consistait à mettre au point les techniques permettant la fabrication d’une bombe nucléaire. C’est ainsi, qu’ils livrèrent secrets et brevets français aux Anglais.

A la juin – début juillet 1940, les deux physiciens français rédigèrent un rapport dans lequel ils dévoilaient les derniers résultats obtenus par l’équipe française et les conclusions qui en découlaient.

« Discussion de la composition et de la constitution de systèmes contenant de l’uranium en vue de produire une réaction en chaîne nucléaire divergente» spécifie que «pour réaliser une réaction en chaîne divergente, quatre méthodes devraient réussir: l’utilisation d’un mélange homogène uranium – eau lourde, ou bien un dispositif hétérogène (sous forme d’une sphère ou d’un empilement) avec de l’uranium et de l’eau ordinaire, ou de l’uranium et de l’eau lourde ou encore de l’uranium et du carbone. Une combinaison comportant de l’uranium légèrement enrichi en isotope 235 serait très favorable et pourrait marcher avec de l’eau ordinaire. Deux voies sont préconisées pour la production d’énergie: la méthode des neutrons lents avec un petit enrichissement en uranium 235 ; ou l’espoir que la capture de neutrons par l’uranium 238 conduise en fin de compte à un nouveau noyau fissile ». Ce sera le plutonium découvert au début 1941 à Berkeley (USA).

III. LA RECHERCHE S’INTENSIFIE EN GRANDE-BRETAGNE

En cette fin de 1941, le groupe anglais est en tête dans l’étude de la possibilité d’une réaction en chaîne, grâce aux méthodes françaises et au stock d’eau lourde amené par les deux Français. Mais, de nombreux détails d’ordre pratique doivent encore être résolus.

La mise sur pied du Comité M.A.UD. entraîne la mobilisation de groupes industriels pour résoudre certains des problèmes techniques, comme, notamment, ICI (Imperial Chemical Industries).

Le principe de la bombe est arrêté: il suffit de précipiter deux blocs d’235U l’un sur l’autre pour obtenir la masse critique et enclencher la réaction en chaîne qui s’emballant provoquera l’explosion. Malheureusement, la fabrication de l’235U se révèle être un challenge. En effet, l’235U n’existe que dans la proportion de 0,7% dans l’uranium naturel. Ayant les mêmes propriétés, il est très difficile, si pas improbable, de séparer les deux isotopes. Aucune technique n’est à ce moment connue, ni même envisagée.

En dépit de sa valeur exceptionnelle, la physique nucléaire britannique n’a pas les moyens financiers et techniques pour entreprendre, durant la guerre, la mise au point de bombes nucléaires. C’est pourquoi, le 17 juin 1942, le chef du Gouvernement de Sa Majesté, Winston Churchill, rejoint Hyde Park dans l’Etat de New York, à bord d’un hydravion à coque, pour y rencontrer le président américain Roosevelt. Les deux hommes décident de concentrer la recherche aux Etats-Unis, et mettent au point un programme pour les dix-huit mois à venir. Au départ, Washington présentait quelques réticences à embrasser la cause de la bombe nucléaire. Mais, l’augmentation de la production de l’eau lourde ordonnée par les Allemands qui ont envahi la Norvège et réquisitionné l’usine de Norsk Hydro et l’embargo sur l’exportation du minerai d’uranium tchécoslovaque, laissent à penser que l’ennemi était proche de mettre au point un armement nucléaire. Churchill qui se serait « fort bien contenté des explosifs existants », se voyait donc obligé de se lancer dans cette course, avec l’accord de ROOSEVELT. « Nous avions l’un et l’autre le sentiment qu’il était fort dangereux de rester inactif dans ce domaine, écrit-il. Nous savions quels efforts les Allemands faisaient pour constituer des réserves d’eau lourde, terme sinistre, étrange et presque surnaturel qui commençait à se glisser dans nos documents secrets. Et si l’ennemi réalisait avant nous cette bombe atomique? Pour sceptiques que nous fussions devant les assertions de certains savants, nous ne pouvions pas courir le risque mortel de nous trouver devancés dans ce domaine terrifiant ».

De retour en Angleterre, le premier ministre décide de lancer un plan d’attaque pour détruire le stock d’eau lourde de l’usine norvégienne.

IV. LA BATAILLE DE L’EAU LOURDE

Je renvoie le lecteur à l’article précédent dans lequel j’annonce le récit de Jean Marin, scénariste du film  « La Bataille de l’eau lourde ». Un deuxième film a été tourné plus tard, en 1965 sous le titre de « The heroes of Telemark » avec en vedettes principales Kirk Douglas et Richard Harris. Réalisé par Anthony Mann, sur un scénario de Ben Barzman et Ivan Moffat, d’après le roman de John Drummond et Knut Haukelid, il respecte peu la vérité historique. L’aventure se termine par le sauvetage in extremis (suspens oblige) d’un groupe d’enfants et de leur accompagnatrice, embarqués sur le ferry transportant les bidons d’eau lourde, par le héros (K. Douglas). En réalité, l’explosion du navire a entraîné la mort de 26 personnes sur les 53 passagers et l’équipage.

Laissons à nouveau la plume à Jean Marin qui nous conte l’extraordinaire aventure d’hommes de courage sacrifiés pour des craintes qui, en définitive, s’avéreront non justifiées.

V

PARACHUTAGES EN NORVEGE

Dans l’abri de Churchill.

Dans l’abri qu’on a construit pour lui sous la pelouse du n° 10 de Downing Street, Winston Churchill est assis à sa table de travail. Le cigare en bataille, le nez chaussé de grosses lunettes d’écaille, il donne toute son attention à la lecture des derniers rapports de son ministre de la guerre économique. Il y apprend que le Reich, qui a déjà donné l’ordre à l’usine de Rjukan de porter sa production annuelle d’eau lourde à 1.500 kilos, exige maintenant qu’en 1942, cette production soit portée à 5.000 kilos par an.

Churchill croit aux armes secrètes et il sait qu’Hitler y croit encore davantage. Le danger est là. L’Allemagne est engagée à fond dans la course à l’eau lourde. Elle devine à peu près où en sont parvenus les progrès des Alliés dans le domaine de l’énergie .atomique; elle veut arriver bonne pre­mière.

L’une des feuilles dactylographiées éparpillées sur le bureau fait apparaître un nom que Churchill connaît bien : Tronjstadt, le Professeur Leif Tronjstadt, chargé de l’enseignement de la chimie industrielle à l’Université de Trondjheim.

Ce savant norvégien, grand spécialiste de la fabrication de l’eau lourde, pour qui l’usine de Rjukan n’a pas de secret, vient d’arriver en Angleterre. Il a des contacts sûrs et réguliers avec les patriotes ardents que compte le personnel de Rjukan. C’est lui qui va être chargé, auprès des services britanniques spécialisés, de mener en Norvège, depuis Londres, la bataille de l’eau lourde…

Einard Skinnarland est un garçon robuste au regard franc. D’un coup d’œil Tronjstadt l’a jugé: c’est l’homme qu’il lui faut. .

– Vous avez rejoint, lui dit-il, les forces norvégiennes libres en Angleterre, maintenant, vous allez repartir pour la Norvège. Là-bas, vous serez l’agent de liaison entre les Résistants de l’usine de Rjukan et nos services de Londres. Sur place, vous préparerez l’avenir. Un jour, peut-être vous verrez arriver d’autres Norvégiens eux aussi envoyés par moi. Tenez-vous prêt.

L’usine de Rjukan ? Einard la connaît bien, il est né près du lac dont les eaux l’alimentent.

Deux jours plus tard, il est de nouveau assis à la table de famille. A quelques kilomètres de là, il a enfoui son parachute sous un tas de neige. Il sourit sans répondre lorsque son grand-père, qui ne sait pas d’où il vient, lui reproche de rester indifférent à l’avenir de la Norvège envahie… Par contre, son frère comprend tout d’un seul coup lorsque Einard, avec un clin d’œil, lui offre une cigarette anglaise : la famille Skinnarland va compter maintenant deux soldats de la Résistance norvégienne.

Les quatre de « Swallow »

Sur le bureau du Professeur Tronjstadt, le dossier de l’usine de Rjukan s’est gonflé de semaine en semaine. Désormais les Alliés savent tout ce qu’ils désiraient savoir.

En juillet 1942, Churchill donne l’ordre de frapper un grand coup, de préparer le sabotage de l’eau lourde. L’opération, si tout va bien, se déroulera en deux temps : d’abord un corps franc norvégien partira en avant pour préparer minutieusement l’intervention. Quand tout sera au point, vingt-cinq parachutistes britanniques rejoindront le corps franc en Norvège. Et ce sera le sabotage.

Le 15 octobre 1942, à onze heures trente du soir, deux officiers et deux sous-officiers (en civil) de l’Armée Norvégienne Libre, sautaient en parachutes au-dessus de leur pays natal et se posaient sur les premières neiges des montagnes du Télémarck. Leur chef, Jens Poulsen, est un sous-­lieutenant de vingt-cinq ans, sorti de l’Académie Militaire d’Oslo. Les quatre hommes sur les contrôles de Londres répondent à l’indicatif  « Swallow ».

Ils ont pour mission de s’installer comme ils le pourront dans la montagne, d’y vivre comme ils pourront, aussi longtemps qu’il le faudra. Avant tout, ils doivent entrer en contact avec Einard et assurer la liaison régulière par radio avec Londres, grâce au poste émetteur qu’ils ont amené. Ce dernier point est capital : pour que l’opération projetée ait quelque chance de réussir, il faut que Londres soit tenu au courant de ce qui se passe à l’usine de Rjukan, et dans ses environs, non plus seulement par des courriers passant par la Suède, mais jour par jour, et s’il est nécessaire, heure par heure.

Ils sont là, dans les solitudes de la montagne, en face d’une tâche démesurée, mais bien résolus à triompher. Ils connaissent la région; ils savent ce qui les attend.

Le beau temps qui les a accueillis à l’arrivée ne dure que quelques jours. Dès le 21 octobre, une violente tempête de neige annonce la venue de l’hiver; l’implacable hiver de la haute montagne norvégienne, qui va durer six mois, traînant derrière lui son cortège de blizzards, d’ouragans, de températures de plus en plus basses.

Le point qu’ils doivent atteindre afin d’y installer leur base d’opérations à proximité de l’usine même, est à 150 kilomètres du lieu où ils sont tombés avec leurs containers. Cent cinquante kilomètres qu’ils vont devoir couvrir par leurs propres moyens, dans des conditions qui, dès les premiers pas, se révèlent épuisantes.

Première difficulté : les Allemands ont brûlés presque toutes les huttes de montagne pour rendre la région inhabitable, en prévision, précisément, d’une tentative de coup de main comme celle qu’ils préparent eux-mêmes.

Le problème du chauffage, ensuite. Les poêles parachutés ne valent rien ; ils auraient été bien utiles pourtant avec leur système à brûler la paraffine. Le bois est rare, surtout à l’altitude où les quatre hommes avancent péniblement.

Le poids de leur équipement est écrasant : 240 kilos. Ils n’ont pas de traîneaux. Comme ils ne peuvent porter sur leurs épaules que 120 kilos à la fois, ils sont contraints de revenir sur leurs pas pour emmener le reste ; ils multiplient donc par trois les 150 kilomètres à parcourir.

Ils n’ont que trente jours de vivres. Les rations sont faites de viande séchée, de biscuits, de sucre, de farine et de lait en poudre. Le chef, Jens Poulsen, les a réduites au minimum en prévision d’une solitude qui durerait plus de trente jours.

La neige est mauvaise: elle se met en grumeaux sous les skis.

L’eau des marais, des fondrières, des cours d’eau n’est pas encore entièrement prise : chaque soir voit arriver à l’étape quatre hommes trempés jusqu’au ventre.

Et, pour comble de malchance, l’opérateur de radio n’a pas encore réussi à faire marcher son poste : le contact avec Londres n’est pas établi.

Le 24 octobre, il y a neuf jours qu’ils sont arrivés dans une ferme inhabitée, ils trouvent de la viande : pour la première fois, ils mangent à leur faim.

Ils sont à plus de mille mètres d’altitude; quand un coup de tempête fait voler la neige, le vent souffle parfois à 80 kilomètres à l’heure. Et cette radio qui ne marche toujours pas…

Une hutte, base d’opérations

Quand leur procession de fantômes blancs se fut traînée pendant 14 jours, ils trouvèrent enfin une hutte.

Jens Poulsen fait le point : cette hutte sera leur base d’opération ; ils sont maintenant assez près de l’usine de Rjukan.

A peine arrivés, l’opérateur de radio est déjà au travail, il a placé son casque d’un geste las: tant d’échecs successifs ne l’incitent pas à l’enthousiasme. Mais son visage s’éclaire. Ses trois compagnons se penchent vers lui. Victoire. L’indicatif de Londres a crépité contre les plaques. Et puis, le silence absolu. Les accus sont morts : ils sont tombés trop souvent, avec leurs porteurs, dans la neige à demi fondue.

L’un dès deux sous-officiers, Claus Helberg, natif de Rjukan, reçoit de son chef la mission de descendre un peu plus vers le sud pour y chercher de nouveaux accu; un peu plus au sud, en effet, à quelques kilomètres de l’usine, il y a l’amateur de cigarettes anglaises le frère d’Einard Skinnarland. Lui fera tout, on le leur a dit à Londres avant le départ, pour les aider. ..

Chasse à l’homme…

Claus Helberg part de bonne heure, le lendemain. C’est un bon skieur, il est décidé à faire vite. Ce jour-là, il fait un temps admirable, la lumière vole et scintille du ciel limpide et bleu à la neige vierge. Claus va comme le vent dans la chanson menue des skis qui glissent sans effort.

Sur l’immense étendue blanche, sa silhouette est un point noir, à peine perceptible à l’œil nu. Mais elle est démesurément grossie par les jumelles prismatiques de l’officier de troupes de montagne allemandes qui conduit sa patrouille dans la région. Il fait signe à l’un de ses soldats : un champion olympique de ski, et la chasse à l’homme commence.

Claus à l’avantage dans les montées car il est plus robuste que souple, mais l’autre gagne à toutes les descentes jusqu’au moment où Claus, qui se sentait déjà serré d’un peu trop près, voit avec soulagement, par-dessus son épaule, que son chasseur vient de faire une chute catastrophique. Claus, par précaution; s’impose encore un long effort, de toute la vitesse dont il est encore capable après quatre heures de poursuite ; puis il reprend une allure plus modérée : ce soir, il lui faudra refaire la même course en sens inverse et en portant les accus neufs dans son sac.

…et duel à mort…

Il en est là de ses calculs, lorsqu’un impérieux commandement en allemand le glace d’angoisse. Comme la voix le lui a demandé, il lève les bras, se retourne et reconnaît son chasseur qui a dû le rejoindre par un raccourci, après s’être remis de sa chute moins grave que spectaculaire.

Mais déjà, Claus, d’une main qui ne tremble pas, a tiré .son revolver de son blouson. Il veut amorcer le tir le premier, car il est sûr… sûr que son adversaire est un peu trop éloigné.

L’Allemand tire une balle… deux balles… tout son chargeur, balle après balle. A mesure que la neige, irisée par le soleil se creuse en rigole sous l’impact, à quelques mètres de lui Claus compte calmement. Il sait combien de balles contient le pistolet de l’homme qui est en face de lui. Quand il a compté sept, un sourire un peu féroce détend ses traits.

En voyant ce sourire, l’autre comprend et pâlit. Il tente de fuir, de profiter à son tour de la distance. Trop tard. Claus, de toute la puissance de ses jarrets se jette en avant sur ses .skis. Un nouveau coup de feu claque dans le silence ensoleillé… Cette fois, Claus ne sera plus rejoint.

Le soir, il frappe à la petite maison de bois, au bord du lac, où habite le frère d’Einard. Celui-ci vient ouvrir. Claus murmure le mot de passe qu’on leur a donné à Londres… .

Depuis ce moment et jusqu’à la fin, le contact par radio avec Londres ne sera plus interrompu…

VI

Sur le bureau de Tronjstadt puis, sur le bureau de Winston Churchill, arrivent maintenant tous les jours et parfois d’heure en heure les bulletins d’informations radiotélégraphiés par l’opérateur du Corps franc « Swallow ».

Peu à peu, à la lumière des renseignements ainsi transmis, Londres reconstitue dans toute son exactitude la situation telle qu’elle se présente à Rjukan, autour de l’usine géante et à l’intérieur de la petite pièce à l’eau lourde.

Les officiers des « Combined Operations» apprennent ainsi coup sur coup que les Allemands sont plus que jamais sur leurs gardes, que la garnison locale vient de doubler ses effectifs, qu’autour de l’usine, les sapeurs allemands ont tendu un nouveau réseau de fils de fer barbelés.

Aussitôt, quelque part en Angleterre, un moniteur des troupes aéroportées britanniques se penche sur une maquette qui reproduit dans tous ses détails l’usine de Rjukan. D’une pince légère, il l’entoure d’un fil qui représente le barrage des barbelés, suivant point par point les indications données .par les derniers messages de Swallow.

– Ça devient de moins en moins facile, dit-il, mais il nous reste encore cette grille à deux battants qui lorsqu’elle est fermée, coupe en deux la voie de chemin de fer qui dessert l’usine ; le passage est sûrement par là.

Les vingt-cinq hommes auxquels il s’adresse et qui font cercle autour de lui épaules contre épaules comme dans une mêlée de rugby, sont les vingt-cinq hommes que l’Etat Major des « Combined Operations » a désignés pour aller faire sauter l’usine de Rjukan…

La grande expédition

Les revoilà tous les vingt-cinq, non plus en cercle, mais sur deux rangs qui se font face; ils ne sont plus debout, ils sont assis… assis dans un planeur. L’avion qui les tire survole déjà, dans la nuit opaque, les montagnes de Norvège. Le visage à peiné éclairé par le reflet phosphorescent des appareils de bord, le pilote se penche à droite et à gauche.

– J’ai fait le point. Il n’y a pas d’erreur possible, c’est là qu’ils devraient être, murmure-t-il entre ses dents.

Et ses yeux écarquillés ne voient rien à travers l’épaisseur de la nuit d’encre, fourrée de brouillard.

Au-dessous d’eux, à quelques centaines de mètres seulement, les hommes de Swallow tendent des torches de magnésium; voilà deux fois; que les avions et les planeurs .viennent tourner au-dessus de leur tête. Ils s’éloignent de nouveau: de plus en plus amorti, le ronronnement des moteurs s’éteint soudain et restitue à la solitude glacée où s’agitent encore les fantômes blancs de Swallow son silence tragique et désespéré…

Manqué !

Un moment après, à moins de 100 kilomètres de là, vers les premières échancrures des fjords norvégiens et des îles aux eaux poissonneuses, un grand éclair, .puis des flammes rougeoyantes viennent de percer la nuit.

*

L’un des avions et les deux .planeurs, rentrant vers la Grande-Bretagne après leur opération manquée, faute de visibilité, se sont écrasés et flambent. Il y a des morts, mais beaucoup de survivants blessés ou indemnes.

De la salle grillagée de l’hôpital, et des cellules humides où on les a enfermés, les pauvres « British » entendent claquer sur les dalles le martèlement des bottes de leurs geôliers allemands? Jusqu’au petit matin où l’on ouvre les cellules, où l’on fait lever de leurs lits les blessés encore grelottants de fièvre. .

Debout près de la fenêtre sans barreaux qui domine la cour de la prison, un officier allemand soulève un peu le bord d’un rideau. Le rideau retombe lorsque l’officier a entendu l’éclat mat, amorti par la neige, d’une double salve, qui soudain rougit un coin de la cour.

Il se dirige vers la carte que ses hommes ont trouvée sur l’un des parachutistes britanniques; un crayon rouge a cerné d’un trait gras le nom de Rjukan, mais ce qu’il ne sait pas alors c’est que l’assassinat dont il a donné l’ordre et qui a été, tout à l’heure, exécuté sous ses yeux, traînera un jour son Reich devant le Tribunal de Nuremberg…

Pour lui c’est encore l’atmosphère de la victoire. L’officier allemand satisfait d’avoir rempli sa mission de gardien de l’eau lourde, d’avoir impitoyablement puni ceux qui sans doute étaient venus pour la détruire, fait renforcer encore les mesures de précaution autour de l’usine.

Les quatre hommes de Swallow ont été prévenus. La nouvelle les a d’abord accablés, tout était prêt… mais l’espoir leur est revenu on leur a promis qu’une nouvelle tentative aurait lieu à la prochaine lune…

Mystère sur Rjukan

Au-dessous d’eux, dans les vallées qui rayonnent autour de Rjukan, le long des pentes où sont juchés les bâtiments de l’usine, l’Allemagne prend ses précautions. Un ennemi clandestin rôde autour de l’usine à l’eau lourde. Il a sûrement des attaches solides avec la population locale; il a peut-être même sur place des observateurs en armes qui épient, qui attendent le bon moment et qui, entre temps, gardent le contact avec les Alliés ?

Les postes d’écoute allemands enregistrent parfois d’insolites émissions. Un mystère menaçant plane sur Rjukan. Alerté par l’incident des planeurs, Hitler a donné des ordres précis. La Gestapo arrête tous les suspects y compris le frère d’Einard.

Joseph Terboven, Commissaire du Reich pour la Norvège et le général von Falkenhorst qui commande les troupes d’occupation s’assurent eux-mêmes, sur place, de la protection de l’usine ; on voit passer dans les petites rues de Rjukan leurs puissantes automobiles a fanion rouge, blanc et noir: Les bûcherons ou les gardiens de rennes croisent dans les sentiers de la montagne des patrouilles accompagnées de chiens loups.

Parfois, une grande lueur s’élève sur les hauteurs et une épaisse fumée noire ternit de ses spirales, pendant des heures, la limpidité du paysage: des Allemands ont mis le feu à un refuge.

Sans nouvelles de son frère, Einard se sent tous les jours un peu plus menacé, il n’ose plus garder ses contacts. Une nuit pourtant, entre deux patrouilles, il chausse ses skis et monte rejoindre les hommes de Swallow. Tous les renseignements qu’il apporte sont aussitôt transmis à Londres.

Par deux fois déjà, la lune a cru et décru dans le ciel du Télémarck. Mais rien n’est venu rompre l’exténuante monotonie de la vie de Swallow. Il fait plus froid que jamais. Les vivres sont de plus en plus rares. Un grand découragement s’est abattu sur les quatre hommes. Et cette solitude ! Ce sentiment lancinant de l’inutilité d’un effort pourtant surhumain qui dure, qui dure…

Le chef Jens Poulsen note :

« Décembre. Les hommes sont malades; la fièvre, et ils souffrent aussi de l’estomac. Les vivres sont épuisés. Plus d’autre solution que le renne. Le radio a découvert un fusil de chasse et des cartouches. Il n’a encore rien tué. Il n’y a plus de bois sec. »

Le lendemain, le radio, parti comme tous les jours pour abattre un renne, revient avec… un poisson, un poisson séché qu’il a volé dans le garde-manger d’un refuge inhabité. Mais pour des hommes comme ceux-là, le découragement ne dure pas. Les informations à transmettre à Londres se font .rares. Le chef envoie Helberg aux nouvelles à Rjukan même. Helberg:est tout désigné pour cette mission périlleuse puisqu’il est né dans l’une des maisons de bois de la petite ville et que l’ingénieur de l’usine qu’il va contacter habite la maison voisine de celle-là, où vivent encore son père et sa mère.

Nuit de Noël

Cette fois, c’est la bonne lune. Londres, informé par l’émission que Swallow lui a faite, après la descente de Claus Helberg à Rjukan, prévient les quatre solitaires de l’arrivée des renforts.

Tout s’est bien passé. Helberg va remonter, chargé de renseignements vers la hutte qui sert de base au corps franc de Swallow. Il fait nuit. A tâtons, il se dirige entre les troncs des bouleaux autour desquels il jouait enfant. Il se rappelle, bien sûr, que les ordres sont formels, qu’en dehors des contacts, comme celui qu’il vient de prendre, il faut fuir la population qui, pour bienveillante qu’elle soit, doit ignorer l’existence de cette petite troupe en armes qui attend son heure pour fondre sur l’eau lourde.

Et pourtant, appuyé à un arbre, Claus, un vague sourire aux lèvres, regarde au travers la fenêtre de la salle commune (la Norvège n’a pas de black-out), la silhouette familière de sa mère qui va et qui vient autour de la table et près de la cheminée.

C’est l’avant-veille de Noël. Claus voit le petit arbre traditionnel chargé de givre et de paillettes d’argent. Sur le mur orné d’une branche de houx, il ya la photographie du Roi Kaakon.

Claus regarde et tout d’un coup, s’arrache à cette douceur, à cette lumière, Swallow doit émettre avant le lever du jour…

Nuit de Noël, réveillon, bonne humeur, vieilles chansons.

Jens Poulsen note : « Le temps s’est levé. On a pu enfin tuer un renne. Nous avons passé un bon Noël. »

VII

Cette fois, il ne s’agit plus de troupes aéroportées britanniques. Il s’agit d’un nouveau corps franc norvégien, composé de six hommes, eux aussi volontaires de la Compagnie « Linge », Corps d’élite des Forces Norvégiennes Libres entraînées en Angleterre. Si le premier s’appelait SwalÎow, le second va répondre à l’indicatif : « Gunnerside »

Ceux de Gunnerside

16 février, minuit. A une cinquantaine de kilomètres de la hutte qui sert de base d’opérations à Swallow, le vrombissement d’un avion éveille les échos de la haute montagne. Dans la nuit, glissent du ciel six masses blanches et soyeuses curieusement lestées par une forme indistincte.

Les six hommes de Gunnerside font une dernière culbute dans la neige poudreuse, ils sont en Norvège. Ils enterrent leurs parachutes et partent à tâtons à la recherche de Swallow qui, de son côté, tente de les découvrir dans l’immensité blanche où s’ensevelissent rapidement les dérisoires points de repère.

Ceux de « Gunnerside », au départ, sont plus chanceux que les quatre de Swallow. Eux, au moins, ont été lancés avec deux petits traîneaux. Ils ont l’équipement et l’armement ordinaires. Mais en plus, ils ont des explosifs : les explosifs, qu’on leur a confiés pour faire sauter l’usine de Rjukan.

La tempête de neige qui sévit depuis leur arrivée est si violente, que, pendant quarante-huit heures, ils ne peuvent pas sortir de la hutte où ils s’abritent. Ces hommes, passés brusquement du climat doux de l’Angleterre aux dures brûlures du froid de la haute montagne, tombent malades: bronchites et terribles engelures. Leur état s’aggrave, tandis que dehors, la tempêtes se transforme en ouragan, en blizzard dont les furieux coups de vent chargés de cristaux de neige; piquent, brûlent la peau, gercent et déchirent les lèvres et les paupières.

Et toujours à tâtons, vaguement guidés par Londres, Swallow et Gunnerside se cherchent et ne se rejoignent pas. Jusqu’au jour – neuf jours après le parachutage de Gunnerside – où ils se réveillent pour découvrir que le soleil rayonne dans un ciel éclatant et que la neige apaisée scintille doucement. Le chef de Gurinerside, Joachim Holmho Ronneberg note : « En approchant du village de Kallund, nous voyons venir droit vers nous deux skieurs inconnus. Je donne l’ordre à l’un de mes hommes de revêtir le grand manteau blanc de camouflage, de se coiffer d’un bonnet de civil. Il part pour prendre contact avec les deux hommes. Si ceux-ci l’interrogent, il répondra qu’il est gardien de rennes et qu’il fait la tournée de ses troupeaux. Nous nous cachons dans lès fourrés. Les deux hommes sont des hommes de Swallow » .Gunnerside et Swallow ne forment plus qu’un corps franc.

Dix hommes résolus

L’eau lourde allemande est en danger. Dix hommes résolus, commandés par CHURCHILL, vont affronter le Reich sur le champ de bataille immaculé de neiges et des laboratoires… Les rouleaux d’explosifs sont prêts.

C’est le moment où, en Europe occupée, Hitler et ceux qui font sa propagande, parlent de plus en plus des armes secrètes qui « bientôt vont faire leur apparition ».

L’avenir va donc dépendre pour une bonne part de ces neuf hommes qui, maintenant que la nuit est tombée en cette soirée du 27 février 1943, descendent silencieusement vers la vallée de Rjukan.

En face d’eux, mais sur le versant opposé, ils distinguent l’usine géante entourée de ses vapeurs, percée de ses vives lumières. Leur chef – le lieutenant Joachin Ronneberg – les arrête, un instant. Ils se débarrassent de leurs vêtements blancs. Et les voilà en uniformes. Ce soir, comme ils partent à l’attaque, ils ont voulu se battre à découvert…

Au-dessous d’eux, un peu à gauche, ils distinguent les lumières des petites maisons de bois de Rjukan. La nuit est assez claire. Les souffles du vent seraient imperceptibles si, en descendant la vallée, ils ne faisaient pas longuement vibrer comme des cordes de contrebasse les filins métalliques tendus d’un versant à l’autre et qui forment les mailles du filet destiné à empêcher les bombardements en piqué…

Pour les neuf hommes, les difficultés vont commencer. Jusqu’ici, ils sont descendus de la haute montagne, de toute la vitesse de leurs skis, grisés par la joie sportive, éblouis par le plaisir de faire tourbillonner la neige en une magique fantasia blanche, de baigner dans le froid vif et sain de la nuit transparente… Désormais, il s’agit de descendre le long des flancs lisses d’une falaise à pic et glissante, puis de remonter le long d’une autre falaise semblable, au faîte de laquelle tout en haut, ils trouveront la ligne de chemin de fer qui dessert l’usine et qui doit leur fournir le seul moyen de pénétrer jusqu’à elle. Il y a bien la souple passerelle suspendue qui enjambe la vallée, mais c’est là que les Allemands ont établi le principal poste de défense extérieure de l’usine.

La descente commence. Ils sont peu chargés : quelques armes légères au ceinturon ou en bandoulière, de quoi manger un peu au cours de route, les explosifs, des lampes électriques et quelques outils.

Le chef de l’expédition l’a racontée de la façon suivante dans le rapport officiel qu’il a ensuite adressé à Londres :

« A 10 heures, glissant et trébuchant, nous commençons à descendre vers la rivière (qui coule au fond de la vallée et qu’ils devront donc traverser pour atteindre l’autre versant). La débâcle est déjà amorcée ; il n’y a plus qu’un seul point de neige praticable, mais il est recouvert de plus de dix centimètres d’eau. Nous grimpons ensuite le long de la falaise abrupte et rocheuse qui forme la rive opposée… »

Avalanche !

En file indienne, le corps collé contre la paroi rocheuse, ils montent lentement. Dans la nuit maintenant claire, ils aperçoivent et entendent les soldats en armes du poste de garde de la passerelle suspendue. A mesure qu’ils s’élèvent, les bouffées du vent leur apportent, à travers l’ahanement essoufflé de leur propre respiration, le ronflement doux et rythmé des machines huilées de l’usine géante.

Soudain, tous ces bruits infimes ou lointains sont dominés par la chute sonore et rebondissante d’un rocher que l’un des neuf hommes vient sous son poids d’arracher à la falaise. Tous retiennent leur souffle : la marche cadencée des sentinelles allemandes sur la passerelle s’est arrêtée. Des ombres se penchent par-dessus le parapet et cherchent à découvrir l’origine du bruit insolite.

L’ascension reprend. Un dernier effort, un rétablissement sur les poignets : les neuf hommes ont atteint la ligne de chemin de fer.

Joachim Ronneberg note : « Nous progressons jusqu’à 500 mètres de la grille qui coupe, en se fermant, la ligne de chemin de fer desservant l’usine. Le vent d’ouest nous apporte faiblement le halètement des machines. Nous allons attendre là sans bouger jusqu’à minuit et demie. »

VIII

L’attaque est fixée à minuit et demie, c’est-à-dire quelques minutes après la relève, qu’ils voient se faire au-dessous d’eux, de la garde sur la passerelle.

Ils ont repéré l’étroit passage le long de la voie ferrée ou des traces de pas prouvent qu’il n’y a pas de mines. Ils sont prêts. Serrés les uns contre les autres, ils se rappellent les consignes. Le mot de passe, s’ils ont à se reconnaître dans l’obscurité ou dans la confusion d’un corps à corps : « Piccadilly…Leicester Square ». Ils se diviseront en deux groupes ; le groupe d’action composé du chef de l’expédition et de deux hommes et le groupe de protection qui, comme son nom l’indique, couvrira l’attaque. – Quand l’opération sera en cours d’exécution, liberté de manœuvre et initiative complète. Toute personne non allemande rencontrée sur les lieux devra selon les circonstances, être traitée avec la détermination requise. Ils ont tous pris l’engagement de se tuer s’ils voient qu’ils vont tomber aux mains de l’ennemi…

La nuit n’est plus animée dans le silence universel que par le doux ronflement des machines de l’usine. Au rez-de-chaussée, sous la masse des sept étages de béton et d’acier l’objectif ; une petite pièce où luisent des tubes d’acier et où l’eau lourde se concentre lentement, destinée aux laboratoires allemands qui préparent la bombe atomique.

Cette fois, c’est un claquement de tenaille qui a rompu le silence de la nuit ; deux hommes du groupe de protection, partis les premiers, viennent de broyer la lourde chaîne et le cadenas de la grille qui coupe la ligne de chemin de fer.

Une main légère remonte le long de chaque battant : pas de fil électrique. La route est ouverte. Le sabotage de l’eau lourde a commencé.

Dans l’usine

Avec une précision d’horlogerie, les neuf hommes courent sans bruit dans la cour de l’usine. Les hommes du groupe de protection se placent en chacun des points qui leur a été assigné sur le plan : entre leurs mains un peu crispées le canon des armes suit au jugé la direction suivie par les trois hommes du groupe d’action qui éprouvent la première entrée possible vers la petite pièce à l’eau lourde. Pas de succès : la porte, fermée de l’intérieur, est lourdement barrée… Ils se dirigent, toujours dans le même fantastique silence, vers la deuxième entrée.

Le gémissement d’une porte mal huilée se fait entendre à côté d’eux. Comme s’ils étaient foudroyés par un charme, les neuf hommes s’immobilisent en même temps, suspendant le geste commencé dans le rai de lumière que jette sur la neige la porte qui vient de s’ouvrir. Un soldat allemand passe la tête d’abord, puis tout le corps. Il promène jusqu’au milieu de la cour le faisceau d’une grosse lampe électrique. Le sommet de l’arc lumineux ainsi décrit s’arrête par bonheur à quelques centimètres des semelles ferrées du plus proche des neuf hommes.

La porte gémit de nouveau et se ferme. Dans l’ombre, le charme est rompu : les neuf hommes reprennent leurs mouvements ou leur pose. La deuxième porte est elle aussi inaccessible. Le temps presse. Suivi d’un de ses hommes, le chef de l’expédition qui est aussi le chef du groupe d’action, s’élance vers le troisième accès, le moins aisé. Joachin Ronneberg écrit dans son rapport :

Nous atteignons l’eau lourde

« Nous n’avons pas pu ouvrir la deuxième porte. Mais par la fenêtre de la petite pièce, j’ai aperçu, de dos, un homme Immobile. Nous nous mettons à chercher le dernier accès possible : le tunnel qui, dans la muraille extérieure, donne passage aux câbles électriques. Après les deux premiers échecs, c’est désormais notre dernière chance d’accès dans la petite pièce à l’eau lourde. Ce faisant, nous nous égaillons. Finalement, je trouve le tunnel. Suivi d’un seul de mes hommes, je m’y glisse au milieu des câbles enchevêtrés. Par un trou, dans la paroi, j’aperçois à ma gauche l’objectif. Il ne s’agit plus de perdre une minute : l’homme qui m’accompagne et moi, nous allons accomplir la mission tout seuls. Nous sommes maintenant dans une pièce adjacente à l’objectif. La porte qui, de cette pièce, ouvre sur celle où se concentre l’eau lourde est ouverte. Nous entrons. Le veilleur de nuit n’en croit pas ses yeux.

« Mais, il se tient tranquille… Je commence à placer les charges explosives… Soudain, derrière moi, j’entends un bruit de verre brisé. Je lève les yeux, quelqu’un vient de crever la vitre de la fenêtre qui ouvre sur la cour : une tête d’homme s’y encadre et regarde. C’est un de mes hommes qui n’ayant pas trouvé le tunnel des câbles a décidé de sa propre initiative de passer par la fenêtre. Il m’aide à placer les charges. »

Victoire !

« Dehors, pas la moindre trace d’alerte. Pourtant la protection de l’usine, outre les postes de garde, les sentinelles et les veilleurs comporte un dispositif sonore et lumineux qui peut en une seconde déclencher le hurlement des klaxons et la ronde des faisceaux de projecteurs.

Dehors, les mains un peu plus crispées, sur le canon et sur la gâchette, le groupe de protection scrute la nuit.

Nous allumons les deux mèches, nous quittons la petite pièce.

Nous sommes à vingt mètres d’elle, lorsque l’explosion se produit.

Nous repoussons la grille et nous suivons la ligne de chemin de fer. Un instant; je regarde en arrière, par-dessus mon épaule et j’écoute. Tout est encore tranquille ; j’entends seulement comme tout à l’heure en venant, le halètement des dynamos. »

Mais tout d’un coup, le silence est déchiré par le hululement des sirènes : la nuit est percée par les projecteurs qui s’allument aux quatre coins de l’usine. Trop tard ! 1.500 kilos d’eau lourde, la partie la plus importante des engins de fabrication, viennent d’être anéantis par les explosifs.

Les neuf hommes de Gunnerside et de Swallow, ont réussi cet exploit. Neuf seulement, en effet : les deux autres sont restés dans la montagne, pour garder le contact par radio avec Londres.

C’est à eux que revint l’honneur d’annoncer là-bas, le résultat du sabotage.

L’élan de l’Allemagne dans sa course aux armes secrètes était suspendu, au moins pour un certain nombre de mois…

Mission remplie !

Quelques jours plus tard, les onze hommes de Swallow et de Gunnerside se séparaient. Sur .la neige qui les avait vus, une nuit descendre du ciel en parachute, neuf allaient partir pour la Suède, puis l’Angleterre. Mais deux allaient demeurer sur place, garder le contact avec Londres, se tenir prêts, toujours dans le froid, toujours dans la solitude, toujours avec la faim au ventre – à répéter l’attaque s’il était nécessaire.

Tandis que dans le désert blanc de Télémarck, ils se séparaient ainsi, non loin d’eux et dans la vallée, l’Allemagne prenait des mesures nouvelles de protection et de représailles. .

L’ennemi invisible avait frappé une nuit, en pleine surprise et il avait magnifiquement réussi son coup de main. Mais l’Allemagne conservait la source de l’eau lourde; elle entendait intensifier son effort et réparer en quelques mois les dégâts causes par le sabotage du 23 février.

Le vacarme assourdissant des 80 forteresses volantes tournoyant au-dessus de Rjukan et bombardant en piqué l’usine géante donna la preuve, à la mi-novembre 1943, que les Alliés, fidèlement informés par la radio des deux solitaires de Télémarck,  jugeaient de nouveau importante .la production de l’eau lourde.

IX

Dans le refuge où ils sont installés et d’où partent tous les jours les messages en code, Eynar et Knut – les deux hommes demeurés sur place, – devisent paisiblement, comme ils font souvent dans leur interminable tête-à-tête.

Un coup de poing frappé contre la porte les fait sursauter. Mais c’est un ami qui vient les visiter : l’ingénieur Sorlie qui, de l’intérieur même de l’usine, les tient au courant de tout ce qui s’y passe : « Ils » viennent de prendre une, décision inouïe, dit-il d’une voix encore essoufflée par la course dans la montagne: « Ils » ont décidé de faire partir l’eau lourde pour l’Allemagne !…

 Un dialogue dramatique

La nouvelle est, en effet, sensationnelle. Pour les deux hommes qui la recueillent des lèvres du fidèle Sorlie, elle signifie qu’enfin, quelque chose va se passer, que leur vie de Robinson des Glaces et des Neiges va prendre un tour plus actif, plus dramatique aussi sans doute.

Pour Londres, Winston Churchill et le professeur Tronjstadt, cette nouvelle que viennent de capter les grandes antennes métalliques de la B.B.C, signifie que la « Bataille de l’Eau .Lourde » s’engage dans sa phase décisive : si des ordres formels viennent d’arriver de Berlin, si l’Eau Lourde de Rjukan doit partir sans délai pour le Reich, c’est que les laboratoires du Reich sont décidés à l’utiliser.

Entre la petite antenne des neiges, soutenue par deux bâtons, de skis et les bras immenses des antennes réceptrices d’Angleterre, s’établit un dialogue précipité :

« Le stock qui va partir pour l’Allemagne, précise l’émetteur perdu dans les solitudes du Telemark, ­est un stock de dix mille litres, résultat de deux ans d’effort sans cesse intensifié malgré la résistance des ouvriers et de la Direction de l’usine, malgré sabotages et bombardements. »

Dans son bureau londonien, le professeur Tronjstadt suppute la valeur de ces dix mille litres : « leur destruction, suspendrait pendant des années les recherches atomiques du Reich. ».

Et pourtant, le Reich ne tient à rien tant qu’à poursuivre, au contraire, ses recherches atomiques. Poursuivre ? Peut-être atteindre le but…

Hitler vient de hurler quelque part en Allemagne: « Dieu me pardonne les huit derniers jours de la guerre. ». A Radio – Paris, Jean-Hérold Paquis vient de lancer la fameuse- formule : « L’Angleterre, comme Carthage, sera détruite:.. »

La petite antenne autour de laquelle attendent, anxieux, Eynar, Knut et SORLIE ajoute : « Ce n’est pas seulement l’Eau Lourde qui va partir, c’est aussi tout son matériel de fabrication. »

Londres répond : « Détruire convoi, coûte que coûte, par tous les moyens. »

Instantanément Knut soumet un plan à Londres qui accepte et ajoute: « Ordre impératif de succès. »

Nouvelle attaque

Le plan est simple. Non loin de l’usine, dans la mansarde de la maison qu’habite Sorlie, les trois hommes sont réunis, Knut parle :

– J’ai fait cela, dit-il, avec les pièces d’un réveille-matin.

Et il montre quelque chose qui a encore l’air en effet d’un réveil mais qui est un mécanisme d’horlogerie, destiné à commander, les charges explosives. .

Knut ajoute :

– J’ai calculé que les charges sont assez puissantes pour détruire le convoi en quatre ou cinq minutes…

Le plan de Knut consiste tout simplement à couler le ferry-boat sur lequel, dans quelques heures, demain matin, vont être transbordés l’Eau Lourde et son matériel de fabrication.

Knut dit encore :

– Cet après-midi, j’ai traversé le lac sur le ferry-boat qui va servir demain. J’ai calculé qu’à dix heures quarante-cinq il se trouvera sur des fonds de trois cents mètres.

C’est le 19 février 1944, presque un an jour pour jour, après le sabotage par les hommes de Swallow et de Gunnerside, de la petite pièce à l’Eau Lourde au fond de l’usine géante…

Rjukan et ses environs ont vu arriver de nouvelles troupes allemandes, en particulier des S.S. et de la Gestapo, venues pour assurer la protection du convoi depuis l’usine jusqu’à la mer.

L’itinéraire que suivra l’Eau Lourde sera le suivant : le train quittant l’usine descendra à travers Rujkan jusqu’au lac où les wagons contenant l’Eau Lourde et le matériel de fabrication, passeront à bord du ferry-boat « Hydro ».

Au delà du lac, le train se rendra jusqu’au port maritime d’embarquement ; de là, l’Eau Lourde terminera son voyage jusqu’au Reich par mer…

X

Il est 10 heures du soir; la nuit est épaisse. De temps en temps des projecteurs promènent lentement leur pinceau de lumière sur les abords de l’usine et sur la vallée. Tout le long de la voie ferrée, sur laquelle le train va rouler, tout à l’heure depuis l’usine jusqu’au lac, il y a des sentinelles tous les cinquante mètres ; les patrouilles circulent dans Rjukan et sur les routes alentour.

Jusqu’à la tombée de la nuit, des avions de reconnaissance ont survolé la région. L’Allemagne protège son Eau Lourde…

Une heure du matin : les trois hommes qui tout à l’heure devisaient dans la mansarde de SORLIE, chacun portant un sac, descendent dans la cour de la maison où les attend un taxi dont le chauffeur, un Résistant comme eux, s’est fait octroyer par les Allemands (Dieu sait comment) un Ausweis de nuit. Tout de suite, le taxi se met en route vers le lac.

Par la glace baissée, Knut et ses compagnons aperçoivent le train, la garde qui entoure ses wagons, les sentinelles qui jalonnent les rails. Dans la petite, gare de bois qui dessert l’embarcadère du lac, à une centaine de mètres du bord de l’eau il y a encore des sentinelles.

A bord de l’ « Hydro »

Le taxi avance toujours. Sur un signe de Knut le chauffeur s’arrête, un peu en retrait ; l’ordre lui est donné de rester au volant et de laisser son moteur en marche. Ouverte sans bruit, la portière du taxi laisse passer les trois hommes qui, à pas de loup, mais prêts à passer coûte que coûte, s’approchent, la main serrée sur le manche du poignard, de l’embarcadère où’ est accosté le ferry-boat « Hydro ».

Ils sont déjà au bord de la passerelle et, de là, ils découvrent tout l’embarcadère, et les deux, ponts du ferry-boat.

Nulle part, il n’y a de sentinelles allemandes. Ils se regardent stupéfaits mais reprennent aussitôt leur marche. Les voilà à bord du ferry-boat, ils entendent à l’intérieur du navire l’équipage norvégien qui joue aux cartes. Knut et ses deux compagnons descendent vers le pont où se trouve le salon des passagers.

Knut écrit dans son rapport : « Laissant un de mes hommes dans le salon, je passe avec l’autre par une trappe. Suivant la quille, nous nous dirigeons à tâtons vers l’avant, c’est là que je place mes charges d’explosif. »

En réalité, l’opération est laborieuse. Il faut éviter autant que possible de se servir des lampes électriques; il faut éviter surtout de faire le moindre bruit. Et ils sont là, tous les deux, en équilibre instable sur les membrures du navire, les pieds dans un mélange noirâtre d’eau et d’huile, qui fait glisser.

Knut regarde encore une fois le cadran qui porte l’heure fatidique : 10 heures 45. Quand ils ont fini, il est 4 heures du matin. Ils remontent par la trappe, rejoignent celui qu’ils ont laissé de faction dans l’ombre du salon des passagers. A peine l’ont-ils retrouvé, qu’une voix dit auprès d’eux, en norvégien:

– Mais que faites-vous ici à cette heure ?

C’est un veilleur de nuit, à qui Knut répond, jouant le tout pour le tout :

– Nous essayons de nous cacher, nous sommes poursuivis par la Gestapo.

– Eh bien, répond le veilleur, je vais vous donner une bonne cachette, mettez vous là. Et il désigne la trappe sous laquelle les explosifs viennent d’être placés.

– Merci, dit Knut, nous reviendrons un peu plus tard…

– Pas trop tard, le ferry-boat partira vers 10 heures et j’aurai quitté mon service.

Les trois hommes ressortent par le même chemin, franchissent la passerelle aussi vite qu’ils le peuvent. Il n’y a toujours pas de sentinelles allemandes. Ils retrouvent le chauffeur à son volant, avec le moteur qui tourne toujours au ralenti. Un instant plus tard, la voiture disparaît dans la nuit sans avoir attiré l’attention…

La bataille est gagnée

Le jour est venu. Dans le ciel limpide passent et repassent des patrouilles d’hydravions. Au bord du lac, le train de l’Eau Lourde vient d’arriver sur l’embarcadère, qui maintenant fourmille de sentinelles armées jusqu’aux dents. Dans un grand bruit de chaînes, les wagons passent à bord du ferry-boat. Les dix mille litres d’Eau Lourde sont en route pour le Reich. Bien loin de là, dans la montagne, Knut regarde le cadran de sa montre: il y a encore une heure :

– 10 heures 45 ! Pourvu que tout marche bien !…

D’ailleurs les Alliés ont pris des précautions supplémentaires. Au large de la côte norvégienne, devant le port d’embarquement, des sous-marins anglais sont prêts à intervenir.

Si l’Eau Lourde arrivait jusque-là !

Dans le calme de la matinée, sur laquelle brille un éclatant soleil, le ferry-boat « Hydro » trace lentement son sillage sur l’eau paisible du lac.

Sur sa montre, Knut lit : 10 heures 40, 10 heures 43, 10 heures 45… Son visage se crispe… Cependant, sur le lac il ne s’est rien passé.

10 heures 47, 10 heures 48, 10 heures50.

Une immense gerbe de feu suit une explosion assourdie, qui vient d’ébranler le ferry-boat de proue en poupe (fig. 2). En quelques secondes, l’avant qui s’enfonce rapidement est presque déjà sous l’eau. Une deuxième gerbe, plus haute encore que la première : les wagons contenant l’Eau Lourde et son matériel de fabrication, viennent de disparaître par trois cents mètres de fond.

Bientôt l’eau du lac retrouve son calme sous l’éclatant soleil de cette matinée de février 1944. La bataille de l’Eau Lourde était gagnée et l’Angleterre ne fut pas détruite comme Carthage…

Mais Knut, lui, fut très mortifié lorsqu’il apprit, beaucoup plus tard, que « son» explosion avait eu cinq minutes de retard…

V. CONCLUSION

Je laisse la conclusion de cette aventure héroïque à un scientifique allemand, Kurt Diebner, qui dit : « La destruction de notre production d’eau lourde en Norvège fut la principale raison de notre échec à la mise au point d’un réacteur en chaîne avant la fin de la guerre ».

Remarquons qu’il parle de la mise au point d’un réacteur et non d’une arme. Dans un prochain article, nous verrons où en était la recherche nucléaire en Allemagne et si les craintes des Alliés, à propos de la mise au point d’une bombe nucléaire allemande, étaient justifiées.

VI. QU’EST-CE QUE L’EAU LOURDE?

L’eau lourde ou, en terme savant, hémioxyde de deutérium (formule: D2O ou 2H2O), a été découverte en 1930, elle est formée d’un atome d’oxygène et de deux atomes de deutérium, isotope de l’hydrogène.

Le premier échantillon d’eau lourde pure fut isolé en 1933 par Gilbert Newton Lewis.

Le noyau de l’hydrogène ordinaire est formé d’un proton et a une masse atomique de 1. Il existe deux autres isotopes naturels de l’hydrogène : le deutérium et le tritium. En plus de son proton le noyau du deutérium renferme également un neutron. Il a donc une masse atomique de 2. Quant au tritium c’est un élément instable et radioactif dont le noyau possède un proton et deux neutrons. Il a une masse atomique de 3. Dans un volume donné d’hydrogène, on retrouve environ 0,02 % de deutérium. Ces atomes de deutérium peuvent se combiner avec l’oxygène pour donner de l’eau lourde, dont la densité est d’environ 11% supérieure à celle de l’eau ordinaire.

Deuterium

Fig. 1 – Comparaison entre atome d’hydrogène et deutérium

L’eau lourde a les mêmes propriétés chimiques que l’eau ordinaire. Quand aux propriétés physiques, l’eau lourde bout à 101,42 °C au lieu de l00 °C, et son point de congélation est de 3,81°C au lieu de 0°C.

C’est le domaine de la fission nucléaire qui mit l’eau lourde en vedette. Elle est utilisée comme « modérateur » dans certains types de réacteurs : CANDU, réacteur à uranium naturel et à eau pressurisée. Rappelons qu’un modérateur sert à ralentir les neutrons libérés par la fission, favorisant ainsi la réaction en chaîne. On peut utiliser de l’eau ordinaire, mais l’eau lourde a l’avantage de moins capturer les neutrons. Certains modèles de réacteurs utilisent plutôt le graphite comme modérateur.

L’eau lourde est naturellement présente dans l’eau mais en très faible quantité : une molécule d’eau lourde pour 7000 molécules d’eau ordinaire. Il existe divers procédés de production d’eau lourde : par électrolyse et distillation de l’eau, distillation de l’hydrogène liquide, échange isotopique H2OH-H2S, échange isotopique NH3-H2. Dans le cas des échanges isotopiques, on exploite la différence d’affinité du deutérium et de l’hydrogène pour les différents composés. Ces procédés chimiques sont basés sur la différence de poids moléculaires qui produit une légère différence de vitesse à laquelle les réactions chimiques se produisent.

La première installation de production industrielle d’eau lourde a été réalisée en 1934, par la société Norsk Hydro qui s’est implanté à Vemork (Rukjan) en Norvège. Elle avait une capacité de production de 12 tonnes par an. Je vous ai raconté son histoire plus haut.

La plus grande partie de l’eau lourde utilisée en France, après la guerre, a été importée de Norvège et des États-Unis (selon certaines sources). Les réacteurs civils mis en service dans l’Hexagone avant 1967 auraient demandé 150 tonnes d’eau lourde au maximum. De l’eau lourde serait stockée à Saclay et à Cadarache.

Actuellement, ce sont surtout les Canadiens qui développent les réacteurs à eau lourde. J’en reparlerai lorsque j’aborderai la recherche nucléaire au Canada.

Un de nos lecteurs a posé la question de l’utilisation première de l’eau lourde. Malheureusement, je n’ai rien trouvé de précis. La seule référence à une utilisation autre que celle de modérateur est la suivante : 1931- utilisation de l’eau lourde (Deutérium) pour mesurer le contenu en eau du corps humain, selon le principe de dilution.

Par contre, elle est également utilisée actuellement pour la détection des neutrinos. Ainsi, l’Observatoire de Neutrinos de Sudbury SNO (Ontario. Canada) utilise 1.000 tonnes d’eau lourde dans une cuve enterrée dans une mine à plus de deux kilomètres sous terre afin d’être protégée des rayons cosmiques. Le SNO détecte l’effet Tcherenkov produit quand un neutrino traverse l’eau lourde.

VII. BIBLlOGRAPHIE

  • Crochet Bernard, McNair Ronald – La bombe atomique Hiroshima – Nagasaki. Historica Hors série. juil-août-sept 1995.
  • Gallagher Thomas – Halte à la bombe de Hitler, Selection du Reader’s Digest, mai 1976.
  • Gueron Jules (1980) – Lew Kowarski et le développement de l’énergie nucléaire.

 

Explosion ferry-boat

Figure 2- Une immense gerbe de feu suit une explosion assourdiequi vient d’ébranler le ferry-boat de proue en poupe.

 

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XIII – Les atomistes français, une équipe de pointe

I.      LES SAVANTS FRANCAIS S’IMPLIQUENT EN POLITIQUE

 Avant de poursuivre notre histoire de la physique atomique, il est utile de resituer le contexte dans lequel nos physiciens français ont évolué et de comprendre leur implication dans la politique de leur pays.

 La prise de position de Frédéric Joliot-Curie, sur le plan politique, remonte au 6 février 1934. Que s’est-il passé ce jour-là ? Édouard Daladier (1884-1970) présente à l’Assemblée nationale son nouveau gouvernement, à la suite de la découverte, un mois plus tôt, du cadavre d’un escroc, le financier Alexandre Stavisky (1886-1934). L’homme était recherché pour le détournement de fonds au Crédit municipal de Bayonne. L’opinion publique soupçonne – à tort – les ministres et les députés d’avoir trempé dans ses combines. Chacun s’indigne… C’est ainsi que des ligues et des mouvements paramilitaires appellent à manifester le même jour à Paris, place de la Concorde. Parmi les organisateurs de la manifestation figurent la ligue monarchiste Action française, la ligue des Jeunesses patriotes fondée en 1924 par Pierre Taittinger (1887-1965), député de Paris, le groupe Solidarité française du parfumeur François Coty (1874-1934), émule de Mussolini… mais aussi l’association d’anciens combattants Les Croix de Feu du lieutenant-colonel de La Roque (1885-1946), qui se veut apolitique. Tous ces groupes sont orientés à droite ou à l’extrême-droite. On relève également la présence d’un mouvement communiste, l’Association républicaine des anciens combattants. Tous se mobilisent sur le thème  « À bas les voleurs ! » et réclament davantage de civisme, d’honnêteté. La manifestation dégénère rapidement. Tandis que Les Croix de Feu se dispersent sans attendre, des milliers de militants en armes marchent sur le Palais-Bourbon, siège de la Chambre des députés, en face de la place de la Concorde. La Garde mobile tire. Les affrontements se prolongent pendant la nuit et causent la mort de seize manifestants et d’un policier. On compte un millier de blessés. Non sans mauvaise foi, la gauche parlementaire dénonce une tentative de coup d’État fasciste. Elle appelle au rassemblement des forces progressistes. Trois jours plus tard, une contre-manifestation à laquelle participent les socialistes et les communistes dégénère à son tour et fait 9 morts. Le président du Conseil Édouard Daladier, porté au pouvoir par la majorité législative élue en 1932, doit céder la place à l’ancien président de la République Gaston Doumergue (1863-1937) à la tête du gouvernement.

 A la suite de ces événements tragiques, Frédéric adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) créé par le physicien Paul Langevin, l’ethnologue Paul Rivet (1876-1958) et le philosophe Alain (1868-1951), le 5 mars 1934.

 La manifestation du 6 février entraînera la création du Front populaire qui réunit les partis de gauche, sous l’impulsion, de Maurice Thorez (1900-1964) (P.C.). Ce mouvement remporte les élections législatives d’avril – mai 1936. Des grèves spontanées éclatent alors et se généralisent à tout le pays dans une atmosphère de fête et d’espérance. Dans ce climat, le gouvernement de Léon Blum (1872-1950) (SFIO) favorise la signature entre le patronat et les syndicats des Accords Matignon (7 juin 1936). Les mesures les plus importantes sont l’établissement des conventions collectives, l’élection de délégués-ouvriers et des augmentations de salaires. L’Assemblée votera ensuite la loi des Congés payés et celle sur la semaine de 40 heures. L’année suivante les premières nationalisations (S.N.C.F. et usines d’armement) sont décidées. Le gouvernement du Front populaire établit en quelques semaines les traits essentiels de la législation sociale contemporaine.

 De plus, afin d’améliorer le sort des scientifiques, Blum, dès son arrivée au gouvernement crée un sous-secrétariat d’Etat à la Recherche scientifique qu’il confie à Irène Joliot-Curie. Elle accepte le poste contre son gré et y renonce après deux mois seulement, le laissant à Jean Perrin plus diplomate et plus efficace.

 Frédéric entre au Parti socialiste.

 « Pour moi, raconta-t-il à un de ses biographes, Michel Rouzé, le passage dans la SFIO répondait à la nécessité immédiate d’entrer dans un parti, d’éprouver le coude à coude, d’amplifier sa force, de n’être plus isolé. C’était une espèce de stade avant d’aller au communisme. »

 Très vite, dès1936, les Joliot-Curie sont en désaccord avec le gouvernement du Front populaire à propos de sa politique de non-intervention en Espagne.

 A la suite de nombreuses difficultés et de l’action virulente de la droite, Blum démissionne en juin 1937. En septembre – décembre 1938, le Front populaire est définitivement écarté du pouvoir et remplacé par un gouvernement radical conduit par Edouard Daladier qui signera les accords de Munich, conjointement avec Chamberlin et Mussolini (30/9/1938), avant de déclarer la guerre à l’Allemagne le 3 septembre 1939.

 Au Comité de vigilance (CVIA), Frédéric est proche de Paul Langevin et de ceux qui dénoncent la politique d’apaisement devant les États fascistes. Après Munich, avec les Perrin et d’autres savants, les Joliot-Curie expriment dans une lettre ouverte au président du conseil, Édouard Daladier, leurs inquiétudes devant la politique extérieure de la France :

 « Nous craignons que nos intérêts à l’extérieur soient confiés à des hommes très faibles. Nous demandons qu’aucune concession ne soit faite aux exigences allemandes et italiennes. »

 Proche du PC sans en être membre, Joliot-Curie accepte de signer en juin 1938, avec deux autres Prix Nobel, sa femme Irène et Jean Perrin, une lettre au procureur général de l’URSS en faveur du physicien Alexandre Weissberg qui avait été emprisonné. Installé en URSS depuis 1931, Weisberg avait été un des fondateurs du Journal de physique soviétique avant d’être victime de la grande purge de 1937. Incarcéré pendant trois ans, il est remis à la Gestapo après signature du pacte germano-soviétique. Transféré à Varsovie, passant dans la clandestinité, repris, Weisberg parvient au lendemain de la guerre à quitter la Pologne pour la Suède avant de s’installer en Angleterre. Il est aux premières loges à Kharkov pour analyser la mise en œuvre de la grande purge dans les milieux scientifiques qu’il devait rapporter, par la suite, dans un ouvrage préfacé par Arthur Koestler. Koestler avait lui aussi passé un certain temps à Kharkov au début des années 30 et lorsqu’il avait appris, en 1938, l’arrestation de son ami et ancien camarade, il avait entrepris une campagne de mobilisation internationale en sa faveur avec le concours d’Albert Einstein, Jean Perrin, Frédéric et Irène Joliot-Curie.

 En août 1939, Frédéric signe l’Appel de l’Union des intellectuels français qui exprimait sa « stupéfaction » devant le Pacte germano-soviétique de non-agression signé par von Ribbentrop et Molotov :

 « Les intellectuels français, qui ont tous ardemment réclamé, contre la menace hitlérienne, la constitution du Front de la Paix et le pacte d’entente franco-anglo-soviétique, réprouvant toute duplicité dans les relations internationales, expriment leur stupéfaction devant la volte-face qui a rapproché les dirigeants de l’URSS des dirigeants nazis, à l’heure même où ceux-ci menacent, en même temps que la Pologne, l’indépendance de tous les peuples libres.

Ils restent fidèles à l’idée que le seul moyen de sauver cette indépendance est d’unir tous les peuples qui, quel que soit leur régime intérieur, sont résolus à faire front contre l’agression et à fonder la paix sur le Droit… » (L’Oeuvre et Le Temps, 30 août 1939).

 II.      CALCUL DE LA MASSE CRITIQUE ET L’AFFAIRE DES BREVETS NUCLEAIRES

 Nous avons vu dans la partie précédente que Joliot-Curie s’était adjoint les services du théoricien Francis Perrin. Il lui demanda, ses connaissances mathématiques étant insuffisantes, de faire une première tentative de calcul de la masse critique d’uranium nécessaire pour réaliser une explosion. Perrin publia ses calculs, le 1er mai 1939, dans un compte rendu de l’Académie des sciences, lesquels annonçaient une masse critique de matière fissible d’environ 40 tonnes pouvant être réduite à 12, si on l’enfermait dans une enceinte réfléchissant les neutrons. Après quelques hésitations et sachant que d’autres équipes de chercheurs s’étaient lancées dans cette voie, Joliot et son équipe brevetèrent leurs inventions[1]. Ces brevets provoquèrent un imbroglio juridique dont l’Etat français n’est jamais sorti. En effet, les savants atomistes français, s’inspirant du modèle germanique, déposèrent trois brevets secrets de droit privé entre le 1er et le 4 mai 1939, mais dont les frais de dépôt en France et à l’étranger furent pris en charge par la Caisse nationale de la recherche scientifique (future CNRS) et en son nom. Droit public et droit privé furent ainsi mêlés. Dansn une négociation avec le directeur du CNRS, les inventeurs renoncèrent à la majeure partie des bénéfices, se contentant de 5% chacun, le restant étant attribué au CNRS par donation. Cette disposition inhabituelle entraîna de telles difficultés  que lorsque la guerre éclata, rien n’était encore finalisé et l’on resta à un engagement verbal. Le 3ème brevet, « Perfectionnements aux charges explosives » fut considéré « secret défense » par le président du Conseil et ministre de la Défense nationale, Edouard Daladier et devenait par nature propriété de l’Etat.

 III.         CONTACTS AVEC L’UNION MINIERE DU HAUT-KATANGA

 Afin de poursuivre ses recherches expérimentales, Joliot, dès le dépôt des brevets, prend contact avec l’Union Minière du Haut-Katanga, afin d’obtenir la quantité d’oxyde d’uranium dont il a besoin. La rencontre a lieu le 8 mai 1939 à Bruxelles. Joliot est reçu par Edgar Sengier (1879-1963), l’administrateur délégué de la société et par Gustave Lechien, directeur de la division du radium. La discussion porte sur les perspectives nouvelles de la pechblende, sur l’importance des stocks en Belgique. Le Français propose aux deux Belges de développer en commun ce nouveau domaine qui s’ouvre à eux. Sengier, conquit, accepte de se rendre à Paris à la fin de la semaine.

 Entre-temps, Joliot avait écrit à Bruxelles (le 10 mai) pour obtenir les conditions de stockage de l’oxyde d’uranate, soit la forme, les dimensions et la teneur en eau. Cette demarche est entreprise dans le but d’évaluer les conditions minimales pour l’obtention d’une réaction en chaîne et de s’assurer de l’absence de danger qu’une telle réaction ne se déclanche dans la configuration physique des stocks. La réponse, le lendemain, fait état d’une pyramide tronquée de 2 m 25 de haut, de 17 x 16 m à la base et de 45% d’eau.

 Dans le même temps, la parution de la note de l’équipe du Collège de France dans la revue « Nature » impressionne le physicien britannique George Thomson (1892-1975) qui alerte les autorités de son pays, afin qu’elles prennent contact avec la firme belge pour acquérir un tonnage important de minerai, et d’empêcher que le stock existant ne passe en totalité ou en partie aux mains des Allemands. Le 10 mai, Sengier est à Londres, où il rencontre un des vice-présidents de l’UMKH, lord Stonehaven, et sir Henry Tizard (1885-1959), un des principaux conseillers scientifiques du gouvernement britannique. Ce dernier est sceptique quand à l’utilisation d’uranium pour la réalisation d’une bombe. Aussi n’est-il pas disposé à engager d’importants fonds gouvernementaux dans l’achat de la totalité des stocks. Il découle de cette rencontre, que Sengier est tenu d’avertir le gouvernement britannique de tout achat anormal et de son origine, et que les Britanniques font l’acquisition d’une tonne d’oxyde d’uranium pour la somme de 700 livres sterling.

 Une deuxième rencontre, le 13 mai, à Paris cette fois, met en présence E. Sengier  et G. Lechien de l’UMKK d’une part, et Henri Laugier (1888-1973), directeur du CNRS, F. Joliot-Curie et son équipe (Halban, Kowarski, Perrin) de l’autre. Un projet de contrat est établi entre les deux parties sur la base des brevets n° I et II, prévoyant une participation dans le futur de la société belge et la livraison immédiate de 8 tonnes d’oxyde d’uranium (5 tonnes fin mai 1939 et 3 tonnes en  mars 1940), puis de 50 tonnes pour une expérience de grande envergure. L’UMHK met également son bureau technique à la disposition des savants.

 Au début des hostilités, afin de trouver un arrangement avec les inventeurs et les autres partenaires industriels, le CNRS s’apprêtait à fonder une société de droit privé, la « Société anonyme pour l’Exploitation de l’Energie nucléaire » (SPEDEN). Celle-ci était indispensable si l’on voulait passer une convention avec l’ « Union Minière du Haut-Katanga », la seule société privée qui possédait au monde la quantité d’uranium nécessaire. Le projet de société mixte fut mis en délibéré le 15 mars 1940 au cours d’une séance du comité juridique du CNRS. L’affaire était inextricable du point de vue juridique. Comment concilier les droits des inventeurs, les intérêts de l’Etat français et l’association avec une compagnie privée ? De nouveaux projets furent examinés les 30 avril et 3 mai 1940 au moment de l’invasion allemande. Malheureusement, aucun accord définitif ne fut signé entre l’Etat et les savants. Le 2 juin, une proposition de convention fut envoyée par G. Lechien au CNRS prévoyant l’apport d’un million de francs français à l’expérience et la constitution d’un syndicat d’exploitation en cas de réussite. L’article 2 de cette convention comportait une clause assez piquante :

« Dans le cas où l’oxyde d’urane mis à la disposition de la Société, conformément au présent accord, ne serait pas détruit par l’expérience, il sera rendu à l’Union minière du Haut-Katanga […] ».

 L’Union minière accepte de prêter aux scientifiques un gramme de radium sous la forme d’un mélange de radium et de béryllium. Cette composition est, à ce moment, la source de neutrons la plus efficace par l’action du rayonnement du radium sur le béryllium. La firme belge s’engage également à étudier en ses laboratoires les installations destinées aux expériences envisagées, et à valoriser les deux brevets existants et ceux à venir. Les bénéfices seront partagés pour moitié, sauf ceux réalisés en France et dans ses colonies qui reviennent à 80% pour la société française, et ceux dégagés en Belgique, au Luxembourg et au Congo qui seront acquis à raison de 80% pour l’UMKH. Etant donné la difficulté de définir dans cette affaire l’interlocuteur français, un accord ne fut jamais officiellement ratifié.

 Toutefois, Leschien expédie, dès le 23 mai 1939, 100 barils d’une contenance de 100 Kg d’oxyde d’uranium, à Joliot, respectant la promesse de la première livraison de 5 tonnes de minerai. En mai, les 3 autres tonnes seront également livrées, ainsi qu’un prêt de plusieurs grammes de radium.

 Quelques semaines avant l’attaque allemande, Frédéric Joliot avertissait par lettre le directeur de l’UMHK, Gustave Lechien, que la société à naître avait déposé les brevets n° I et n° II dans 26 pays dont la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis. Quand au brevet n° III, il ne fut porté officiellement à la connaissance d’aucune puissance étrangère. Ce n’est que le 30 avril 1946, qu’il fut enregistré aux Etats-Unis, alors que la bombe américaine avait déjà presque un an d’existence !

 IV.      TRAQUE A LA REACTION EN CHAINE DIVERGENTE

 Les vraies recherches pratiques sur la fission de l’uranium et la réaction en chaîne qui en découlait commencèrent dès la fin août 1939. La correspondance de Frédéric Joliot, nous apprend que dès le 23 août ces travaux s’effectuaient au Laboratoire de synthèse atomique du CNRS, au 57, rue Franklin à Ivry. Rappelons que Frédéric Joliot-Curie fut nommé professeur de physique au Collège de France et directeur du Laboratoire de physique atomique d’Ivry, en 1937.

 A la fin du mois de septembre notre scientifique écrivait à Raoul Dautry (1880-1951), polytechnicien, ministre de l’armement du cabinet Daladier, une lettre confidentielle disant ceci :

 « Monsieur le Ministre, faisant suite à notre récent entretien relatif à la libération de l’énergie atomique de l’uranium, je me permets de vous adresser ci-joint un rapport confidentiel sur cette  question : on sait depuis longtemps que les phénomènes de radioactivité et de transmutation naturelle ou provoquée s’accompagnent d’un dégagement d’énergie plusieurs millions de fois plus grand que celui qui accompagne les réactions chimiques à égalité de masse transformée ».

 A titre de comparaison, un gramme d’uranium donnerait lieu à un dégagement énergétique de l’ordre de 20 millions de kilocalories soit l’équivalent de la combustion de 2,5 tonnes de charbon !

 De plus, Frédéric Joliot avançait, avec raison, que son équipe était la mieux placée pour entreprendre la séparation isotopique de l’235U. Il savait que cela prendrait un laps de temps relativement long et nécessiterait des dépenses d’installation et de personnel supplémentaire. Afin de convaincre Raoul Dautry, il lui expliqua :

 [qu’un] « un mélange convenablement constitué d’uranium et de deutérium, présente, dans l’état actuel de nos connaissances, toutes les conditions favorables au développement de l’énergie atomique ».

 Et d’ajouter prudemment :

 « n’ayant pas encore eu la possibilité de réaliser un tel milieu, nous ne pouvons être certain que ce dégagement aurait lieu mais, compte tenu des phénomènes qui nous sont déjà connus, nous ne voyons pas actuellement aucune cause susceptible de l’entraver ».

 Frédéric Joliot confirmera plus tard :

 « On peut dire que, jusqu’à l’effondrement militaire de 1940, les chercheurs français étaient en tête des chercheurs des autres pays en ce qui concerne la libération atomique […] Les premiers travaux commencés en France peu après janvier 1939 étaient déjà avancés en septembre de la même année et ils furent continués en secret pendant la guerre, jusqu’au début de juin 1940 ».

 La guerre éclate le 3 septembre 1939. Frédéric et son équipe sont mobilisés dans les laboratoires du Collège de France, lui, comme capitaine d’artillerie et chargé de la direction du Groupe I de Recherches scientifiques. Les travaux des atomistes français ne seront plus publiés à partir de cette date. Le 30 octobre, ils déposent un pli cacheté à l’Académie des sciences, reprenant les conclusions du dernier mois. Il ne sera publié qu’en 1949. Joliot comprend que la France n’aura pas les moyens d’entreprendre l’entreprise suggérée au ministre avant longtemps. Il faudra attendre la construction de l’usine de Pierrelatte en 1958. Aussi, préconise-t-il une solution plus simple appelée « méthode b de remplacement de l’hydrogène par le deutérium ». Il se met en quête d’obtenir les produits chimiques nécessaires pour réaliser l’expérience d’une réaction en chaîne divergente : l’uranium métallique et l’eau lourde.

 L’uranium métallique, il pourra l’obtenir auprès de la Metal Hybrides Inc., de Clifton dans le Massachusetts, qui vient de mettre au point un nouveau procédé. Il adresse sa demande au ministre :

  « Nous aurions besoin de 400 kg (d’uranium métallique), ce qui représente une dépense de 16.000 francs ».

 Nous avons vu que les neutrons susceptibles de fissionner les noyaux lourds devaient être ralentis pour obtenir des neutrons thermiques et que pour ce faire, Frédéric Joliot avait utilisé une plaque de paraffine. Avec son équipe, il entreprend une série de recherches sur l’utilisation d’autres matériaux hydrogénés et semble perplexe devant le choix d’un ralentisseur : carbone ou eau lourde. Il adopte en définitive l’eau lourde. Il leur en faudrait de 100 à 200 litres. La seule usine productrice se trouve en Norvège à Rjukan. Il s’agit de la Norsk Hydro-Elektrisk Kvaelstofaktieselskbab, dont le siège est à Oslo, et dont le capital comportait une importante participation française. A nouveau, Joliot estima le prix à payer :

  « Prix de vente pour 200 kg, 120.000 francs. Nous avons besoin de la totalité du stock ».

 V.       LA BATAILLE DE L’EAU LOURDE EST ENGAGEE !

 En mars 1940, Joliot va trouver le ministre de l’Armement, Raoul Dautry, pour tenter d’obtenir cette eau lourde « nécessaire à des expériences sur la libération brutale de l’énergie atomique, avec des effets dépassant infiniment ceux des explosifs les plus puissants ».

Les Allemands sont déjà sur la piste et veulent s’emparer du stock norvégien. La Norvège est un pays neutre et le directeur de l’usine est réticent vis-à-vis des conquérants. La bataille de l’eau lourde est engagée !

 Un officier français du service des poudres, Jacques Allier, est chargé de ramener le précieux liquide quel qu’en soit le prix. Kowaski rencontre le militaire et lui remet un petit tube contenant du cadmium en lui disant :

  « Gardez sur vous ce tube de cadmium, et si les bidons d’eau lourde sont en danger, jetez-y un peu de cadmium : l’eau lourde deviendra instantanément inutilisable ».

 Un scénario digne d’Alfred Hitchcock est imaginé. L’officier, ayant pris le pseudonyme de M.A, reçoit deux ordres de mission, l’un de Dautry, l’autre d’Edouard Daladier, président du Conseil, et saute dans le train pour Amsterdam. Le Deuxième Bureau français capte un message radio allemand codé demandant aux agents secrets du Reich d’intercepter un certain M.A. D’Amsterdam, J. Allier prend l’avion pour Stockholm, où il se rend à l’ambassade de France. Il y engage trois officiers qui l’accompagnent à Oslo. De là, les quatre comparses rejoignent M. Aubert, le directeur de l’usine de Rjukan qui leur est d’emblé acquis.

 « L’affaire est conclue, annonce-t-il. Vous rentrerez en France avec tout notre stock d’eau lourde : 185 kilos. La totalité de la production ultérieure de l’usine sera désormais réservée à la France. Gracieusement ».

L’eau lourde transvasée dans des bidons est acheminée vers Oslo où elle partira en avion. Le commando de M.A loue des places dans deux avions afin de duper les Allemands à leur poursuite : le premier à destination d’Amsterdam, tandis que le second volera vers l’Ecosse. La voiture transportant le précieux chargement se place sur la piste entre les deux appareils. Allier, ostensiblement, monte dans l’avion pour Amsterdam, tandis que secrètement ses comparses chargent les bidons dans l’autre aéroplane. Au dernier moment, M.A saute dans l’avion qui va en Ecosse.  Le premier appareil est contraint d’atterrir à Hambourg, pris en chasse par l’aviation allemande, tandis que l’officier britannique et l’eau lourde arrivent à Edimbourg, puis à Paris le 16 mars.

 VI.      LA RETRAITE ET LA FUITE EN ANGLETERRE

 Les événements se précipitent. Daladier démissionne pour des raisons politiques et est remplacé par Paul Reynaud (1878-1966) qui continue à soutenir les savants. Le 16 mai, l’armée française est écrasée sur la Meuse. Il est conseillé à Joliot et son équipe de se replier avec le matériel dans le Midi de la France. L’eau lourde prend le chemin de l’exode à bord d’une Peugeot conduite par Halban. Première étape, la Maison d’arrêt de Riom dans la Drôme. Raoul Dautry téléphone à Jacques Allier qui couvre l’expédition :

 « On doit tout faire pour que l’eau lourde ne tombe pas aux mains des Allemands. Il faut à tout prix qu’elle soit mise à la disposition des Alliés. Organisez son évasion ».

 Le précieux liquide est transféré du cachot où il était entreposé dans une camionnette. Halban reprend le volant tandis que Kowarski se couche sur les bidons. Prochaine étape, Clermont-Ferrand où les Joliot-Curie ont réinstallé un laboratoire de fortune. Fred et Irène les reçoivent. Malheureusement Allier apporte de mauvaises nouvelles. L’avance allemande est imminente. Le 14 juin 1940, Paris est déclarée ville ouverte et l’ennemi s’apprête à l’occuper. L’équipe décide de se replier sur Bordeaux où les rejoint Joliot. Il fait embarquer, à bord du navire charbonnier britannique, le Broompark, le stock mondial d’eau lourde, soit 185,5 Kg enfermés dans 26 bidons. Il laisse partir ses deux collaborateurs, Hans Halban et Lew Kowarski, tout deux d’origine juive, après leur avoir remis les plis cachetés de l’Académie des sciences. Ils ont un ordre de mission signé par Jean Bichelonne (1904-1944), chef du cabinet, pour le ministère de l’Armement. Joliot reste à quai : il a encore une mission à remplir. Le bateau quitte Bordeaux le 18 juin en direction de l’Angleterre qu’il atteindra sans encombre, malgré les nombreux dangers, le 22 juin 1940. Pour la petite histoire, le capitaine du navire, aux allures de pirate, est le vingtième comte de Suffolk. Il est chargé de ramener en Angleterre tout ce qui peut servir à son pays. Il incite Joliot à monter à bord. Heureusement, un bombardement précipite le départ. Si le savant était monté pour faire ses adieux à ses collaborateurs, le capitaine l’aurait empêché de redescendre.

 VII.       LE RECIT DU SCENARISTE JEAN MARIN[2]

 Cet épisode donna lieu à un film français qui sorti sur les écrans le 1 septembre 1948 : « La Bataille de l’eau lourde ». Le scénariste Jean Marin avait appris par hasard, à Londres, en août 1945, les détails de l’épopée qui amena les Britanniques à faire sauter l’usine de Rjukan. Comprenant l’importance de ces faits pour l’histoire de la Seconde Guerre Mondiale, il partit, en février 1946, pour la Norvège afin de retrouver les protagonistes de l’affaire et compléter sur place ses informations. Il retrouva, un à un, les hommes qui avaient participé aux commandos. Avec eux, il refit les itinéraires qu’ils avaient suivis, il revécut leurs aventures et pût puiser, à la source même, des renseignements précieux et précis. De retour à Oslo, il apprit, à l’ambassade de France, qu’il y avait eu un prologue à l’affaire de Norvège. Rentré à Paris, il alla trouver le professeur Frédéric Joliot-Curie et retrouva Raoul Dautry qui, en 1940, avait été ministre de l’Armement, et obtint d’eux le récit de ce qui s’était passé en 1939-1940 dans la première phase de la bataille de l’eau lourde. Muni de toutes ces données, il écrivit un récit dont fut tiré le scénario du film. Celui-ci, sous la conduite de Jean Dreville et Titus Wibe Muller fut interprété par les acteurs même de cette histoire, à l’exception du professeur Tronjstadt tombé par la suite dans le maquis.

 Je pense que le mieux est de laisser la plume à Jean Marin.

Eau lourde-2

Fig. 86- Parachutage des hommes de « Gunnerside »

  I

 POUR ASSURER A LA FRANCE LE MONOPOLE DE L’EAU LOURDE

 Avril 1939. Un clair soleil printanier, qui faisait étinceler les lettres d’or inscrites au fronton du Collège de France, baignait de clarté les lourdes boiseries de la bibliothèque où le professeur Joliot-Curie s’entretenait avec ses amis Kowarski et Halban, qui étaient aussi ses intimes collaborateurs.

– Nous ne connaissons pas encore, disait Joliot-Curie, les produits susceptibles de permettre la désintégration massive et contrôlée de l’atome d’uranium. J’espère que nous les connaîtrons bientôt.

Sa voix grave se fit soudainement plus chaleureuse, presque enthousiaste :

– Ce jour-là, nous serons maîtres d’une immense réserve d’énergie. Grâce à elle, la science, la civilisation tout entière, avanceront à pas de géant. Mais, la situation politique est tendue…

Un silence, pendant lequel le Maître et ses collaborateurs évoquèrent les mêmes catastrophes possibles. Joliot-Curie reprit :

– Pourtant, je me refuse à croire que cette nouvelle conquête de l’esprit humain ne pût servir qu’à une œuvre de mort.

Il faut de l’eau lourde

 Sept mois ont passé. Dans le même décor où ne pénètre plus que la pâle clarté d’un jour pluvieux d’automne, les trois mêmes hommes sont de nouveau réunis. Les événements internationaux ont fait leur chemin : c’est la guerre ! Les recherches des savants ont, elles aussi progressé : Joliot-Curie et ses deux fidèles collaborateurs connaissent à présent les produits susceptibles de permettre « la désintégration massive et contrôlée de l’atome d’uranium ».

Dans les deux grands yeux noirs qui illuminent le visage ascétique de Joliot-Curie, se lit une intense concentration.

– Le moment est venu, dit Joliot, de faire notre choix : le carbone ou l’eau lourde. Car nous savons maintenant que ces deux produits permettent la désintégration de l’atome d’uranium. Le carbone ferait sûrement l’affaire ; et ce serait le procédé le plus pratique.

– Oui, mais le plus incertain et aussi le plus lent, interrompit Kowarski dont la for­midable carrure de géant faisait craquer la chaise de bois où il se balançait.

« Il est certain qu’avec l’eau lourde, l’opé­ration serait menée plus rapidement. Mais l’eau lourde est rare. Combien en avons­-nous ? »

Un rapide sourire court sur les traits fins du visage d’Halban, qui de sa voix douce et posée répond :

– Une cinquantaine de grammes, et il nous en faudrait, plusieurs milliers de litres.

– C’est entendu, mais 100 ou 200 litres suffiraient pour une expérience décisive… L’usine productrice doit les posséder. Malheureusement, il n’en existe qu’une et vous savez comme moi que c’est l’usine de Rjukan, en Norvège, pays neutre…

Ainsi, l’eau lourde – ou en termes plus savants l’oxyde de Deuterium – contenue en quantité infinitésimale dans la masse de l’eau ordinaire, faisait une sournoise apparition dans l’histoire du monde, dans l’histoire de l’Europe en guerre.

Chacun, parmi les gens bien informés, en mesurait déjà les stupéfiantes ressources, les prodigieuses possibilités. Si les Français étaient encore en tête dans cette course à l’énergie atomique, les savants du Troisième Reich les serraient de près. De si près même qu’un jour du début de 1940, le 2° Bureau faisait savoir au Gouvernement de Paris que des émissaires allemands venaient de se rendre en Norvège pour tenter de s’assurer la disposition du stock d’eau lourde existant en effet à l’usine de Rjukan.

 Conseil de guerre secret

 Dans le silence feutré de l’HôteI Majestic, un civil et un militaire sont assis en face de Raoul Dautry, ministre de l’Armement. Sur les arbres de l’avenue Kléber, en ce jour de mars 1940, le printemps parisien fait une timide apparition.

– Les dernières informations de nos agents sont formelles, dit Dautry, formelles et alarmantes. L’Allemagne a dépêché en Norvège des émissaires chargés d’acheter à tout prix tout le stock d’eau lourde existant. Heureusement, ces émissaires se sont montrés jusqu’à présent assez maladroits : ils ont demandé que l’usine de Rjukan s’engage à réserver au Reich la totalité de la production à venir pendant plusieurs années. De­ plus, ils se sont refusés à donner toute ex­plication sur l’usage que l’Allemagne entend faire de telles fournitures.

Sur le visage du civil passe une expression d’inquiétude, presque d’angoisse.

– Rassurez-vous, mon cher Joliot-Curie – précise Raoul Dautry – tout cela pour le moment n’a eu aucune suite : le grand patron de l’usine de Rjukan, Aubert – c’est un Norvégien de lointaine origine française – nous a fait prévenir. Il gagne du temps en maintenant sa demande d’explication. ­Mais dans quelques jours, il devra fournir une réponse… Il nous faut donc agir très vite.

Joliot-Curie se tourne vers son voisin, un officier du Service des Poudres, à qui Dautry s’adresse maintenant.

– C’est vous qui, allez être chargé, comme vous l’avez demandé, de partir clandestine­ment pour la Norvège et de nous en rame­ner à tout prix l’eau lourde. Vous connaissez le pays, et il se trouve que depuis longtemps déjà, par vos activités du temps de paix, vous avez la confiance amicale de M.Aubert.

Quand aux risques matériels de l’opération, je pense qu’il est inutile que je les précise davantage…

Derrière le cristal des lunettes, le regard clair de l’officier des Poudres (M.A.) conserve sa tranquillité un peu ironique :

– Parfaitement inutile, en effet. Je demande seulement une complète liberté d’initiative et de manœuvre.

– Vous aurez tous pouvoirs : c’est le Président du Conseil lui-même qui va établir pour vous un ordre de mission exceptionnel, comme on n’en a jamais vu. Sur cet ordre de mission, votre nom restera en blanc aussi longtemps que vous le jugerez utile.

Un huissier annonce à voix basse deux nouveaux visiteurs.

Halban et Kowarski sont rapidement mis au courant de la conversation. Le Ministre les invite à donner à M.A. les dernières indications techniques dont il pourrait avoir besoin. La large main de Kowarski tend vers celle de M.A. un petit tube de métal.

– Gardez toujours sur vous ce tube de cadmium : si les bidons d’eau lourde sont en danger et que vous n’ayez pas le temps de les éventrer, jetez-y un peu de cadmium : l’eau lourde deviendra instantanément inutilisable.

Raoul Dautry enchaîna :

– L’enlèvement de l’eau lourde n’est qu’une partie de votre mission. Vous vous efforcerez en même temps d’obtenir des accords pour la production à venir. Là où l’Allemagne vint d’échouer, vous devez réussir. Mais faites vite : tout indique qu’une prochaine attaque de l’Allemagne sur la Norvège n’est pas impossible… Par ailleurs, le 2e Bureau a déjà reçu des ordres pour votre protection au cours du voyage.

Une légère hésitation se lit dans sa voix lorsque le Ministre de l’Armement se tourne vers Joliot-Curie, lui demande :

– N’avez-vous pas d’autres suggestions à faire ?

Tout à coup, sur ce bureau, jusque-là animé par une vive conversation, tombe un silence embarrassé. Raoul Dautry le rompt :

– M. Kowarski, M. Halban, votre concours si efficace nous a été dans le passé, nous est, nous sera encore infiniment précieux. Je tiens à vous en remercier de nouveau. Cependant, nous voilà engagés dans des circonstances exceptionnelles et je… enfin, je…

Plein de bonne humeur Halban et Kowarski s’inclinent devant Dautry en signe d’appréciation et disent en même temps :

– Monsieur le Ministre, nous vous sommes très reconnaissants…

L’atmosphère s’est détendue et c’est du ton le plus naturel que Joliot-Curie ajoute, s’adressant au Ministre de l’Armement avec un sourire complice :

– Ces Messieurs vous sont très reconnaissants d’être autorisés par vous à prendre quelques semaines de repos en dehors de Paris. Kowarski, qui aime la géologie, se propose d’aller en faire un peu autour des murs de la citadelle de Belle-île-en-Mer. Quant à Halban, dont la santé est plus fragile, il ira faire une cure sur les chemins de ronde du fort de Porquerolles.

Avec beaucoup d’élégance et de simplicité, Korwaski et Halban avaient évité que fut posée par d’autres que par eux-mêmes la question des précautions d’usage. En plein Paris, venait de se jouer l’acte jusque-là le plus secret de la nouvelle guerre secrète.

 II

 « VOUS AUREZ TOUT MON STOCK… » DIT LE DIRECTEUR DE L’USINE

 Quarante-huit heures plus tard, M.A. est prêt à partir. En définitive le Gouvernement lui a remis deux ordres de mission, l’un, signé Dautry, qui atteste que M.A. a pour mission de mener des négociations secrètes pour le compte du Gouvernement français dans un pays dont le nom ne sera spécifié qu’à l’arrivée du porteur (le document exige que toutes facilités lui soient données, sur sa simple demande sans même qu’il ait à faire connaître l’objet de sa mission) ; l’au­tre, porte la signature d’Edouard Daladier, Président du Conseil des Ministres, autori­sant M.A. à conclure au nom du Gouverne­ment de la République l’accord projeté.

Dans sa serviette de cuir noir M.A glisse encore, deux lettres : une lettre de Daladier à M.A. qui ne sera utilisée que si l’usine de Rjukan ne consent plus à la vente d’une partie seulement du stock d’eau lourde, et une lettre de crédit d’un million 500.000 couronnes norvégiennes, soit 36 millions de francs…

Sous les verrières de la gare du Nord, l’express d’Amsterdam se met doucement à rouler. Dans un coin de compartiment, le bras pressé sur sa serviette, M.A se remé­more les détails de son itinéraire : Paris – ­Amsterdam par le train, Amsterdam – Malmöe en Suède par l’avion qui volera au large des côtes d’Allemagne, ensuite le train jusqu’à Oslo, et, après, l’Aventure…

Pendant que derrière la glace du wagon défi1ent les paysages du Nord, M.A. se répète le nom d’emprunt qu’il a choisi et sous lequel le verront passer les frontières. A ce moment précis, à Paris; le 2e Bureau capte et déchiffre un message radio allemand qui enjoint aux agents secrets du Reich d’inter­cepter à tout prix un suspect français du nom de… et le message donne le nom d’emprunt de M.A…

 Premières étapes : Stockholm, Oslo

 Au-dessous de l’avion de ligne suédois qui vient de survoler la Mer du Nord, le Danemark éparpille ses îles ; et soudain au-delà des eaux bleues de l’Oresund, c’est Malmöe. M.A. est en Suède

C’est à la Légation de France à Stockholm que l’Officier du service des Poudres, engagé dans la clandestinité, va vérifier pour la première fois le surprenant pouvoir de ses ordres de mission. Plus puissant qu’un Mi­nistre en voyage, il tient à la Légation un petit conseil de guerre. Ses instructions sont précises : deux des officiers adjoints à notre attaché militaire vont partir immédiatement pour Oslo où ils se rendront à son premier appel. Ils se feront accompagner d’un troi­sième personnage : un courrier de cabinet.

A mesure que l’échéance se rapproche, M.A., qui mûrit secrètement son plan d’ac­tion, sait qu’il lui faudra, pour le mener à bien, compter sur l’intelligence et peut-être sur la force physique de plusieurs compa­gnons. Les trois hommes qu’il a ainsi choisis ignorent tout de la personnalité et des in­tentions de leur chef tombé du ciel.

Le même scénario se répète à Oslo où M.A. est arrivé sans encombre. Là encore, le Ministre plénipotentiaire voit se présenter à lui un petit homme frêle et courtois qui le prie fermement de se mettre avec son personnel et sa Légation à son entière dis­position. Comme le diplomate voudrait en savoir un peu plus long, M.A. s’excuse avec une exquise urbanité, mais en termes définitifs, de ne pouvoir rien lui en dire…

Par la haute fenêtre de la pièce où ils conversent, M.A. désigne un petit pavillon au fond du jardin :

– J’aurai sans doute besoin de ce pavillon. Ayez l’obligeance, Monsieur le Ministre, de faire de telle sorte qu’il me soit, pendant quelques jours, rigoureusement réservé.

A l’usine de Rjukan

Eau lourde-1 Maintenant le drame va s’engager. M. A. dans le bureau de M. Aubert, directeur de l’usine de Rjukan, entre de but en blanc dans le sujet.

D’abord, il se contente de parler en termes vagues des recherches scientifiques françaises. Il se sait l’hôte d’un pays très sensible sur le chapitre de la neutralité. Il demande d’acheter le stock d’eau lourde. Il ne parle pas de son éventuelle utilisation à des fins de guerre. Son interlocuteur lui est peut-être reconnaissant de sa discrétion…

Dehors, Oslo offre le charmant spectacle d’une grande ville de sports d’hiver encore enneigée, capitale d’un pays épargné par la guerre.

M.A. dont le cœur bat un peu, croit faire un rêve lorsqu’il entend M. Aubert lui dire d’une voix unie :

Fig. 87 – Un des quatre de « Swallow »

« L’affaire est conclue. Vous rentrerez en France avec tout notre stock d’eau lourde, soit 185 kilos. »

 Il part aussitôt pour l’usine de Rjukan. Il y arrive à la nuit tombée : devant lui se dresse au milieu des montagnes à peine aperçue dans l’obscurité, l’usine de Rjukan.

 Sept étages de béton et d’acier, percés de vives lumières; l’énorme machinerie élec­trique ronronne doucement.

Je suis heureux que ce soit pour la France

 M.A. est un familier des lieux et des hommes : il retrouve aussitôt un vieil ami M. Nielsen, le technicien qui dirige sur place l’exploitation. Sous le sceau du secret, il lui expose le marché qui vient d’être conclu :

– Cela prouve au moins que les Alle­mands n’auront pas l’eau lourde et rien ne pouvait me faire un plus grand plaisir, déclare M. Nielsen, qui, tout neutre qu’il soit, ne cache pas sa sympathie pour les Alliés.

M. Aubert s’est rendu à son tour à l’usine de Rjukan. Tandis que l’on prépare le départ de l’eau lourde, M.A. patiemment, passe petit à petit au second acte de ses négocia­tions. Il y réussit encore : M. Aubert, qui vient de préciser que tout le stock d’eau lourde sera prêté gratuitement à la France jusqu’à la fin de la guerre, ajoute :

– La totalité de la production ultérieure ­de l’usine, qui d’ailleurs peut être décuplée, sera désormais réservée à la France.

C’est le moment que choisit M.A. pour exposer à M. Aubert la portée des recher­ches de Joliot-Curie et leur incidence sur d’éventuels moyens de guerre…

– Je souhaite quant à moi, répond M. Aubert avec une grande simplicité, que l’expérience dont vous m’avez entretenu réussisse. Si plus tard la France devait par malheur perdre la guerre, je serai fusillé pour avoir fait ce que je fais aujourd’hui. Je cours ce risque avec fierté.

Son regard se perd parmi les petites mai­sons claires et quiètes de Rjukan dominées par la grande flamme rouge et bleue du dra­peau norvégien : ce matin, les journaux parlent avec insistance de préparatifs alle­mands au bord de la Baltique.

 L’eau lourde est enlevée

 Ouvriers et ingénieurs vaquent comme d’habitude à leurs occupations silencieuses dans les vastes salles de l’usine bétonnée, au fond de laquelle, après l’électrolyse, l’eau lourde se concentre lentement.

– Ne craignez rien, le secret sera bien gardé, dit M. Nielsen, mis en gaîté par le rôle qu’il va jouer. En dehors de M. Aubert et de vous même, je serai le seul ici à savoir que l’eau lourde est partie. C’est moi-même­ qui vais la mettre en bidons et qui placerai les bidons dans ma voiture. Je le ferai cette nuit car, moi, j’ai le droit de pénétrer à n’importe quel moment à l’intérieur de l’usine.

La nuit est venue. Deux phares s’allument dans la cour de l’usine de Rjukan. Des gar­diens du service de sécurité sortent de leur poste ; ils ont reconnu la voiture de leur directeur, la grille s’ouvre. Ballottés par les cahots sur la neige encore dure, les bidons d’eau lourde roulent clandestinement vers Oslo…

 III

 LE PRECIEUX PRODUIT ARRIVE EN FRANCE, MAIS C’EST L’INVASION DE 40

Eau lourde-3Et dire que nous ne saurons sans doute jamais ce qu’il y a dans ces bidons.

M.A. penché sur la table qu’il a fait apporter dans le petit pavillon de la Léga­tion du jardin, lève les yeux et sourit :

– Vous saurez un jour… plus tard.

Devant lui, les deux officiers venus de Stockholm et le courrier de cabinet exécu­tent aveuglément leurs missions. Le long du mur sont alignés les bidons métalliques. On passe à M.A. une poignée de télégram­mes qui viennent d’être déchiffrés:

– Je renoncerai donc au contre-torpilleur. J’avais, pensé en faire venire un de Brest ou de Cherbourg jusqu’à un rendez-vous secret sur la côte norvégienne, mais l’opération serait trop délicate.

Fig. 88 – Contact avec Londres

Il est interrompu par l’un des officiers qui est allé faire le tour du pavillon et qui, à voix basse, rapporte que les fenêtres de la plus proche maison sont éclairées et que des ombres passent derrière les rideaux. Le malheur c’est que cette maison voisine abrite le 5e Bureau de la Légation du Reich à Oslo.

Dehors, contre le mur, un bruit léger, un glissement. M.A. prend dans sa main le tube de cadmium. Un revolver est braqué sur le flanc lisse des bidons. De nouveau c’est le silence. Quelques passants sans doute…

Le plan de l’enlèvement de l’eau lourde est définitivement arrêté, elle partira en avion. Chacun des trois collaborateurs de M.A. a reçu sa mission particulière. L’un d’eux est allé cet après-midi sur l’aérodrome d’Oslo répéter le scénario. Toujours dans les mêmes conditions de secret et d’ignorance, toujours grâce aux ordres de mission extraordinaires, quelques contacts indispen­sables ont été pris : pour ceux qui en ont fait l’objet, le mot d’ordre est simple : « Ne s’étonner de rien et laisser faire. »

 Le coup des deux avions

 Entouré de ses compagnons, M.A. dans la boîte de nuit la plus courue d’Oslo veille tard et joue les personnages sans soucis. L’aube le trouve avec l’un de ses officiers sur la piste de l’aérodrome. Des mécaniciens s’affairent autour de deux avions de ligne qui portent l’un les couleurs hollandaises, l’autre les couleurs britanniques : les avions qui font le service d’Amsterdam et l’Ecosse. Celui-ci doit décoller le premier ; déjà ses voyageurs s’installent dans les fauteuils. M.A. et son compagnon sont toujours sur la piste, tout près de l’avion d’Amsterdam qui partira plus tard. Les hélices de l’avion d’Ecosse se mettent à tourner.

Soudain, à la barrière de l’aérodrome, un taxi arrive à toute vitesse ; les freins grin­cent, à la portière un homme crie qu’on le laisse passer. Le taxi pénètre sur le terrain et vient se placer exactement entre les deux avions en partance. Son passager en descend et se dirige vers l’avion hollandais portant deux énormes valises. Il fait tout d’un coup demi-tour et lance dans l’avion d’Ecosse (le pilote avait été contacté la veille) ses deux valises… qui contiennent l’eau lourde (ou plutôt la moitié du stock, il accompa­gnera lui-même le reste le lendemain).

A leur tour, M.A., sa serviette de cuir noir serrée sous le bras, et son compagnon s’engouffrent dans le même avion qui décolle aussitôt.

Deux heures plus tard, l’avion d’Amster­dam était pris en chasse par l’aviation alle­mande qui le contraignait à se poser à Hambourg où la Gestapo ne trouvait rien de ce qu’elle recherchait.

Les Alliés venaient de gagner le deuxième round !

Les bidons arrivent en France

 Dans la cave du Collège de France, Joliot­-Curie qui vient de dénombrer les bidons arrivés là après le crochet d’Ecosse, serre silencieusement la main de M.A., toujours aussi paisible et qui ne pense plus qu’à remettre à Raoul Dautry en même temps que le précieux accord qu’il vient de signer à Oslo, les 36 millions que la générosité norvégienne avait rendus inutiles.

Une note écrite de la main de Raoul Dautry constate : Joliot-Curie et moi fûmes bouleversés de joie : alors que nous ne dis­posions précédemment que de quelques di­zaines de grammes d’eau lourde, nous avions devant nous, placés dans des bidons d’apparence bien anodine, les 185 kilos de ce pro­duit qui avait pour nous une valeur inestimable…

 L’exode

 La drôle de guerre était finie.

Comme si un mécanisme secret et tout­ puissant l’avait déclenchée, l’invasion alle­mande s’abat sur la Scandinavie; le Da­nemark est occupé. L’invasion gagne la Norvège comme une gangrène. Sur la petite place de Rjukan la flamme aux couleurs norvégiennes est remplacée par le drapeau à croix gammée ; le bruit des bottes alle­mandes retentit dans les halls de l’usine géante de béton et d’acier, mère de l’eau lourde.

Dans le silence du Collège de France, Joliot-Curie poursuit ses travaux; Kowarski et Halban sont toujours auprès de lui… revenus de leurs vacances à Belle-Ile et à Porquerolles. L’invasion allemande s’étale comme une marée. Les routes de France, dans le soleil implacable de juin, voient passer sur leurs chaussées brûlantes les panzers d’Hitler qui chassent devant leurs chenilles le flot lamentable des réfugiés…

Dans la petite rue en pente qui, au flanc de la montagne Sainte-Geneviève, longe le Collège de France, une conduite intérieure Peugeot est arrêtée : des aides de labora­toire achèvent d’y entasser les bidons d’eau lourde. Halban est au volant. Pour l’eau ­lourde aussi, c’est l’exode.

Dépassant les colonnes de réfugiés ralen­ties par leurs chariots et leurs voitures d’en­fants, la Peugeot arrive à Riom. Elle s’égare, un peu dans les ruelles pour s’arrêter enfin devant une lourde porte à ferrures. Au fron­ton, on lit : Maison centrale. C’est la pre­mière étape, le premier asile précaire de l’eau lourde en fuite devant l’invasion allemande.

Dans son bureau de l’Hôtel Majestic, Raoul Dautry vient d’obtenir M.A. au télé­phone : « Il faut tout faire pour empêcher que l’eau lourde ne tombe aux mains des Allemands… Il faut à tout prix qu’elle soit mise à la disposition des Alliés… Organisez son évasion… Etablissez tous les ordres de mission nécessaires. »

Lointaine, la voix de M.A. répond : « Je suis déjà assuré du départ de Kowarski et d’Halban.».

Un déclic : la communication est coupée; mais l’essentiel est fait.

Kowarski et M.A. se retrouvent dans la cour de la prison de Riom. Les traits tirés par la fatigue et par l’angoisse, ils surveil­lent le va-et-vient d’un petit groupe de forçats vêtus de bure brune qui font passer­ les bidons d’eau lourde du cachot où ils étaient entreposés à une camionnette qui attend devant la lourde porte entr’ouverte.

L’exode va reprendre. Kowarski s’allonge sur les bidons. Quand la voiture démarre, l’impassible géant est déjà plongé dans la lecture d’un roman policier…

De Clermont à Bordeaux

La prochaine étape, c’est Clermont­-Ferrand. Une villa de meulières, un peu retirée, porte une plaque émaillée où on lit : « Clair Logis. »

Un laboratoire de fortune y a été impro­visé. Joliot-Curie, Halban, Kowarski s’y trouvent encore une fois réunis. Mais cette fois, c’est pour se séparer définitivement. Le regard de Joliot-Curie est voilé d’affec­tueuse tristesse.

– Et maintenant, dit-il, il va falloir quitter tout cela. Et ce sera à vous de recommencer… ailleurs.

– A nous ?

– Oui, je sais, c’est dur.Tous les trois, nous avons travaillé ensemble. L’expérience décisive est toute prête maintenant… mais vous avez montré tous les deux que, s’il le faut, vous pourrez continuer sans moi… et il le faudra peut-être. Tout à l’heure, vous partirez pour Bordeaux, avec l’eau lourde, vers l’Angleterre ou vers l’Amérique… quant à moi, il faut que je pèse toutes mes autres responsabilités. Pour vous la tâche est claire, partez tout de suite.

Par la porte entr’ouverte, un aide de laboratoire passe la tête et dit :

– Tout est chargé. Il y a de l’essence pour 500 kilomètres.

– Voilà, dit Joliot-Curie, c’est fini ? Au revoir…

Eau lourde-4

 Fig. 89 – La poursuite mortelle

 IV

 IL FAUT SAUVER LES BIDONS

 17 juin 1940, à Bordeaux

Dans le port, le charbonnier anglais « Broonpark » vient d’être mis à la dispo­sition du ministère de l’Armement Britanni­que représenté dans cette ville en pleine confusion, sur ses quais encombrés de ma­tériel et de réfugiés, par l’illustre Lord Suffolk. Tout de suite, il fait monter à bord l’eau lourde, avec Kowarski et Halban.

C’est la nuit, les ténèbres sont déchirées par les éclairs d’un bombardement aérien. Le lendemain, d’autres savants, d’autres techniciens français montent en hâte à bord du « Broonpark »…

Le soir, la radio du port capte une émis­sion de Londres : un général français, le général de Gaulle, appelle tous ses compa­triotes à s’unir à lui dans la lutte, dans la Résistance.

Le grand voyage

Au fond des cales du « Broonpark » sont alignés les bidons contenant l’eau lourde que la France donne à ses alliés pour qu’ils poursuivent les recherches. Le charbonnier a fait le plein de ses passagers. Des femmes et des enfants occupent les couchettes de l’équipage; les hommes sont allongés dans le poussier.

Le matin du 19, le « Broonpark » com­mence à descendre vers la pointe de Graves et croise un convoi qui se forme. Les Alle­mands ont lancé des mines : à quelques encablures du « Broonpark », un navire qui vient d’en toucher une, donne de la bande et s’enfonce lentement…

Au large des côtes de France, en route vers l’Angleterre, la menace aérienne se précise : de temps en temps les vigies signa­lent dans le ciel limpide les points noirs d’un vol d’avions allemands. Lord Suffolk fait construire un radeau : si le danger se précise, on y arrimera l’eau lourde, ainsi que le matériel de recherches qu’Halban et Kowarski ont amené; on tentera de les sau­ver, au moins de les détruire à coup sûr.

Les avions ennemis paraissent de plus en plus nombreux ; on enlève les chambres à air des voitures, on les distribue aux passa­gers en guise de bouées de sauvetage.

Enfin, dans la matinée du 21 juin, les falaises blanches de Fallmouth se dressent au bord de la mer immobile : l’eau lourde est sauvée, elle a trouvé un refuge dans la dernière citadelle du camp des alliés anglais.

Un à un, précautionneusement, les bidons de métal sont retirés des cales du « Broon­park ». Leurs flancs lisses avaient déjà reflété bien des paysages, de la Norvège, de l’Ecosse, de Paris, des provinces françaises, des paysages marins tourmentés par la guerre. Maintenant, le cloître des labora­toires de Cambridge va les abriter, leur pré­cieux contenu va servir à des expériences, peut-être décisives. Sur la route de Cam­bridge, ils s’arrêteront encore une fois, les caves voûtées du château de Windsor seront leur premier abri en Angleterre…        .

Ainsi le stock d’eau lourde était sauvé. Mais déjà, au milieu des montagnes de Télémark, l’usine géante de Rjukan recevait la visite de militaires et de savants allemands qui faisaient sonner bien haut leurs exi­gences… […]

 Ý

 Nous continuerons ce passionnant récit dans le chapitre suivant consacré à la destruction de l’usine.

 On peut relever que cet épisode rocambolesque a également servit de trame à un autre film, plus récent : « Bon voyage » du réalisateur Jean-Paul Rappeneau (17/9/2003) qui y prend des libertés avec la réalité. En juin 1940, à l’hôtel Splendid de Bordeaux, se pressent dans un désordre indescriptible, ministres, journalistes, grands bourgeois, espions de tous bord. Echouent également dans la ville une voiture avec un scientifique, sa collaboratrice (Virginie Ledoyen), le chauffeur et le stock d’eau lourde, qu’ils cherchent à faire passer en Angleterre. On y trouve le ministre qui passera du côté de Vichy (Gérard Depardieu), ainsi qu’une célèbre actrice capricieuse et insouciante (Isabelle Adjani) et deux jeunes gens échappés de prison (Yvan Attal et Grégori Dérangère) qui s’impliqueront pour sauver le savant et son précieux chargement des griffes de l’espion allemand (Peter Coyote) chargé de les récupérer.

 
 
VIII.   POURQUOI JOLIOT-CURIE EST-IL RESTE EN FRANCE ?
 
Reprenons la suite des événements.

Dans les jours qui suivirent, Joliot réussit à cacher 7 tonnes d’oxyde d’uranium dans les cales du Massilia en partance pour le Maroc, où elles seront entreposées dans une galerie de mine désaffectée, tandis que 9 tonnes de ce même minerai étaient stockées dans un wagon que l’on retrouva au Havre à la Libération. Ainsi, la totalité du minerai confié par l’UMHK fut mise à l’abri durant les quatre années de guerre.

 Pourquoi Joliot n’a-t-il pas suivi ses compagnons ? Plusieurs facteurs ont dû l’inciter à rester : il est persuadé que l’invasion allemand ne sera pas éternelle et il veut sauver pour l’avenir ce qui peut l’être ; Irène est gravement malade et ses enfants sont en Bretagne. Pour toutes sortes de raisons mêlées, la tradition, la famille, les honneurs, la tentation pacifiste, Frédéric Joliot restera en France.

 Des archives américaines classées top secret montrent que les Alliés trouvaient la position de Frédéric assez ambiguë. Pour eux, ni raisons idéologiques, ni raisons familiales ne pouvaient justifier le refus d’exil du savant. De plus ils croyaient qu’il avait envoyé ses deux collaborateurs pour ses seuls intérêts personnels :

 « Joliot donna instruction à Halban et Kowarski d’aller en Angleterre et de se mettre au service du gouvernement britannique ».

 N’oublions pas qu’ils avaient un ordre de mission manuscrit de Bichelonne :

 « MM. Halban et Kowarski accompagnés de Mmes Halban  et Kowarski et de deux enfants en bas âge monteront à bord du vapeur Broompark à Bassens (Gironde). Ils sont confiés à M. le comte de Suffolk et Berkshire, afin de poursuivre en Angleterre les recherches entreprises au Collège de France, et sur lesquelles sera observé un secret absolu. [,,,] MM. Halban et Kowarski se présenteront à Londres à la mission française (Colonel Mayer), 2 Dean Stanley Street, Westminster House ».

Signé « Pour le ministre et par son ordre, pour le secrétaire général des fabrications. Le chef de cabinet ».

 Ironie du sort, le chef de cabinet Bichelonne deviendra ministre dans le gouvernement de Vichy ! Un futur collaborateur du Maréchal Pétain a signé un ordre de mission permettant à deux physiciens français de poursuivre des recherches atomiques qui visaient à vaincre Hitler.


[1]  Voir la partie « Fission nucléaire et réaction en chaîne ».

[2]    Le texte est tiré de « Lisez-moi Aventures » N° 1 – 15 mai 1948, pp. 1-8.

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XII- Fission et réaction en chaîne

I.           INTRODUCTION

 Dans la partie précédente, j’ai évoqué le cheminement intellectuel qui avait amené Otto Hahn et Fritz Strassmann  à soupçonner  la fission du noyau d’uranium sous l’effet d’un bombardement neutronique. Je voudrais reprendre plus en détail l’histoire de cette découverte d’une importance capitale, car elle déboucha sur la production de l’énergie nucléaire, et des conséquences qu’elle implique.

 

II.           OTTO HAHN, INVENTEUR DE LA FISSION NUCLEAIRE

 Otto Hahn est le chimiste à qui on attribue la découverte de la fission nucléaire pour laquelle il reçut le prix Nobel de chimie en 1944. Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que celle-ci est le fruit d’une intuition géniale et qu’elle était déjà, depuis quelque temps, dans l’air.

Otto Hahn vit le jour le 8 mars 1879 à Francfort. Il étudie à l’Université de Marburg puis à celle de Munich, où il obtient son doctorat de chimie en 1879. Après une thèse de chimie organique, Hahn entreprend une série de recherches, d’abord avec Ramsay à Londres, où il découvre le radiothorium, puis avec Rutherford à Montréal, où il isole le thorium et le radioactinium en 1905. L’année suivante, il obtient un poste à l’Institut de l’Université de Berlin, où il est nommé professeur en 1910. En 1912, il prend la direction de la section radioactivité. Enrôlé dans l’armée durant la Première Guerre mondiale (1914-1918), notre scientifique interrompt ses recherches. Il les reprendra après le conflit avec Lise Meitner comme collaboratrice. Ils identifient le protactinium. Lors de la fuite de Lise vers la Suède, elle sera remplacée par Fritz Strassmann qui incite Otto Hahn à reprendre les expériences d’Irène Joliot-Curie et de Paul Savitch. Le 25 octobre 1938, O. Hahn écrit à Lise Meitner :

« Nous sommes en train de les reproduire [les résultats des Français] et nous croyons maintenant à leur réalité ».

Les deux Allemands espèrent mettre en évidence plusieurs isomères du radium qui par radioactivité β, donnent des isotopes de l’actinium. Leurs résultats sont publiés au début de novembre. Le 13 novembre, Hahn rencontre secrètement son ancienne collaboratrice à Copenhague. Celle-ci n’est pas satisfaite des conclusions : trop d’isomères et réaction de production du radium peu crédible !

L’équipe allemande reprend ses séparations chimiques avec plus de rigueur. Malgré leur obstination à vouloir trouver dans les précipitations fractionnées du radium, c’est la radioactivité du baryum qui demeure. Le 19 décembre au soir, Hahn écrit à nouveau à Meitner :

« Toujours davantage nous arrivons à la terrible conclusion : nos isotopes du radium se comportent non pas comme du radium, mais comme du baryum […] Peut-être peux-tu proposer quelque explication fantastique. Nous savons bien nous-même qu’en principe il ne peut pas éclater en baryum […] ».

Le 22 décembre, ils envoient une publication à la revue Naturwissenschaften, dans laquelle ils disent qu’en tant que chimistes ils étaient conduits à conclure qu’ils avaient affaire à des radiobaryum et des readiolanthane, éléments beaucoup plus légers que l’uranium :

« Il ne s’agit pas de radium, mais de baryum […]. Si nos isotopes du radium ne sont pas du radium, alors les isotopes de l’actinium ne sont pas non plus de l’actinium, mais devraient être du lanthane […] ».

La masse du baryum est pratiquement la moitié de celle de l’uranium. Seule la fission de ce dernier  pouvait expliquer le phénomène. Hahn et Strassmann publient leurs résultats qui paraîtront le 6 janvier 1939, mais hésitent encore à faire le pas décisif :

« Comme chimistes nucléaires relativement proches des physiciens, nous ne pouvons encore franchir ce grand pas qui va à l’encontre de toute l’expérience passée de la physique nucléaire ».

Ils envoient immédiatement une copie de leur article à Lise Meitner qui la recevra le 19 décembre. Le 10 janvier, Hahn et Strassmann observent que le thorium subit également la fission ; les résultats sont envoyés à Naturwissenschaften le 28 janvier.


III.         INTERPRETATION CORRECTE DU PHENOMENE

 Lise Meitner rencontre son neveu Otto Robert Frisch4 en décembre 1938 à Kungälv en Suède. Lors de leurs discussions, en réfléchissant à la lettre de Otto Hahn, et reprenant le modèle de la goutte de liquide (fig. 79), ils imaginent que le noyau d’uranium se comporte comme tel. Lorsqu’on lui donne un surcroît d’énergie, par capture d’un neutron lent par exemple, le noyau entre en vibration et se déforme. Les forces coulombiennes répulsives entre les 92 protons l’emportent au détriment des forces nucléaires attractives. La déformation s’accentue et le noyau présente une striction en son milieu avant de se scinder en deux fragments plus petits (fig. 79). Se rappelant le calcul de la masse des noyaux, ils se rendent compte de l’énergie dissipée lors de cette fission (de l’ordre de 200 MeV). Les deux savants font parvenir leur explication à la revue Nature qui sera publiée le 11 février.

 

fission




















Fig. 79 – Une goutte d’eau sphérique électriquement chargée conserve sa forme par suite d’une interaction complexe de la tension superficielle de l’eau, des forces de cohésion moléculaire de ses particules et des charges électriques qui y sont réparties. Une perturbation de ces conditions entraîne la scission de la goutte. Le comportement du noyau d’uranium est en quelque sorte semblable à celui de la goutte. A la suite de l’impact d’un neutron (A) le noyau devient instable (B), il s’étire (C) et se scinde en deux parties (D) qui s’écartent l’une de l’autre avec une immense énergie (E).



IV.      CONFRONTATION DE DEUX TRADITIONS SCIENTIFIQUES

 Si l’on veut comprendre comment il a été possible à Lise Meitner et à son neveu Otto Robert Frisch d’interpréter correctement la découverte par Otto Hahn et Fritz Strassman de la fission nucléaire en décembre 1938, il faut se reporter au modèle de la goutte liquide du noyau. Cela s’est fait en deux étapes : la première, entre 1928 et 1935, aboutissant au résultat des travaux de George Gamov, Werner Heisenberg et C.F. von Weizsächer ; la deuxième de 1936 à 1938, donnant lieu aux résultats du travail de Niels Bohr et de ses collaborateurs. L’école de Berlin s’était centrée sur l’application du modèle de la goutte à des calculs du défaut de masse, c’est-à-dire, les aspects statistiques du modèle. L’école de Copenhague, quant à elle, s’était polarisée sur son application aux excitations nucléaires, soit aux aspects dynamiques du modèle. Lise Meitner, obligée de fuir Berlin en juillet 1938, partageait la tradition de l’école allemande, tandis que son neveu Frisch se raccrochait à celle de Copenhague. Lors de leur rencontre, ils allieront les deux traditions et élaboreront une nouvelle application du modèle de la goutte liquide qui permettra une interprétation correcte de la fission nucléaire.

 Les enseignements que l’on peut tirer de cette histoire sont à divers niveaux :

  • —D’abord, on peut se pencher sur la nature de la créativité scientifique et renvoyer le lecteur à l’analyse de l’acte créateur d’Arthur Koestler (1905-1983), dans laquelle il indique qu’il s’appuie sur la fusion de ce qu’il nomme les différentes « matrices » de pensée[1]. Je pense que quelque chose d’analogue s’est produite dans ce cas. Meitner et Frisch, lors de leur rencontre, s’appuyaient sur des concepts très différents d’un modèle nucléaire particulier, et ils comprirent qu’ils pouvaient les combiner d’une manière totalement nouvelle.
  • —Deuxièmement, nous pouvons apprendre quelque chose sur la vie extraordinaire de ces différents scientifiques.
  • —Enfin, les événements ou la situation politique peuvent influencer fortement le développement de la science. L’exil forcé de Frisch, juste après la promulgation de la loi sur le service civil nazi en avril 1933, et celui de Meitner après l’Anschluss de l’Autriche en 1938, ont permis cette rencontre historique.

V.       DEMONSTRATION DE LA REALITE DE LA FISSION

 Nous avons vu précédemment qu’à l’annonce des résultats de Hahn et Strassmann, Frédéric Joliot, abandonnant ses divers travaux, voulait démontrer la réalité de la fission, sans connaître les conclusions de Lize Meitner et de son neveu. Entre le 26 et le 28 janvier 1939, il entreprend une de ses plus belles expériences. Il comprend que la fission du noyau d’uranium doit libérer énormément d’énergie se retrouvant pour l’essentiel sous forme d’énergie cinétique des deux fragments plus légers. Dans un cylindre de laiton de 2 cm de diamètre sur 5 cm de longueur, et dont la paroi extérieure est recouverte d’une couche d’oxyde d’urane, il place une forte source de neutrons (radon-béryllium). L’ensemble est entouré d’un cylindre de bakélite distant de 3 mm de la couche d’oxyde d’urane. Il observe que la paroi interne du tube de bakélite reçoit un mélange d’atomes radioactifs correspondant aux fragments de fission. Remplaçant la source et le cylindre de laiton par un compteur Geiger-Muller, il peut en suivre l’évolution au cours du temps. C’est bien la preuve de la réalité de la fission (fig. 80). Ses résultats sont publiés le 30 janvier 1939 dans une note aux Comptes rendus de l’Académie des sciences.

realitefission



Fig. 80 – Fin janvier 1939, Frédéric Joliot obtient une preuve physique de la fission : dans un cylindre de bakélite, il bombarde de neutrons un cylindre en laiton recouvert d’une couche d’oxyde d’uranium. Les fragments issus de la fission de l’uranium se déposent sur l’intérieur du cylindre de bakélite et se désintègrent. Frédéric suit les périodes radioactives de ces radioéléments en remplaçant le cylindre de laiton et la source de neutrons par un compteur Geiger-Muller. Il obtient ainsi la preuve que ces radioéléments sont des fragments de fission.


VI.         REACTION EN CHAINE

 Le noyau d’uranium ayant proportionnellement plus de neutrons que les éléments plus légers, il vient rapidement à l’esprit de Frédéric Joliot qu’une réaction en chaîne est possible. En effet chaque fission doit libérer, en plus des deux nouveaux noyaux, des neutrons excédentaires, susceptibles de provoquer de nouvelles fissions. Il constitue une équipe avec le jeune Autrichien Hans von Halban (1908-1964) et le Russe émigré Lew Kowarski (1907-1979) afin d’examiner expérimentalement la possibilité d’une réaction en chaîne. Dès le 7 mars 1939, l’équipe du Collège de France met en évidence l’émission de ces neutrons supplémentaires. S’adjoignant les services du chimiste Maurice Dolé, nos chercheurs déterminent leur énergie qui s’avère élevée pour la plupart. Le nombre de particules émises est fonction du type de réaction (voir plus loin). Ils évaluent le nombre de neutrons secondaires émis par chaque fission d’un noyau d’atome d’uranium aux alentours de 3,2 ± 0,7 par fission. Ce nombre est en fait trop élevé, par suite d’une erreur d’interprétation des mesures. En réalité, il se situe en moyenne à 2,5 neutrons secondaires par fission. Une note adressée à la revue londonienne « Nature » paraît le 22 avril 1939.

 Dès l’annonce, aux Etats-Unis,  par Niels Bohr de la découverte de la fission, de nombreux chercheurs se lancent dans une véritable course aux résultats. Ainsi, Fermi qui a fuit l’Italie fasciste pour l’Amérique, travaille à l’université de Columbia à New York avec une équipe américaine. Il démontre l’efficacité supérieure des neutrons thermiques par rapport aux neutrons rapides pour obtenir la fission.

L’équipe française imagine d’utiliser un modérateur hydrogéné pour ralentir les neutrons rapides. Parallèlement, les Américains (H. Anderson, E. Fermi et H. Hanstein d’une part, et L. Szilard et W. Zinn d’autre part) arrivent aux mêmes conclusions. N’oublions pas le contexte politique dans lequel se trouve le monde à l’époque. L’idée de la possibilité de construire une arme de grande puissance fait son chemin parmi les différents groupes de savants. Le physicien hongrois, Leo Szilard, qui a fui l’Allemagne nazie pour rejoindre New York après un séjour en Autriche puis en Grande-Bretagne, écrit le 2 février 1939 à Joliot pour que celui-ci ne publie plus les résultats de ses recherches sur la fission. Dans sa lettre, il précise :

« Si plus d’un neutron est libéré, une sorte de réaction en chaîne sera évidemment possible. Ceci, dans certaines circonstances, pourrait permettre la réalisation de bombes sûrement extrêmement dangereuses, mais plus particulièrement entre les mains de certains gouvernements ».

L’intervention de Szilard ne fut pas comprise au Collège de France. Il n’était pas dans les habitudes des scientifiques de garder secret leurs travaux et découvertes. La publication de ceux-ci provoquait une certaine émulation dans le landerneau des chercheurs et faisait avancer les connaissances dans ce nouveau domaine qu’était la physique nucléaire. Le 12 avril 1940, Szilard perçoit davantage le danger de communiquer les découvertes récentes en matière atomique. Il met à nouveau Joliot en garde :

« J’aimerais soulever uns fois de plus la question de savoir si les résultats concernant les réactions en chaîne doivent être publiés. On dit que de telles publications sont étudiées en Allemagne et que le travail sur l’uranium est conduit là-bas dans le secret ».

« Votre proposition est très raisonnable, mais vient trop tard » répond le Français.

De plus, certains physiciens américains ne respectent pas cette recommandation. Cela débouchera sur l’intervention d’Albert Einstein qui écrivit au président Roosevelt.

Finalement, Joliot et son équipe ne tiennent pas compte des mises en garde de leurs collègues américains. Non seulement, ils publient leurs résultats dans des revues anglo-saxonnes, mais, fait peu habituel en France, les physiciens français, auxquels s’est joint le théoricien Francis Périn (1901-1992), déposent, les 1er, 2 et 4 mai 1939, trois brevets d’invention au nom de la Caisse nationale de la Recherche scientifique : « Dispositif de production d’énergie », « Procédé de stabilisation d’un dispositif producteur d’énergie » et « Perfectionnement aux charges explosives ». En effet, jusque-là, l’usage était de ne pas considérer la science comme une source de profit.

 

VII.       LA FISSION DES NOYAUX LOURDS

 A.  Définition

La fission est une réaction nucléaire provoquée au cours de laquelle un noyau lourd se scinde généralement en deux noyaux moyens, sous l’impact d’un neutron. La réaction se fait avec perte de masse et dégagement d’énergie (fig. 81).

B.  La réaction de fission

 La probabilité qu’un noyau se scinde par fission dépend essentiellement de deux parameters :

1.   Sa section efficace

J’ai décrite celle-ci dans le chapitre V. « La loi de capture neutronique » de la partie « Découverte de la fission nucléaire ». Je n’y reviens donc pas.

bombe-fission

Fig. 81 – Réaction de fission d’un noyau lourd. Un neutron entre en collision avec un noyau lourd. Ce noyau capture le neutron. Il est alors sous un état excité, ce qui le conduit à se scinder en deux noyaux plus légers avec émission d’un ou de plusieurs neutrons, de chaleur et de rayonnements.

2.   Son énergie potentielle

Reprenons le diagramme donnant l’énergie de liaison moyenne par nucléon des noyaux[2]. Son observation permet d’envisager deux types de réactions nucléaires permettant de récupérer de l’énergie. (fig. 82).

L’une d’elle concerne les noyaux lourds, de numéro atomique supérieur à celui du fer (Z = 26, A = 56). C’est la réaction de fission, qui nous occupe ici et qui est représentée comme suit (fig. 82).

enregieliaison

Fig. 82 – Energie de liaison moyenne par nucléon des noyaux

Utilisant l’analogie de la goutte liquide, les interactions mises en jeu entre les différents nucléons sont :

–      les interactions attractives liées à la force nucléaire forte ;

–      les interactions répulsives dues à la charge des protons ;

–      les tensions superficielles qui assurent la cohésion du noyau.

L’énergie potentielle du noyau est la somme de l’énergie potentielle électrique et de l’énergie potentielle nucléaire[3]. Lors d’une réaction de fission décrite plus haut (chapitre II), la cohésion assurée par la tension superficielle diminue, ce qui peut entraîner la rupture du noyau : la valeur limite de fission s’appelle « barrière de fission » (fig. 83).

 barrierefission

Fig. 83 – Barrière de fission. Energie potentielle d’un noyau fissile en fonction de la distance r entre les deux parties du noyau. La forme correspondante du noyau est montrée au-dessus du graphe.

 C.  Une réaction exoénergétique

 Cette réaction est exoénergétique. On constate, pour les noyaux lourds, que la somme des masses des deux atomes obtenus est inférieure à celle du noyau initial. Selon le principe d’équivalence masse – énergie d’Einstein, E = mc², la masse perdue est émise sous forme d’énergie récupérable.

D.  Fission du noyau d’uranium

 Prenons comme exemple le noyau d’235U, car il peut subir la fission et, de plus, il fut utilisé lors des premières expériences (fig. 84).

fissionuranium

Fig. 84 – La fission du noyau d’uranium donne naissance à deux noyaux d’atomes d’éléments tout différents, le krypton et le baryum, par exemple.

Un calcul simplifié permet d’obtenir un ordre de grandeur de l’énergie libérée par la fission d’un noyau d’235U. L’énergie de liaison d’un nucléon dans un noyau d’235U est de 7,6MeV alors qu’elle est de 8,4MeV dans ses fragments. Cette différence équivaut à une libération d’énergie de 0,8MeV par nucléon qui est multipliée, dans le cas de l’235U, par 235 le nombre de nucléons présents au départ. On libère ainsi environ 200MeV, 50 fois plus que la désintégration α du même noyau.

A titre de comparaison, la combustion d’1 Kg de charbon libère une énergie de 33,24.107 J, alors que celle d’1 Kg d’uranium libère une énergie de 8 ,64.1013 J.

Dans le cas de l’235U, la barrière de fission est de 6,8 MeV. Elle correspond également à peu près à la différence d’énergie potentielle entre son état fundamental et l’énergie à l’état excité lors de la collision d’un neutron thermique ayant une énergie de l’ordre de 1/40 eV. La fission a donc lieu.

Pour l’isotope 238, la valeur de la barrière de fission est supérieure de 7,1 MeV à celle de son énergie à l’état fondamental. Lors de l’absorption d’un neutron thermique, la différence d’énergie entre les deux états n’est que de 4,9 MeV. La fission ne peut se réaliser. Pour ce faire, il faut bombarder le noyau 238U au moyen de neutrons rapides d’énergie proche de 1,8 MeV.

Une des réactions possibles de fission de 235U s’écrit :

23592U + 10n Ò 9136Kr + 14256Ba +…10n

En écrivant la loi de conservation du nombre de nucléons, on peut aisément déterminer le nombre de neutrons rapides formés.

235 + 1 = 91 + 142 + y

y = 3, donc l’équation devient :

23592U + 10n Ò 9136Kr + 14256Ba + 310n

D’autres réactions peuvent se produire :

23592U + 10n Ò 9438Sr + 14054Xe + 210n

 

23592U + 10n Ò 9437Rb + 14155Cs + 10n

 

E.  Les noyaux fissiles

 Les noyaux qui peuvent subir la fission sont dits fissiles. Ils possèdent un nombre impair de neutrons et ont, pour la plupart, une masse atomique supérieure à 220. Au-delà de A = 220, les éléments seraient, sans doute, tous instantanément fissibles, ce qui explique leur absence dans la nature.

Lorsqu’un neutron supplémentaire est capturé par le noyau d’un élément lourd, il s’apparie avec le neutron célibataire et lui confère un niveau d’excitation très élevé. La probabilité de fission du noyau augmente, bien qu’il puisse rester en l’état ou même capturer un autre neutron.

 Dans le tableau périodique, seuls les éléments suivants, fissiles en particulier sous l’effet de neutrons lents, nous intéressent car nous les retrouverons dans les applications industrielles et militaires :

– l’uranium-233               23392U

– l’uranium-235               23592U

– le plutonium-239           23994Pu

– le plutonium-241           24194Pu

Seul l’235U est encore présent dans les roches terrestres, à raison de 7‰ dans l’uranium naturel. Sa très grande période ou demi-vie qui est de 8,8.108 ans, lui a permis de subsister en quantité encore relativement grande pour être exploité. L’233U a une demi-vie de 1,6.105 ans, le 239Pu, de 24.000 ans et le 241Pu, de 12,9 ans seulement ce qui explique qu’ils n’existent plus à l’état naturel.

 F.  Réaction en chaîne

 Dans les différentes réactions qui mènent à la fission du noyau d’235U, nous constatons qu’il y a des neutrons excédentaires (de 1 à 3). Ces neutrons, s’ils ont une énergie adéquate peuvent à leur tour provoquer la fission d’autres noyaux. Si le nombre de neutrons émis lors de chaque fission est supérieur à 1, il peut se produire une réaction en chaîne qui devient rapidement incontrôlable (principe de la bombe à fission) (fig. 85). Dans les centrales nucléaires, la réaction en chaîne est contrôlée au moyen de barres qui absorbent une partie du flux neutronique. reactionchaine

Fig. 85 – Réaction en chaîne



[1] Koestler Arthur (1965) – Le cri d’Archimède. Calmann-Levy.

[2]  Voir la partie « Au cœur du noyau atomique ».

[3]  Ces notions ont été décrites dans la partie « Au cœur du noyau atomique ».

[4]Otto Robert Frisch (* 1.10.1904, Vienne – … 22.09.1979). Obtient son doctorat en Sciences physiques à l’Université de Vienne, en 1926. Se consacre à la recherche scientifique à Berlin et à Hambourg, où de 1930 à 1933, il collabore aux travaux d’Otto Stern. De 1933 à 1934, il travaille à Londres chez P. Blackett. Ensuite, il va à l’Institut Niels Bohr de Copenhague où il élabore avec Lise Meitner, sa tante, la théorie de la fission nucléaire. En 1939, il émigre en Angleterre. On le retrouve en 1943 dans le groupe des savants anglais au Los Alamos Laboratory, où il participe à la mise au point de la bombe atomique..

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XI – Découverte de la fission nucléaire

I.           FERMI, UN GENIE ENGAGE

 Dans ce capitre, nous allons faire la connaissance de plusieurs nouveaux venus sur la scène de la recherche nucléaire. Pour commencer, l’Italien Enrico Fermi, personnage ambigu, qui a vécu dans la tourmente politique occasionnée par la deuxième guerre mondiale. Il fut tour à tour un chercheur solitaire de génie et un artisan associé au champignon atomique qui s’éleva dans le désert d’Alamogordo et à la destruction d’Hiroshima et Nagasaki.

 Lorsqu’il apprend la découverte des Joliot-Curie sur la radioactivité artificielle, Fermi a déjà un long passé de chercheur derrière lui. En 1922, après sa licence en physique, le jeune savant sera introduit dans la communauté scientifique internationale par son mentor Orso Mario Corbino (1876-1937), l’un des plus talentueux expérimentateurs italiens. Ses recherches sur le comportement des particules d’un gaz parfait, en feront un protagoniste de la physique quantique. Il élabore, en 1933, une théorie de l’interaction faible, qui n’est pas immédiatement comprise. Il participe au Congrès Solvay de 1933, à Bruxelles, où il peut la défendre. Il en résultera un article intitulé : « Tentative d’une théorie des rayons β ».

 

II.         LE NEUTRON : NOUVEAU PROJECTILE !

 Nous sommes en 1934, Fermi se propose de remplacer les particules α (noyaux d’hélium, composés de deux protons et de deux neutrons), utilisées par les Français, par des neutrons insensibles (électriquement neutres) à la forte répulsion coulombienne lors de leur approche des noyaux cibles. Une première tentative au moyen d’une source de neutrons à partir de polonium et de béryllium sera infructueuse : trop peu de neutrons. Il utilisera une nouvelle source plus intense, constituée de radon et de béryllium. Fermi bombarde d’une manière systématique tous les éléments de la classification périodique de Mendéliev en commençant par l’hydrogène, puis le lithium, le béryllium, le bore, le carbone, l’azote et l’oxygène. Les résultats sont toujours négatifs. Par contre, lorsqu’il arrive au fluor et à l’aluminium, son compteur Geiger-Müller détecte enfin des particules.

 Le 25 mars 1934, Fermi envoie un article intitulé « Radioactivité provoquée par bombardement aux neutrons 1 » à la « Ricerca Scientifica » dans lequel il annonce ses premiers résultats. Il a l’intention d’en publier d’autres (10), ce qui explique le nombre 1 dans le titre. Il les interprète comme étant une réaction (n, α), où le noyau cible absorbe un neutron et émet une particule α, créant un nouvel élément radioactif dont le numéro atomique est inférieur de deux unités à celui de l’élément de départ.

 Comprenant l’importance de ce travail, avec son équipe constituée de Franco Rasetti (1901-2001), le meilleur physicien expérimental du groupe, d’Edoardo Amaldi (1908-1989) et de Emilio Segrè (1905-1989), il se lance dans une série d’expériences. Il s’adjoindra les compétences d’un chimiste, Oscar D’Agostino (1907-1975), pour identifier les nouveaux radionucléides obtenus. Il s’ensuit une période d’intense activité avec publication à un rythme soutenu dans « Ricerca Scientifica ».

 L’équipe italienne remarque que le bombardement neutronique provoque la formation de nouveaux éléments radioactifs, quel que soit le nombre atomique de la cible. Dans le cas d’éléments légers, les radionucléides obtenus ont un numéro atomique inférieur d’une à deux unités à celui du noyau cible initial, tandis que dans le cas d’éléments lourds, les produits résultants sont toujours des isotopes (de même numéro atomique) des noyaux bombardés. En parallèle, l’équipe se propose de déterminer une classification systématique des réactions nucléaires produites par les neutrons. Les résultats obtenus pour les éléments légers semblent être du type (n, p) ou (n, α), c’est-à-dire, absorption d’un neutron et émission d’un proton ou d’une particule α. Ces réactions sont déterminées par la hauteur de la barrière du potentiel[1]électrostatique que doivent traverser les particules chargées (p ou α).

III.      EN QUETE DES ELEMENTS TRANSURANIENS

 L’équipe romaine poursuit ses expériences et, au début de l’été 1934, elle s’attaque aux éléments les plus lourds que sont le thorium (Z = 90) et l’uranium (Z = 92). Le bombardement neutronique de ces noyaux donne de nouveaux radionucléides difficiles à identifier. Avec l’uranium, dernier terme de la classification de Mendeleïev connu à l’époque, elle constate que les noyaux instables formés émettent des rayons β. Fermi pense avoir obtenu, après capture d’un neutron par le noyau, un autre atome radioactif, isotope de l’uranium. Celui-ci va perdre son excès de neutron par conversion d’un neutron en proton avec émission d’un électron et d’un neutrino. Le nombre de protons Z augmente donc d’une unité. De ces dernières expériences, Fermi et son groupe déduisent, de façon erronée, qu’ils ont obtenu un nouvel élément transuranien radioactif (dont le numéro atomique est égal à 93, soit supérieur à celui de l’uranium). Celui-ci, à son tour, émet une radiation β conduisant à l’élément qui serait de rang 94 de la classification périodique. Malgré l’enthousiasme de son équipe, Fermi émet des soupçons. Cependant, ces soi-disant deux nouveaux noyaux seront appelés ausonium et hesperium.

 Les expériences de l’école de Fermi suggèrent à Ida Noddack, une chimiste allemande, que l’action des neutrons sur les éléments les plus lourds pouvait entraîner leur division en plusieurs fractions assez grandes. L’idée est trop révolutionnaire pour être admise par les savants européens. Ida Noddack ne cherche d’ailleurs pas à vérifier son hypothèse, n’étant pas outillée pour cela. L’interprétation incorrecte de leurs résultats et le fait d’être passé à côté de la fission de l’uranium tourmenteront longtemps les physiciens italiens.

 « La possibilité de la fission du noyau d’uranium nous échappa, alors qu’elle nous fut signalée par Ida Noddack, qui nous envoya un extrait de son article où elle proposait d’interpréter certains de nos résultats comme une conséquence de la fission de l’uranium en deux parties à peu près équivalentes. La raison de notre aveuglement reste, aujourd’hui encore, mystérieuse » dira plus tard Segrè.

 Les vues de Fermi étaient en partie exactes, car à partir de 1944, et grâce aux premiers réacteurs nucléaires, qui développaient des réactions de fission avec émission de neutrons supplémentaires, les physiciens américains parviendront à obtenir ces fameux éléments transuraniens : neptunium, plutonium, américium et curium.

 

IV.       LES NEUTRONS LENTS OU THERMIQUES

 Amaldi et Segrè, après un séjour (juin 1934) à Cambridge dans le Laboratoire de référence en physique nucléaire de Lord Rutherford, se lancent, dès leur retour à Rome, sous la direction de Fermi, dans l’étude systématique de la question de la capture neutronique. Une série d’étranges phénomènes et de résultats contradictoires va amener l’équipe à entreprendre des tests afin de comprendre les raisons de ces paradoxes. Ils décident de placer un écran de plomb entre la source de neutrons et la cible qui consiste en un cylindre d’argent, afin de distinguer les neutrons absorbés des neutrons émis par le plomb. Au moment d’entreprendre cette expérience, Fermi, mu par une inspiration subite, remplace le plomb par un élément plus léger, un bloc de paraffine, riche en atomes d’hydrogène. Curieusement, le filtre de paraffine multiplie l’effet des neutrons. Fermi alerte ses collaborateurs pour leur montrer ce phénomène extraordinaire.

 Segrè raconte :

 « Au début, je croyais qu’un compteur était simplement défectueux et fournissait des indications arbitraires, comme cela arrivait de temps à autre, mais chacun d’entre nous fut rapidement convaincu que la radioactivité extraordinairement forte dont nous étions témoins était réelle et résultait du filtrage de la radiation primaire par la paraffine. […] Nous rentrâmes chez nous pour le déjeuner et notre sieste traditionnelle, encore surpris et étourdis par les observations de la matinée. Lorsque nous revînmes, Fermi avait déjà formulé une hypothèse pour expliquer l’action de la paraffine. »

 Les neutrons incidents sont ralentis par une suite de chocs élastiques avec les protons présents dans la paraffine (comme au billard, lorsqu’une boule est ralentie en heurtant une autre boule). Par ce fait, leur efficacité à provoquer une radioactivité artificielle augmente. Ce résultat va à l’encontre de ce que les physiciens imaginaient, à savoir une probabilité de capture des neutrons et donc de production de réactions nucléaires qui augmente avec la diminution de la vitesse de ces neutrons. Jusqu’à présent, les chercheurs pensaient, au contraire, qu’il fallait des neutrons incidents de grande énergie, donc animés d’une grande vitesse, pour augmenter cette probabilité de capture. Après la Seconde Guerre Mondiale, Fermi relatera cette découverte au célèbre astrophysicien d’origine indienne Subrahmanyan Chandrasenkar (1910-1995).

 « Je vais vous raconter l’histoire de la découverte sans doute la plus importante de ma carrière. Nous travaillions très intensément sur la radioactivité induite par les neutrons et les résultats que nous obtenions étaient incompréhensibles. Un jour, à peine arrivé au laboratoire  il me vint à l’esprit que j’aurais dû examiner l’effet produit par un morceau de plomb placé devant les neutrons incidents. Contrairement à mon habitude, je mettais beaucoup de zèle à préparer minutieusement un morceau de plomb. A l’évidence, quelque chose me tracassait : je trouvais toutes sortes d’excuses pour différer la mise en place de ce morceau de plomb. Lorsque finalement, avec grande réticence, j’étais sur le point de le disposer à l’endroit prévu, je me dis : « Non ! Ce n’est pas ce morceau de plomb que je veux, mais un morceau de paraffine. » L’histoire s’est vraiment déroulée ainsi, sans aucune prémonition ni raisonnement conscient préliminaire. Je pris immédiatement un morceau de paraffine que je trouvai sur place, à portée de main, et le plaçai là où aurait dû se trouver le morceau de plomb ».

 Sous le coup de l’émotion, le groupe se réunit pour rédiger une lettre à la revue scientifique « Ricerca scientifica » dans laquelle il annonce la découverte. Sous le titre « Action des substances hydrogénées sur la radioactivité induite par les neutrons », nos physiciens avancent une explication possible :

 « Les neutrons, par de multiples chocs contre des noyaux d’hydrogène, perdent rapidement leur énergie. Il est plausible que la section efficace [[2]] de la collision neutron – proton [probabilité de collision] augmente à mesure que l’énergie diminue. Après un certain nombre de chocs, les neutrons se déplacent de manière analogue aux molécules qui diffusent dans un gaz, leur énergie se trouvant réduite à l’énergie cinétique d’agitation thermique du gaz. Il se formerait ainsi autour de la source neutronique quelque chose de similaire à une solution de neutrons dans l’eau ou dans la paraffine. »

 C’est pourquoi l’on parlera de neutrons lents ou neutrons thermiques, car leur énergie est voisine de l’agitation thermique, soit 0,02 eV à la température ordinaire.

V.      LA LOI DE CAPTURE NEUTRONIQUE

 Le freinage des neutrons dans les substances hydrogénées réoriente le programme de l’école Fermi. Elle se tourne vers l’étude des effets des neutrons lents. La mesure de l’influence de l’immersion dans l’eau (substance hydrogénée) de la source et des échantillons cibles apporte une première confirmation : seules les réactions du type (n, γ), c’est-à-dire capture radioactive d’un neutron par le noyau irradié accompagné de l’émission d’un photon γ, sont sensibles aux substances hydrogénées. De plus, certains éléments présentent une section efficace de capture neutronique beaucoup plus élevée que la section de collision géométrique des noyaux irradiés.

 Utilisant des arguments de mécanique quantique, Fermi établit la loi générale liant la section de capture neutronique à la vitesse des neutrons incidents : la probabilité de capture radioactive d’un neutron par le proton d’un noyau est inversement proportionnelle à la vitesse du neutron.

 En d’autres termes, la section efficace est de l’ordre de la surface du noyau pour les neutrons très rapides (les plus énergétiques), tandis qu’elle peut atteindre des valeurs très supérieures à cette surface, de l’ordre de plusieurs milliers de barns pour les neutrons les plus lents (les moins énergétiques) (fig. 74).

Sections efficace-1

Fig. 74 – Variation de la section efficace selon la vitesse (l’énergie) du neutron incident

 Pour un noyau donné, σ n’est pas constant et dépend de plusieurs facteurs :

  • Le type de section :

Il existe plusieurs types de sections efficaces :

–      Section efficace de capture σc (capture d’un neutron sans réaction de fission) ;

–      Section efficace de fission σf (capture d’un neutron suivi d’une fission) ;

–      Section efficace de diffusion élastique (lors d’une collision élastique) ;

–      Section efficace de diffusion inélastique (lors d’une collision inélastique).

La somme des deux dernières étant σs.

  •  L’énergie du neutron incident :

On peut observer une variation des sections efficaces de fission et de capture en fonction de l’énergie des neutrons incidents. Par exemple pour le plutonium 239 et l’uranium 233 sur les diagramme suivants (fig. 75 et 76).

Barns

 Fig. 75 – Sections efficaces (barns) de fission et de capture pour le plutonium 239. On constate que la fission est environ deux fois plus probable que la capture pour les neutrons thermiques et que, pour des neutrons rapides, la capture est très peu probable. Remarquez les multiples résonances de capture et de fission pour les énergies comprises entre 1 eV et 1000 eV.

 Fig. 76 – Sections efficaces (barns) de fission et de capture pour l’uranium 233. On constate que, tant pour les neutrons thermiques que pour les neutrons rapides, la section efficace de fission est au moins 10 fois plus grande que celle de capture.

 On constate que globalement les sections efficaces diminuent avec l’augmentation de l’énergie du neutron selon la loi de Fermi. Pour les noyaux considérés ici, la section efficace de fission est supérieure à celle de capture. La probabilité que la fission ait lieu est donc plus grande.

Orso Mario Corbino comprit immédiatement la portée de cette découverte et il incita Fermi a déposer une demande de brevet. Ce sera chose faite le 26 octobre 1935. Le brevet italien qui sera étendu plus tard à d’autres pays, consigne le processus de production de substances radioactives artificielles par bombardement neutronique et l’augmentation de l’efficacité par ralentissement  des neutrons.

 En effet, l’effet de ralentissement des neutrons provoqué par certaines substances hydrogénées comme le graphite ou l’eau lourde, appelés éléments modérateurs, sera d’une importance primordiale dans l’élaboration des réacteurs nucléaires. Nous en reparlerons dans la suite de ce dossier.

           

VI.       DECOUVERTE DE LA TRANSMUTATION DE L’URANIUM

 En janvier 1935, l’équipe italienne reprend ses recherches sur le thorium et l’uranium. Amaldi est chargé de détecter les émetteurs α produits dans ces deux éléments lorsqu’ils sont bombardés par des neutrons lents. Afin de filtrer les particules émises par l’uranium et le thorium, il place devant ceux-ci une feuille d’aluminium équivalente à une couche d’air de 5 à 6 cm. En effet, selon la loi de Geiger-Nuttal sur la désintégration radioactive, qui lie la longueur du parcours des particules à la vie moyenne de leur émetteur, plus la vie moyenne est brève, plus les particules sont rapides et pénétrantes. Comme l’uranium et le thorium ont une durée de vie très longue, leurs particules émises parcourent une très faible distance, correspondant à l’épaisseur de la feuille d’aluminium. Malgré ce dispositif :

 « Les expériences donnèrent des résultats négatifs, raconte Amaldi, mais si nous avions par hasard oublié la feuille d’aluminium, nous aurions déjà pu observer les noyaux de recul dus à la fission en janvier ou février 1935 ».

 Pour la deuxième fois, l’équipe italienne manqua de peu la découverte de la fission de l’uranium. Le 10 décembre 1938, Fermi recevra le prix Nobel de physique « pour ses découvertes de nouvelles substances radioactives […] et pour ses études sur le pouvoir sélectif des neutrons lents ».

 De nombreux physicians et chimistes reprendront les expériences de l’école de Fermi, chacun apportant sa petite contribution à l’approche de la vérité. Le problème était particulièrement ardu, comme tous ceux touchant aux éléments radioactifs artificiels. Ceux-ci étaient obtenus en laboratoire en des quantités extrêmement faibles. De plus leur durée de vie est généralement brève. Pour les identifier, les méthodes de detection et de séparation chimique doivent être rapides. Elles consistaient en une série de précipitation afin de les dissocier des éléments auxquels ils sont apparentés. Comme les chercheurs travaillaient par analogies, il pouvait subsister des incertitudes.

 Durant les années 1935 – 1938, Otto Hahn (1879-1968) et Lise Meitner (1878-1968), à l’Institut Kaiser-Wilhem de Berlin, se penchent sur le problème. Résultat : une « purée » de nouveaux radioéléments comme dans l’essai de Fermi.

 Irène Joliot-Curie, ayant lu la publication des deux chercheurs allemands, exprime sa méfiance :

 « Je ne suis pas d’accord avec ce résultat qui m’inspire la plus grande méfiance. Je vais recommencer l’expérience et, au lieu de m’attaquer à toute la « purée », je vais travailler sur un seul radioélément au sein du mélange, celui qui émet les rayons bêta les plus pénétrants ».

 Aidée de son assistant, le Yougoslave Paul Savitch, elle recouvre le mélange d’une feuille de cuivre et ils étudient la substance dont les radiations traversent celle-ci. Il s’avère qu’il s’agit d’un élément que Lise Meitnet et Otto Hahn n’ont pas vu, et dont la période est de trois heures et demie. Irène et Paul Savitch publient leurs conclusions en septembre 1938 en précisant que les propriétés chimiques de ce radioélément ressemblent étrangement à celles du lanthane, élément connu, de numéro atomique 57. Ils hésitent à considérer qu’il s’agit bien de lanthane car il paraît, dans leur expérience, plus lourd que l’uranium devenu plus léger. En fait, ce dernier s’est divisé en deux. Il s’agit d’une transmutation de celui-ci, hypothèse émise par Ida Noddack quelques années plus tôt.

 Otto Hahn n’accepte pas les conclusions d’Irène et à l’occasion d’une rencontre avec Frédéric Joliot, il lui dit :

  « Entre nous, mon cher, c’est parce que votre épouse est une femme que je ne me suis pas permis de la critiquer. Mais elle a tort, dites-le-lui  et elle nous gêne d’autant plus que Lise Meitner a des ennuis avec les nazis ainsi que moi qui ne suis guère favorable à Hitler ».

 Rappelons que nous sommes à la fin des années trente, après la grande crise économique de 1929-1931. Hitler et les nazis prennent le pouvoir en Allemagne dès 1933 et commencent la chasse aux opposants, puis à tous ceux qui sont d’origine juive. Nommé chancelier du Reich, il prépare son pays à la guerre : remilitarisation de la Rhénanie en 1936 ; « Anschluss » de l’Autriche en mars 1938 ; à l’automne de cette même année, après la conférence de Munich, démembrement de la Tchécoslovaquie et entrée dans Prague en mars 1939. On connaît la suite ! De nombreux savants choisissent l’exil.

 Irène s’obstine, elle reprend ses expériences et retrouve les mêmes résultats. D’où la fureur de O. Hahn « contre cette bonne femme qui emploie les méthodes surannées de sa mère et qui essaie de ridiculiser mes travaux ». Entre-temps Lise Meitner a dû quitter l’Allemagne car elle est juive, pour se réfugier en Suède. Un jeune chimiste, Fritz Strassmann (1902-1980) va la remplacer auprès de Hahn.  Il convainc ce dernier de vérifier les travaux d’Irène Joliot-Curie et de Paul Savitch. Evidemment, ils trouvent le fameux lanthane dans le mélange final et avancent prudemment : « Nous publions ces résultats curieux avec une certaine hésitation ». Pourquoi cet élément est-il devenu plus lourd que l’uranium ? Cela va à l’encontre des lois admises en physique nucléaire. Aussi, Hahn ajoute-t-il en dernière minute sur l’épreuve de sa publication : « Le noyau de l’atome d’uranium s’est-il réellement brisé en deux ? » Il vient de franchir le pas décisif en interprétant correctement les résultats : la division du noyau autrement dit la fission. Encore une fois, les Joliot-Curie sont passés à côté d’une découverte primordiale.

 Le couple de Français, dès la publication d’Otto Hahn, se penchent sur les résultats de leurs expériences passées : « Nous avons été stupides ! lance Irène à son assistant. Nous étions si près de la vérité : nous l’avons frôlée ! » Frédéric, abandonnant ses autres travaux, prouve très simplement qu’après la capture du neutron incident, le noyau formé explosait, donnant deux noyaux de masse voisine qu’il recueillait sur un collecteur à proximité de l’uranium. Les deux fragments sont radioactifs et leurs descendants se forment après émission de rayons β. Il démontre ainsi en quelques heures que la fission nucléaire est bien une réalité.

 Ce sera Niels Bohr, en visite à l’université de Columbia, qui annoncera la nouvelle aux Etats-Unis. Elle y fera l’effet d’une bombe (sans jeu de mots).

 Bien que la découverte fût faite à Berlin, les Joliot-Curie et leur équipe resteront maîtres du jeu jusqu’à l’armistice de 1940. Cette découverte ouvre des perspectives qui inquiètent certains savants comme Enrico Fermi (émigré aux Etats-Unis, pour fuir le fascisme), Leo Szilard (1898-1964) et Albert Einstein. Le 2 février 1939, Léo Szilard écrit à Frédéric pour lui faire part de son inquiétude car cette découverte peut déboucher sur une réaction en chaîne capable de développer une énergie considerable et à la construction de bombes « extrêmement dangereuses entre les mains de certains gouvernements ». Il propose que les chercheurs ne publient plus leurs résultats sur la fission. La guerre en Europe est éminente. Albert Einstein pressentit par ses confrères envoie une lettre au président Roosevelt pour l’alerter sur les dangers éventuels de la mise au point d’une bombe nucléaire.

 « L’élément uranium peut devenir, dans un avenir immédiat, une nouvelle et importante source d’énergie […] Il est vraisemblable (étant donné le travail des Joliot-Curie en France, et celui de Fermi aux Etats-Unis) que l’on puisse envisager la possibilité de provoquer une réaction en chaîne nucléaire dans une grande masse d’uranium, réaction par laquelle pourrait être produite une énorme puissance et de grandes quantités de nouveaux éléments analogues au radium […] Ce nouveau phénomène pourrait aussi conduire à la fabrication de bombes, et l’on peut concevoir que des bombes extrêmement puissantes, d’un nouveau type, pourraient être ainsi construites. Une seule bombe de ce type, amenée par bateau et explosant dans un port, pourrait très bien détruire le port entier ainsi qu’une partie du territoire environnant […]

En raison de cette situation, il peut paraître souhaitable de maintenir des contacts permanents entre l’administration et le groupe de physiciens travaillant sur les réactions en chaîne en Amérique […]

Albert  Einstein. »

 Il s’en suivra la création d’un Comité chargé du développement d’une bombe nucléaire américaine. Ce sera le Projet Manhattan !

 fermi                                       equipe fermi

           Fig. 77 – Fermi en 1927                                               Fig. 78 – L’équipe Fermi : D’Agostino,       

                                                                                                      Segrè, Amaldi, Rasetti et Fermi en 1934

 

 

 



[1]    Barrière de potentiel : rempart énergétique dû à la présence de forces répulsives autour du noyau et s’opposant à la pénétration d’une particule extérieure à ce noyau. Cette barrière empêche également les particules du noyau de s’échapper si leur énergie est inférieure au sommet de la barrière de potentiel.

[2]    Section efficace : surface conventionnelle qui traduit la probabilité plus ou moins grande qu’a une particule, de caractéristiques données, de perturber un noyau et d’y provoquer une réaction déterminée. Son unité est le barn (1 barn = 10-24 cm² = 10-28 m²). Le symbole utilisé est la lettre grecque σ

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X – La transmutation artificielle : la pierre philosophale des alchimistes


I.           INTRODUCTION

 Dans le chapitre précédent, j’ai présenté deux personnages d’exception qui prirent une part très importante dans le développement de la connaissance des phénomènes nucléaires. Il s’agissait du couple Irène et Frédéric Joliot-Curie. Cette fois, je m’étendrai sur les expériences qui les menèrent à découvrir la radioactivité artificielle et ainsi préparer la course à la réalisation de la fission des noyaux lourds dont l’uranium, avec pour conséquence la course à l’arme nucléaire. Ceci sera développé plus loin dans ce dossier.

 

II.         TRAVAUX PREPARATOIRES  A LEUR GRANDE DECOUVERTE

A.     Recherche d’un rayonnement très pénétrant

 Comme je l’écrivis dans le chapitre « Au cœur du noyau atomique », nos deux savants avaient mis en évidence l’émission de protons par des éléments soumis au bombardement de particules α et avaient raté de peu la découverte du neutron qui en définitive revint à James Chadwick.

 Au début de leur carrière commune, les Joliot-Curie souhaitaient étudier des phénomènes associés au passage des particules α du polonium dans la matière. Cet élément émet presque exclusivement des α et il se forme en permanence dans le radium D. A partir d’anciennes ampoules ayant contenu du radon, intermédiaire entre le radium et le polonium, ils acquirent une bonne technique, particulièrement délicate et dangereuse, pour extraire du polonium à partir du radium D et obtenir des sources α très intenses, pouvant atteindre 200 millicuries sur des surfaces de 20 mm². Ce sont ces sources qui leurs avaient permis d’entreprendre leurs expériences

 fredericjoliotNous avons vu précédemment que Frédéric Joliot était passé maître dans l’utilisation de la chambre de Wilson et qu’il en avait conçu un modèle plus performant. Cet outil sera d’une grande utilité pour les chercheurs désirant visualiser les traces de particules ionisantes et sera à la base de découvertes primordiales dans le domaine des particules à haute énergie que nous aborderons plus tard.

Malgré leur déception de ne pas avoir découvert le neutron, Irène et Frédéric poursuivent leurs recherches. Ils observèrent avec leur chambre de Wilson, qu’aux neutrons émis étaient associés des électrons énergiques. Pour eux, ces particules ne peuvent être dues qu’à l’absorption de rayons γ par des atomes.

Fig. 69 – Frédéric Joliot montant les éléments d’une chambre de Wilson (Collège de France, 1938)

A l’époque, on ne connaissait que deux manières de produire des électrons énergiques par absorption de rayons γ :

–       l’effet photoélectrique dans lequel, le rayon γ est absorbé par un électron de la couronne atomique et qui est ensuite éjecté ;

–       l’effet Compton où les γ diffusent sur des électrons libres en leur cédant une partie de leur énergie.

Nos chercheurs en déduisent que la production de neutrons entraîne l’émission de rayons γ. Ils remarquèrent également « que plusieurs trajectoires d’électrons de grande énergie courbées par un champ magnétique se dirigeaient vers la source. Ce fait curieux était difficile à interpréter ».

 B.         Le positon

 Entre-temps, en étudiant la composante molle du rayonnement cosmique, le physicien américain C. Anderson avait découvert, en 1932, à l’aide d’une chambre de Wilson, l’électron positif. Celui-ci est le résultat de la dématérialisation d’un photon qui disparaît en créant un électron negative et un électron positif (fig. 79). Il le nomma positon (ou positron) par opposition au négaton (électron négatif). Cette découverte sera confirmée en Angleterre par P. Blackett et G. Occhialini, grâce à une technique permettant d’associer celle des compteurs Geiger-Müller en coïncidence avec celle de la chambre de Wilson. Ces deux chercheurs, associés à J. Chadwick, observent également ces positons dans une source complexe de neutrons et de photons.

 Sur la base de ces découvertes, Irène et Frédéric, en avril et mai 1933, reconsidèrent leurs premiers clichés de la chambre à bulles. Ils en déduisent que les traces curieuses – tournées vers la source – que l’on y distingue sont celles de positons. Ils en concluent qu’il existe une autre manière de produire des électrons par absorption de rayons γ : les γ de plus de 1,02 MeV peuvent se matérialiser en une paire positon – négaton et ce d’autant plus facilement que leur énergie est grande et que le numéro atomique de l’absorbant est élevé. L’énergie correspondant à la masse au repos de chaque électron est de 0,51 MeV et l’énergie excédentaire se partage, sous forme d’énergie cinétique, entre les deux électrons. Cette production de positons explique le grand pouvoir d’absorption des rayons γ de grande énergie dans la matière. Indépendamment d’Irène et de Frédéric, à Berlin, Lise Meitner et K. Philipp trouveront des résultats analogues.

 Ce qu’ignorent à l’époque ces différents scientifiques, c’est que, dès 1931, le théoricien anglais, Paul Dirac, avait prédit, dans sa théorie quantique relativiste, l’existence du positon, antiparticule de l’électron, de mêmes masse et charge mais de signe opposé. A l’époque, le monde scientifique est divisé en deux clans : les théoriciens et les chercheurs. Les deuxièmes ne désirent pas être freinés ou détournés dans leur quête par des arguments théoriques. Ils préfèrent se raccrocher à une bonne idée, à une intuition. Il est vrai que durant ces années de gloire, on assiste à la découverte de phénomènes imprévus. Rutherford dira à Bruxelles, lors du Conseil Solvay de 1933 :

 « Il me semble qu’à certains égards il est regrettable que nous ayons eu une théorie de l’électron positif avant le début des expériences. M. Blackett a fait son possible pour ne pas se laisser influencer par la théorie, mais la façon d’envisager les résultats doit inévitablement être influencée par la théorie dans une certaine mesure. J’aurais été plus content si la théorie était venue après l’établissement expérimental des faits ».

 En décembre 1933, Frédéric Joliot, qui a rencontré Dirac lors du Conseil Solvay, entreprend une expérience afin de déterminer le sort des positons en fin de parcours.

« Selon la théorie de Dirac, explique-il, un électron positif peut disparaître lorsqu’il rencontre un électron négatif libre ou faiblement lié, en donnant deux photons émis dans des directions opposées dont les énergies sont égales à 0,5 MeV, la somme de celles-ci 1 MeV correspondant à l’annihilation de la masse des deux électrons » (fig. 79),

 annihilationPlaçant une source intense de positons dans le champ décroissant d’un électroaimant, il constate que les électrons, positifs ou négatifs selon le sens du champ s’entoulent dans le champ et arrivent concentrés sur une lame métallique servant de radiateur. L’annihilation des positons a lieu dans le radiateur, avec émission de deux photons détectés au compteur Geiger-Müller. Chaque photon possède une énergie de 0,485 ± 0,050 MeV, ce qui confirme la théorie de Dirac.

Fig. 71 – Au-dessus, création d’une paire positon-électron par dematerialisation d’un photon ; en-dessous, annihilation d’un positon lors de la rencontre d’un électron, avec émission de deux photons

III.      LA RADIOACTIVITE ARTIFICIELLE

 Tout est en place pour découvrir un phénomène nouveau et remarquable qui deviendra un des fondements de toute la physique et de la technique nucléaire contemporaine : la radioactivité artificielle.

 En fait, la première transmutation artificielle est due à E. Rutherford qui l’obtint, dès 1919, en bombardant de l’azote avec des particules α. Le résultat est un isotope stable de l’oxygène, accompagné de l’émission d’un proton :

147N + 42He → 178O + 11H

 La découverte de la radioactivité artificielle par les Joliot-Curie peut se diviser en trois étapes :

–      l’observation des « électrons positifs de transmutation ;

–      la découverte d’un nouveau type de radioactivité ;

–      la généralisation et la preuve chimique de l’existence des nouveaux radioéléments.

 

A.  Des électrons positifs de transmutation

 En juin 1933, Frédéric et Irène reprennent leur expérience sur le rayonnement peu intense qui accompagne l’émission α du polonium. Pour ce faire, ils disposent leur source de polonium en présence d’une feuille d’aluminium placée devant la fenêtre mince de leur chambre de Wilson, disposée dans un champ magnétique. A leur grande surprise, ils constatent qu’à côté des électrons négatifs apparaissent des positons et parfois des traces de protons dus à la réaction de transmutation :

 27Al + α → 30Si + p

 Lorsqu’ils remplacent l’aluminium par une feuille d’argent, de paraffine ou de lithium, il n’y a pas apparition de positons. Ceux-ci sont produits non par la source mais par l’aluminium. Le spectre d’énergie de ces particules s’étend jusque 3 MeV et il apparaît environ 1 positon pour 2 millions de α incident. Le phénomène se répète lorsqu’ils utilisent une feuille de bore. Nos deux savants interprètent leur résultat inattendu de la manière suivante :

 « Parfois la transmutation s’effectuerait avec émission d’un neutron et d’un électron positif au lieu d’un proton ».

 Ils nommeront ces positons « électrons positifs de transmutation » et traduisent la nouvelle réaction comme suit :

 27Al + α → 30Si + n + e+

 Du 22 au 29 octobre de l’année 1933, se tient à l’Université de Bruxelles, le septième Conseil de physique Solvay, sous la présidence de Paul Langevin. Les Joliot-Curie ainsi que Marie Curie font partie des invités. Ils pourront y défendre leur rapport sur le « Rayonnement pénétrant des atomes sous l’action des rayons α », soulevant une vive discussion. Certains, comme Lise Meitner, qui a également entrepris ce genre d’expériences, sont septiques quant à l’émission de neutron :

 « pour l’aluminium, bien que le nombre d’électrons positifs soit plus de quatre fois plus grand que pour le fluor, on n’a pu déceler aucun neutron. Cela n’est pas favorable à l’idée que, dans ce cas, l’émission du neutron ait lieu en même temps que celle de l’électron positif ».

 Irène et Frédéric sont déçus. Toutefois, ils seront encouragés par Niels Bohr et W. Pauli qui trouvent leurs résultats très intéressants. Mais F. Perrin, également présent à ce Conseil prédit que :

  « le mécanisme proposé par M. Joliot se décompose en deux émissions successives d’un neutron, puis d’un électron positif, avec formation intermédiaire d’un noyau instable ».

 Trois mois après le Conseil Solvay, Lise Meitner, qui a répété son expérience, reconnaît son erreur et envoie une note rectificative qui malheureusement passera inaperçue, dans laquelle elle dit « mon objection contre la manière de voir de M. et Mme Joliot, que les électrons positifs sortent du noyau d’aluminium, tombe donc ».

 B.      La découverte d’un nouveau type de radioactivité

 Le couple de chercheurs français continue donc ses travaux. En novembre 1933, il décide de vérifier que les neutrons et les positons sont émis simultanément dans une même réaction nucléaire. Pour ce faire, il mesure successivement le seuil d’apparition des neutrons  et celui des positons en faisant varier l’énergie des particules α incidentes sur la cible d’aluminium par ralentissement dans un gaz. Le dispositif utilisé est pratiquement toujours le même : une source de polonium intense ; une petite chambre à gaz dont les chercheurs peuvent faire varier la pression pour ralentir les rayons α ; la cible d’aluminium qui les arrête complètement ; une chambre d’ionisation à parois paraffinées, remplie de buthane, pour détecter les neutrons ; un amplificateur d’impulsions.

 Le jeudi 11 janvier 1934 sera une date historique dans l’histoire de la radioactivité. Ce jour-là, Frédéric est seul dans son laboratoire situé dans les sous-sols de l’Institut du Radium. Il se lance dans une nouvelle série de mesures pour déterminer le seuil d’apparition des positons, c’est-à-dire l’énergie minimum des particules α à partir de laquelle apparaissent les électrons positifs. La chambre à gaz utilisée peut être complètement vidée ou remplie de gaz carbonique. De part et d’autre, se trouvent la feuille d’aluminium et la source de polonium. Derrière la cible, il place un compteur Geiger-Müller en laiton, à fenêtre très mince développé par le jeune physicien allemand Wolfgang Gentner, venu travailler deux ans au laboratoire. Le compteur est relié à un amplificateur, réalisé à partir d’un vieux poste de TSF, suivi d’un numérateur mécanique.

 Au départ, la chambre à gaz est remplie. Frédéric Joliot commence à pomper pour baisser la pression ; l’énergie des particules α arrivant sur la feuille d’aluminium augmente. Les positons apparaissent au même seuil en énergie que les neutrons. Il vide entièrement la chambre, l’énergie des α est au maximum. Puis il réintroduit le gaz carbonique jusqu’à atteindre une énergie des α inférieure au seuil ; l’émission des neutrons s’arrête, mais à sa grande surprise celle des positons continue ! Il répète l’expérience plusieurs fois : toujours les mêmes résultats. De plus, il constate que le nombre des positons décroît exponentiellement avec le temps : il fait immédiatement le rapprochement avec la radioactivité naturelle qu’il connaît bien.

 Simplifiant l’expérience, Frédéric Joliot place la cible à un demi millimètre de la source pendant quelques minutes. Puis, il écarte la source et approche le compteur de la feuille d’aluminium : il enregistre la décroissance des électrons positifs avec une période de 3 min et 15 sec.

 « J’irradie cette cible avec des rayons alpha provenant de ma source de polonium ; vous pouvez entendre le compteur Geiger cliqueter […] J’enlève la source : le cliquetis devrait s’arrêter… mais le bruit continue… »

 Il vient de découvrir la radioactivité artificielle.

 radioactivite artif Fig. 72 – Principe de l’expérience qui a permis à Irène et Frédéric Joliot-Curie de découvrir la radioactivité artificielle

 Reprenons plus en détail l’analyse de ce nouveau type de réactions nucléaires. Le noyau atomique de l’aluminium (2713Al) émet un neutron en captant une particule α (42He) et se transforme en un isotope du phosphore de masse atomique 30 (3015P). Il n’existe pas naturellement d’isotope stable du phosphore ayant cette masse. Il doit donc se désintégrer à son tour. Il émet un positon dû à la transformation d’un proton du noyau atomique du phosphore en neutron. On obtient alors du silicium (3014Si) dont le noyau a une charge inférieure d’une unité. En d’autres termes, le noyau doit perdre une charge électrique positive excédentaire tout en conservant la même masse. Le processus décrit ci-dessus peut être représenté par la formule :

 2713Al + 42He → 3015P + 10n

 Le phosphore ainsi formé se désintègre suivant la formule :

 3015P → 3014Si + e+

C.  Généralisation et preuve chimique de l’existence des nouveaux radioéléments

 Irène et Frédéric mesurent immédiatement l’importance de leur découverte. Aussi, avant de publier leurs résultats, ils désirent conforter ceux-ci. Ils passeront le week-end à essayer d’autres éléments. Ils mettent ainsi en évidence un azote 13 de 14 minutes de période formé dans le bore, et un radioélément de 2 minutes et demie formé dans le magnésium qu’ils attribuent d’abord au silicium 27, mais qui s’avéra être de l’aluminium 28. Ils mesurent les parcours des particules, leurs spectres d’énergie et les énergies maximales des rayons β (électrons positifs ou négatifs).

 Frédéric et Irène annonceront leur découverte le 15 janvier 1934 dans une note aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, présentée par Jean Perrin.

 Les implications de cette découverte seront d’une importance primordiale dans de nombreux domaines industriels, médicaux et malheureusement politiques. Dans un article commun, le couple décrit les applications possibles de ces radioéléments et prédit les conséquences d’une utilisation détournée d’une réaction en chaîne se propageant dans la matière (voir l’article en annexe E).

 Très rapidement de nombreux chercheurs se mirent à vouloir produire leurs radioéléments artificiels. Il apparut que l’on pouvait provoquer la radioactivité artificielle non seulement avec des particules α, mais également avec des protons, des deutérons, des neutrons et même des électrons. Cela fut possible grâce à une nouvelle génération d’appareillage dont la première invention fut faite aux Etats-Unis par Ernest Lawrence de l’Université de Berkeley : le cyclotron, machine électromagnétique, accélérateur de particules atomiques.

 Remarquons, à titre d’anecdote, que trente ans plus tôt le romancier de science-fiction, H.G. Wells avait décrit la radioactivité artificielle dans son roman « Le monde libéré », en situant de manière prémonitoire sa découverte en 1933. Il décrit même les applications industrielles et militaires de l’énergie atomique, la destruction des grandes villes et les radiations nucléaires lors d’un conflit mondial.

 

IV.       LE PRIX NOBEL

 En novembre 1935, le prix Nobel de chimie est attribué aux Joliot-Curie, tandis que celui de physique l’est au Britannique James Chadwick, pour sa découverte du neutron. Lors de la remise de ce prix, c’est Irène prit la parole :

 « C’est un grand honneur et une grande joie pour nous de voir l’Académie des sciences de Suède nous attribuer le Prix Nobel pour nos travaux sur la synthèse des radioéléments […] Au début de l’année 1934, en étudiant les conditions d’émission d’électrons positifs, nous nous sommes aperçus d’une différence fondamentale entre cette transmutation et toutes celles qui avaient été produites jusqu’ici ; toutes les réactions de chimie nucléaire provoquées étaient des phénomènes instantanés, des explosions. Au contraire, les électrons positifs produits par l’aluminium sous l’action d’une source de rayons alpha, continuent à être émis pendant quelques temps après l’enlèvement de la source. Le nombre d’électrons émis décroît en trois minutes.

Nous avons montré que l’on pouvait communiquer de même une radioactivité avec émission d’électrons positifs ou négatifs au bore ou au magnésium, par bombardement de rayons alpha. Ces radioéléments artificiels se comportent en tout point comme des radioéléments naturels […] ».

 Puis ce fut le tour de Frédéric :

 « La diversité des natures chimiques, la diversité des vies moyennes de ces radioéléments synthétiques, permettront sans doute des recherches nouvelles en biologie et en physico-chimie […] La méthode des indicateurs radioactifs, jusqu’alors réservée aux éléments de masse atomique élevée, peut être généralisée à un très grand nombre d’éléments distribués dans toute l’étendue de la classification périodique. En biologie, par exemple, la méthode des indicateurs, employant les radioéléments synthétiques, permettra d’étudier plus facilement le problème de la localisation et de l’élimination d’éléments divers introduits dans les organismes vivants. Dans ce cas,  la radioactivité sert uniquement à déterminer la présence d’un élément dans telle ou telle région de l’organisme. Il n’est pas utile dans ces recherches d’introduire des quantités importantes de l’indicateur radioactif. Ces quantités sont fixées par la sensibilité de l’appareil détecteur de rayons et la grosseur de l’organisme végétal ou animal. Aux endroits, que l’on apprendra ainsi à mieux connaître, où les radioéléments seront localisés, le rayonnement qu’ils émettent produira son action sur les cellules voisines. Pour ce deuxième mode d’emploi, il sera nécessaire d’utiliser des quantités importantes de radioéléments.Ceci trouvera probablement une application pratique en médecine.

De l’ensemble des faits envisagés, nous comprenons que les quelques centaines d’atomes d’espèces différentes qui constituent notre planète ne doivent pas être considérés comme ayant été créés une fois pour toutes et éternels. Nous les observons parce qu’ils ont survécu. D’autres moins stables ont disparu. Ce sont probablement quelques-uns de ces atomes disparus qui sont régénérés dans les laboratoires. Jusqu’alors, seuls des éléments à vie relativement brève, s’étendant de la fraction de seconde à quelques mois, ont pu être obtenus. Pour créer une quantité appréciable d’un élément à vie beaucoup plus longue, il faudrait disposer d’une source de projectiles prodigieusement intense. N’y a-t-il aucun espoir de réaliser ce nouveau rêve ?

Si, tournés vers le passé, nous jetons un regard sur les progrès accomplis par la science à une allure toujours croissante, nous sommes en droit de penser que les chercheurs construisant ou brisant les éléments à volonté sauront réaliser des transmutations à caractère explosif, véritables réactions chimiques à chaînes.

Si de telles transmutations arrivent à se propager dans la matière, on peut concevoir l’énorme libération d’énergie utilisable qui aura lieu. Mais hélas, si la contagion a lieu pour tous les éléments de notre planète, nous devons prévoir avec appréhension les conséquences du déclenchement d’un pareil cataclysme. Les astronomes observent parfois qu’une étoile d’éclat médiocre augmente brusquement de grandeur, une étoile invisible à l’œil nu peut devenir très brillante et visible sans instrument, c’est l’apparition d’une nova. Ce brusque embrasement de l’étoile est peut-être provoqué par ces transmutations à caractère explosif, processus que les chercheurs s’efforcent sans doute de réaliser, en prenant, nous l’espérons, les précautions nécessaires ».

 

V.         ANNEXE

 L’article ci-dessous reprend les idées développées par F. Joliot lors de son discours Nobel. Je le reproduis malgré tout car il donne des informations complémentaires utiles.

 758. Application des radio-éléments synthétiques. –

Ces nouveaux radio-éléments, par la diversité de leurs natures chimiques et de leurs vies moyennes, permettront sans doute des recherches nouvelles, en particulier en biologie et en chimie, recherches qu’il serait très difficile, et même pratiquement impossible d’entreprendre par les méthodes habituelles.

Nous pouvons penser que ces applications seront de deux sortes suivant qu’on utilisera le radio-élément comme indicateur radio-actif, ou qu’on l’utilisera pour l’effet de son rayonnement sur les organismes.

En biologie, par exemple, la méthode des indicateurs radio-actifs peut permettre l’étude de la distribution ou l’élimination d’éléments divers introduits dans des organismes vivants. La substance préalablement introduite dans l’organisme est mélangée avec un élément radio-actif isotope ayant exactement les mêmes propriétés chimiques. Le radio-élément accompagnera son isotope inactif dans toutes les régions où celui-ci se distribuera. Cette méthode, dont l’emploi était limité autrefois uniquement aux éléments lourds comme le Bi (isotope radio-actif le RaE), peut maintenant être étendue à un grand nombre d’éléments placés dans toute l’étendue de la classification périodique, à des éléments ordinaires existant déjà dans l’organisme : carbone, azote, sodium, phosphore, etc.

Dans ce mode d’utilisation, la radio-activité sert uniquement à déterminer la présence dans certaines régions de l’isotope inactif que l’on a introduit dans l’organisme. Il n’est pas nécessaire dans ces recherches d’introduire des quantités importantes de l’indicateur radio-actif. Ces quantités sont déterminées par la sensibilité de l’appareil détecteur du rayonnement et la grosseur de l’organisme étudié.

On peut conclure de la même façon pour l’emploi de cette méthode en chimie, appliquée à l’étude, par exemple, des solubilités des sels très peu solubles, des combinaisons chimiques rares, etc.

Dans le deuxième mode d’utilisation que l’on peut prévoir, il faudra disposer de quantités très importantes de radio-éléments de synthèse. On introduira dans les organisms un mélange d’un isotope inactif et d’un isotope radio-actif, sachant que l’élément introduit se localisera dans telle ou telle région. Aux endroits où l’isotope radio-actif sera localisé, le rayonnement émis par celui-ci agira sur les cellules voisines. En vue de préparer des quantités de radio-éléments suffisantes pour entreprendre ces recherches, l’un de nous a, en collaboration avec MM. Lazard et Savel, construit deux installations de projectiles efficaces pour provoquer les transmutations.

L’une des installations se trouve au laboratoire Ampère de la Compagnie Générale Electro-Céramique, l’autre à l’Ecole des Travaux publics de Cachan.

Au laboratoire Ampère, l’installation donne déjà des quantités de radio-éléments plus de cent fois supérieures à celles que nous préparions à l’Institut du Radium à l’aide des substances radio-actives naturelles. D’autre part, elle comporte un tube à rayons γ donnant un rayonnement dont la limite supérieure d’énergie est voisine de deux millions de volts, d’intensité comparable à celle des rayons γ émis par 600 grammes de radium.

De l’ensemble des faits que nous venons d’envisager, nous voyons que les quelques centaines d’atomes différents (260) qui constituent notre planète ne doivent pas être considérés comme ayant été créés une fois pour toutes et éternels. Nous les observons parce qu’ils ont survécu ; tous les autres, moins stables, ont disparu. Ce sont probablement quelques-uns de ces disparus que nous recréons au laboratoire. Jusqu’ici, nous n’avons pu obtenir que des éléments à vie relativement brève. Cela tient au fait que pour produire une quantité appréciable de radio-élément à vie longue, il faudrait disposer d’une source de projectiles d’une intensité prodigieuse, toujours pour cette raison  que les chances de rencontre du projectile et du noyau sont faibles. N’y a-t-il aucun espoir dans cette voie ?

Si, tournés vers le passé, nous jetons un regard sur les progrès accomplis par la science à une allure toujours croissante, nous sommes en droit de penser que les chercheurs, brisant ou construisant des éléments à volonté, trouveront le moyen de réaliser de véritables transmutations à caractère explosif, une transmutation en entraînant plusieurs autres.

Si de telles transmutations arrivent à se propager dans la matière on peut concevoir l’énorme libération d’énergie utilisable qui aura lieu. Mais, hélas ! si la contagion a lieu pour tous les éléments de notre planète, nous devons prévoir avec appréhension les conséquences  du déclenchement d’un pareil cataclysme. Les astronomes observent parfois qu’une étoile, d’éclat médiocre, augmente brusquement de grandeur, une étoile invisible à l’œil nu peut devenir très brillante et visible sans instrument, c’est l’apparition d’une nova. Ce brusque embrasement de l’étoile est peut-être provoqué par ces transmutations à caractère explosif que nous imaginons.

Frédéric Joliot et Irène Joliot-Curie.

 

nobel1935

Fig. 73 – Septembre 1935 – Remise du Prix Nobel aux Joliot-Curie

 


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IX – Frédéric et Irène Joliot-Curie, un couple de savants

I.       INTRODUCTION

irene-fred Je vous présente maintenant un couple très célèbre de physiciens français qui fit beaucoup pour l’avancement des connaissances en chimie nucléaire. Il s’agit d’Irène Curie et de son mari Frédéric Joliot. Durant les premiers jours de l’année 1934, ils annoncèrent dans une note à l’Académie des Sciences qu’ils avaient fabriqué un atome artificiel inconnu à l’état naturel. Le rêve des alchimistes était enfin réalisé : la transmutation d’un élément en un autre grâce à la radioactivité artificielle. Cette découverte majeure, couronnée par le prix Nobel de chimie en 1935, provoquera une véritable révolution au sein du milieu scientifique. Elle débouchera sur des applications multiples en permettant la fabrication d’isotopes artificiels de plus ou moins courte durée de vie, notamment dans le domaine médical. Mais avant de développer ce nouveau sujet, je voudrais camper nos deux personnages.

Fig. 60 – Irène et Frédéric Joliot-Curie,

II.     Frédéric Joliot, un garçon vif et impulsif

 Jean Frédéric Joliot naît le 19 mars 1900, à Paris, dans le XVIe arrondissement. Il est le cadet de six enfants, dont deux meurent en bas âge. Le père, né à Briey en Lorraine, en 1847, était à l’époque un négociant aisé de tissus en gros. Il était cultivé, aimant la musique, la chasse et la pêche. Enrôlé en 1870, il combat du côté de la Commune de Paris et doit s’exiler un temps en Belgique. Il épouse, en 1879, Emilie Roederer, née en 1858, issue d’une famille protestante alsacienne. Celle-ci montrait une apparence austère et était éprise de justice, de convictions républicaines et libérales.

famille JoliotFrédéric sera profondément marqué par la mort de son frère, le 23 août 1914, tombé à 25 ans au front dès les premiers combats. Il entre au lycée Lakanal, à Sceaux. Vif et impulsif, il se montre bon élève sauf en français. Il aime le sport, le football en particulier. Son père lui apprendra à découvrir la nature en l’emmenant à la chasse et à la pêche. Déjà, il s’intéresse aux sciences et transforme un temps le cabinet de toilette en laboratoire de chimie. Il construisit un poste de TSF. Une photo de presse du couple Pierre et Marie Curie ornait le mur. Il était loin de se douter qu’un jour il travaillerait avec Marie Curie et épouserait l’une de ses filles.

Fig. 61 – La famille de Frédéric Joliot en 1902. Emilie, sa mère, est entourée de ses quatre enfants, Margurite, Jeanne, Frédéric et Henri.

La famille connaîtra des revers de fortune durant cette première guerre. Frédéric quitte le lycée après avoir passé la première partie du baccalauréat, et il entreprend une formation plus rapide. Il entre, en 1917, à l’Ecole municipale Lavoisier pour se préparer au concours d’entrée à l’Ecole de physique et chimie industrielle de la ville de Paris, où le couple Curie y fit ses découvertes. Il échoue au concours de 1918 et est mobilisé. Heureusement, l’Armistice lui permet d’obtenir un sursis. Il réussit le concours de 1919, mais victime de l’épidémie de parathyphoïde il doit interrompre ses études durant un an. Enfin, en 1920, il fait partie de la 39e promotion de Physique et Chimie, dont le directeur d’étude est Paul Langevin. Devant choisir entre les options physique ou chimie, il s’oriente dans un premier temps vers la chimie pour très rapidement se tourner vers la physique ce qui fera dire à Gustave Bémont[1], responsable de la chimie : « Voici le physicien, deuxième cuvée ! » (Propos rapporté par son condisciple et ami Pierre Biquard).

Frédéric subit l’influence de son maître d’étude, Paul Langevin, qu’il aime et admire. Il aura de nombreux entretiens avec lui :

« Je frappe, j’entre, les yeux limpides et bons du « Patron » se fixent sur moi […] et j’ai oublié l’objet de ma visite. […] La caractéristique de Langevin, c’était qu’un ensemble de notions encore obscures, passant par son cerveau, en sortaient avec une clarté et une simplicité impeccables. Une telle transformation équivaut à une création ».

 De plus, les prises de positions sociales de Langevin, durant les années 1919 et  1920, lors du mouvement de grève et de la campagne pour l’amnistie des marins révoltés de la mer Noire[2], impressionnent le jeune Joliot qui les prendra comme exemples.

 En 1922, il effectuera un stage aux aciéries ARBED à Esch-sur-Alzette au Luxembourg. Ce sera un nouveau choc pour lui : il découvre le monde ouvrier et ses problèmes. Toutefois, la recherche et le milieu scientifique l’attirent plus.

 En 1923, il sort major de sa promotion avec le diplôme d’ingénieur – physicien. Son sursis terminé, il doit effectuer son service militaire, d’abord à l’Ecole des officiers de réserve d’artillerie à Poitiers, où il retrouve son camarade Pierre Biquard, puis au Fort d’Aubervilliers, dans le service de protection contre les gaz. Biquard terminant son service quelques mois avant Joliot ira trouver Langevin :

 –        « Joliot et moi, nous aimerions faire de la recherche ».

–        « Pour une carrière universitaire, répond le maître, vous avez un handicap : vous n’êtes pas normaliens. Si vous voulez vous imposer, il faudra que vous fassiez des travaux vraiment exceptionnels ».

 Quelques jours plus tard, Langevin convoquera Biquard :

 –        « C’est entendu, je vous prend avec moi comme préparateur. J’ai vu Madame Curie : elle est prête à engager Joliot ».

 Frédéric rencontrera la scientifique au deux prix Nobel. Il racontera plus tard à un journaliste son entrevue :

 –        « Je la vois ici, à son bureau, petite, les cheveux gris, les yeux très vifs. J’étais assis devant elle, en costume d’officier […] et j’étais très intimidé. Elle m’écouta, et me demanda brusquement : « Pouvez-vous commencer votre travail demain ? » Il me restait trois semaines de service à accomplir. Elle décida : « J’écrirai à votre colonel. ». Le lendemain, je devenais son préparateur particulier ».

III.   Irène Curie, une jeune femme réservée et volontaire

Eugène Curie-IrèneIrène vit le jour le 12 septembre 1897, à Paris, soit 2 ans et demi avant son futur époux. Elle était l’aînée de deux sœurs. A huit ans, elle perd son père Pierre, écrasé comme on le sait sous les roués d’un camion tiré par des chevaux. Sa mère Marie, toute à ses recherches, et son grand-père, le docteur Eugène Curie, auront une énorme influence sur l’épanouissement d’Irène. La jeune fille est d’un tempérament difficile, timide, maladroite dans ses relations avec autrui ; elle porte une admiration sans réserve pour sa mère. Mais il est difficile d’être la fille d’un « monstre sacré » qu’il ne faut en aucun cas décevoir. L’éducation dispensée par Marie est très britannique, austère, pas de manifestations de joie ou de souffrance. La tendresse, c’est du côté du grand-père qu’Irène la trouvera. L’aïeul, déjà malade, retrouve en sa petite-fille l’image de son fils disparu.

Fig. 62 – Une grande complicité lie, dès le plus jeune âge, Irène à son grand-père, le docteur Eugène Curie. Photo prise en 1900.

Eve, la sœur d’Irène, dans son livre « Madame Curie » décrit cette emprise du vieil homme sur l’enfant :

 « […] il est l’incomparable ami de l’aînée, de cette enfant lente et farouche, si profondément semblable au fils qu’il a perdu.

Il ne se contente pas d’initier Irène à l’histoire naturelle, à la botanique, de lui communiquer son enthousiasme pour Victor Hugo, de lui écrire durant l’été des lettres raisonnables, instructives et très drôles, où miroitent son esprit narquois, son style exquis ; il oriente sa vie intellectuelle d’une façon décisive. L’équilibre moral de l’actuelle Irène Joliot-Curie, son horreur du chagrin, son attachement implacable au réel, son anticléricalisme, ses sympathies politiques mêmes, lui viennent en droite ligne de son grand-père ».[3]

 Irène suivra, de 1907 à 1909, les cours dans la « coopérative » d’enseignement créée à l’initiative des scientifiques (Marie Curie, Henriette et Jean Perrin, Edouard Chavannes, Henri Mouton, Paul Langevin) qui deviennent ainsi les professeurs de leurs enfants. L’expérience se terminera deux ans plus tard à cause de nombreuses difficultés matérielles. Irène poursuit ses études secondaires au collège Sévigné, où elle monte de réelles aptitudes pour les mathématiques et la physique.

 La mort d’Eugène Curie, le 25 février 1910, portera un nouveau coup à la jeune fille plus mûre qu’à la disparition de son père. Marie se retrouve seule sans présence masculine dans son entourage familial immédiat. Elle se retourne vers sa famille polonaise. Une relation intime s’établira entre la mere et la fille aînée au grand dam de la cadette. Leurs conversations tournent autour des mathématiques et de la physique, nouvelle cause de blocage pour Irène qui ne veut pas décevoir Marie par des propos plus de son âge.

IV.    L’affaire Langevin

 Deux autres épisodes dans la vie de Marie Curie, ébranleront à nouveau la jeune fille de quatorze ans : sa candidature à l’Académie des Sciences et l’affaire Langevin, qu’Eve escamote dans la biographie de sa mère, vraisemblablement pour ne pas faire ombrage à sa réputation.

Je reprends ci-dessous l’allocution du président de la République Jacques Chirac à la cérémonie du centième anniversaire de la découverte de la radioactivité, prononcée à la Sorbonne, le mercredi 30 septembre 1998. Elle situe parfaitement le contexte social de ces affaires.

 « En cette année 1911 où elle recevra son second Prix Nobel, les sombres courants d’antisémitisme et de xénophobie, les préjugés antiféminins et les attitudes anti-science qui, souterrains, existent dans la société française de l’époque remontent à la surface. A deux reprises, l’Action Française de Léon Daudet se déchaîne contre Marie Curie. En janvier, parce qu’elle est candidate à l’Académie des Sciences. Et elle sera finalement rejetée, battue de deux voix par Edouard Branly, homme de qualité qui fut aussi affecté par son succès qu’elle fut meurtrie par son échec. En novembre, cette fois sur sa vie privée et ses relations avec son collègue Paul Langevin. N’oublions pas qu’alors des journaux réclamèrent bruyamment qu’elle démissionne de sa chaire à la Sorbonne, et que quelques-uns de ses « chers collègues » projetèrent de lui demander de quitter la France. Comme le dira plus tard Jean Perrin, Prix Nobel de physique en 1926 :  » Si cinq d’entre nous ne s’étaient pas levés à ses côtés quand le torrent de boue menaçait de l’engloutir, Marie serait repartie en Pologne et nous aurions tous été marqués d’une honte éternelle « . La réponse de Marie Curie fut toute de grandeur et de courage. »

 Marie, femme seule, dans la plénitude de la quarantaine, change de comportement. Elle, toujours habillée sobrement de noir, devient coquette : robe blanche et rose à la ceinture. Ses proches en parlent. Un propos lâché lors d’une conversation avec son amie Marguerite Borel et recueilli par Irène laisse transparaître ses sentiments affectueux pour Paul Langevin. Marie s’inquiète pour Paul qui risque d’abandonner la recherche pour l’industrie sous la pression de plus en plus pressante de sa femme, de caractère acariâtre. Il est de notoriété publique que le couple Langevin va à vau-l’eau et que Paul a quitté le domicile conjugal pour un appartement deux pièces où il peut travailler à l’aise. Quels ont été réellement les sentiments de Marie pour Paul ? S’agit-il d’une amitié profonde teintée d’affection et de tendresse, comme peuvent éprouver deux êtres qui s’estiment profondément ? De toute façon, on peut chercher en vain où se situe la culpabilité de Marie Curie. La presse s’empare de l’affaire qui éclate le 4 novembre 1911, à la une du « Journal ». Le titre : « Une histoire d’amour : Madame Curie et le professeur Langevin. Les feux du radium viennent d’allumer un incendie dans le cœur d’un savant, qui étudie leur action avec ténacité ; et la femme et les enfants de ce savant sont en larmes » (Fernand Hauser). Une véritable cabale est montée contre « l’étrangère », la « Polonaise » qui détourne un savant de sa famille : Téty de L’œuvre, Léon Daudet de L’Action française.

 Les deux savants se trouvent à Bruxelles au Conseil de Physique organisé par Ernest Solvay[4]. Marie revient à Paris avant la fin du Conseil et publie dans Le Temps (journal qui lui est acquis) une mise en garde des plus claires :

 « Je considère toutes les intrusions de la presse et du public dans ma vie privée comme abominables. C’est pourquoi j’entreprendrai une action rigoureuse contre la publication d’écrits m’étant attribués. En même temps, j’ai le droit d’exiger en réparation des sommes importantes qui seront utilisées dans l’intérêt de la science »[5].

 Fernand Hauser du Journal revient sur ses déclarations et présente ses excuses à Madame Curie. Par contre les autres poursuivent l’assaut et Léon Daudet veut en faire une nouvelle affaire Dreyfus : « Aujourd’hui, le dreyfusisme républicain a besoin du dogme de la vertu des savants ». Le 23 novembre, L’Oeuvre publie sous le titre « Les scandales de la Sorbonne », des extraits de la correspondance échangée entre les deux savants. Ces lettres ont été volées par la belle-mère de Langevin qui les a remises à Gustave Téry, responsable de la publication et ancien condisciple de Langevin. Il y traite le physicien de « Chopin de la Polonaise » et Marie Curie de « vestale du radium ». Propos d’un mauvais goût, frisant la vulgarité, l’ignominie et la mesquinerie. Des manifestations xénophobes se produiront sous les fenêtres de la famille Curie : « Dehors l’étrangère, la voleuse de mari ! » Marie et ses filles doivent se réfugier, d’abord chez les Perrin, puis chez Emile Borel, le directeur de l’Ecole normale.

L’affaire ne s’arrête pas là ! Le doyen de l’Académie, Paul Appell, beau-père de Borel, s’en mêle, il veut renvoyer Marie en Pologne. Heureusement, Borel et quelques amis fidèles tiennent bon. La presse se calme enfin, ayant atteint le comble du grotesque.

Marie et sa fille Irène sortiront fortement blessées de cet épisode et ne s’en remettront jamais complètement.

 Le 11 décembre 1911, Marie Curie se rend à Stockholm pour recevoir seule cette fois son deuxième prix Nobel, celui de Chimie. C’est peut-être ce jour là qu’Irène décidera d’embrasser la carrière scientifique. Elle était particulièrement doué pour les mathématiques et la physique qu’elle avait déjà abordées lors de son passage à la « coopérative d’enseignement ».

V.      Irène et la première guerre mondiale

voture radioIrène a maintenant 17 ans, elle est en vacances en Bretagne avec sa soeur. Nous sommes en 1914, en pleine guerre. Sa mère s’est engagée à fond dans l’équipement de voitures radiologiques qu’elle suit sur le front des hostilités. Elle met sur pied le service de Radiologie aux Armées et s’en voit confier la responsabilité au sein de la Croix-Rouge. Irène se morfond à L’Arcouet, elle voudrait se montrer utile auprès de sa mère. Enfin, en octobre, elle peut la rejoindre. Marie l’enrôle comme assistante dans ses tournées radiologiques.

Fig. 63 – Irène radiographie les grands blessés sur le front

 « Ma mère m’apprit à me servir des appareils, qui ne ressemblaient guère aux appareils perfectionnés d’aujourd’hui, et m’emmena comme manipulatrice dans plusieurs de ses expéditions, entre novembre 1914 et mars 1915. Ensuite, les besoins de personnel augmentant, je fus amenée à rester sans elle pour assurer le service pendant le temps nécessaire pour former des manipulateurs ou des radiographes. Ma mère ne doutait pas plus que moi qu’elle ne doutait d’elle-même et n’hésita pas à me laisser seule, âgée de 18 ans, avec la responsabilité du service de radiographie dans un hôpital anglo-belge, à quelques kilomètres du front, près d’Ypres, avec en plus la tâche peu aisée d’enseigner les méthodes de localisation de projectiles à un médecin militaire belge, ennemi des notions les plus élémentaires de géométrie. En octobre 1916, je partis seule avec les appareils pour installer un service de rayons X à l’hôpital militaire d’Amiens. »

 A l’époque, les dangers à long terme des radiations nucléaires n’étaient pas connus. Aussi, les radiologues ne prenaient-ils aucune precaution et manipulaient leurs équipements sans protection. Conséquence, une dégradation continue de leur état de santé. Marie et Irène mourront toutes les deux d’une leucémie myéloïde due à leurs activités, la première, le 4 juillet 1934, la seconde, le 17 mars 1956.

VI.    PREMIERS TRAVAUX

 Parallèlement à ses occupations radiologiques, Irène suit les cours à la Faculté des sciences de Paris, en vue d’obtenir une licence. De 1914 à 1920, elle prepare et soutient ses licences de physique (obtenue à l’âge de 17 ans) et de mathématiques. Elle dirige également les travaux pratiques de l’école d’infirmières radiographes organisé au laboratoire Curie par sa mère et puis ceux du stage des militaires américains en 1919.

 Irène et Marie CurieLe premier poste qu’elle exercera à partir de 1919, sera celui de préparatrice de Marie à l’Institut du radium. Elle y sera nommée officiellement en 1922. C’est au début de 1921, qu’Irène entreprendra son premier travail réellement scientifique. A Cambridge, Aston découvre que le chlore naturel est constitué de deux isotopes. Irène compare par une méthode chimique classique la proportion de ces deux isotopes à ceux du chlore provenant de sel contenu dans des minéraux très anciens, et à ceux du sel marin. La proportion s’avère identique dans tous les cas. Elle conçoit, en 1922, un électroscope à feuilles d’or pour la mesure de la radioactivité des engrais agricoles contenant de l’uranium ou du thorium.

Fig. 64 – Dès 1919, Irène assiste sa mère à l’Institut du Radium. Sur cette photo prise en 1921, les deux femmes utilisent un quartz piézoélectrique étiré par un poids.

Irène prépare sa thèse de doctorat qui porte sur l’étude des rayons α du polonium. Elle y étudie leurs parcours moyens, leur vitesse initiale et détermine la variation de l’ionisation et de la vitesse le long de leur parcours. Pour ce faire, elle utilise deux modèles de chambre de Wilson ou chambre à brouillard que je décrirai ci-après et fait construire un appareillage pour déterminer la courbe de Bragg de ces rayons, c’est-à-dire la courbe donnant le pouvoir d’ionisation en fonction du parcours (fig. 73). Elle défend, avec brio, sa thèse le 27 mars 1925. Entre-temps, elle avait été promue assistante de Marie Curie. Depuis qu’elle a choisi la voie scientifique, les rapports entre les deux femmes ont changé. Elles se sontt rapprochées et Irène est devenue plus que la simple fille ; elle est l’amie et la confidente intellectuelle de sa mère. La cécité progressive de Marie, atteinte d’une double cataracte, donne à Irène de plus en plus d’assurance, car elle doit assumer certaines responsabilités que sa mère abandonne.

Courbe de Bragg

Fig. 45 – Courbe de Bragg

VII.     LA RENCONTRE

 Frédéric Joliot, le nouveau préparateur particulier de Madame Curie, assista à la défense de thèse d’Irène. A partir de ce moment, les deux jeunes gens seront amenés à travailler ensemble. Dès décembre 1924, Frédéric s’était familiarisé avec la radioactivité et ses techniques expérimentales. Irène sera chargée de le piloter et de le mettre au courant des travaux en cours. De tempérament totalement opposé, ils étaient toutefois complémentaires. La jeune fille timide, sans coquetterie, réfléchie, réservée, calme se laissa charmer par ce jeune homme imaginatif, impulsif, beau parleur, de contact facile. Ils partagèrent leurs goûts pour le ski, la natation, le tennis et également leur passion pour la recherche. Frédéric dira plus tard :

 « Je n’avais pas alors la moindre idée que nous pourrions un jour nous marier. Mais je l’observais Ca a commencé par l’observation. Sous son aspect froid, oubliant parfois de dire bonjour, elle ne créait pas toujours autour d’elle, au labo, de la sympathie. En l’observant, j’ai découvert dans cette jeune fille, que les autres voyaient un peu comme un bloc brut, un être extraordinaire de sensibilité et de poésie, et qui, par de nombreux côtés, donnait comme un exemple vivant de ce qu’avait été son père. J’avais lu beaucoup de choses sur Pierre Curie, j’avais entendu des professeurs qui l’avaient connu, et je retrouvais en sa fille cette même pureté, ce bon sens, cette tranquillité […] ».

 Et de poursuivre :

 « Nous avons compris que nous pourrions difficilement nous passer l’un de l’autre. Nous avions des caractères différents, mais qui se complétaient. Les bonnes associations, pour le travail comme pour la vie, ne sont pas celles de caractères identiques, mais complémentaires. »

Le mariage sera célébré le 9 octobre 1926 et ils auront deux enfants, Hélène, née en septembre 1927, et Pierre, en mars 1932.

VIII.   LES PREMIERS TRAVAUX DE Joliot

 Frédéric ne fait pas partie du clan universitaire qui gravite autour des Curie, bien qu’il y soit admis très rapidement. Il souhaite préparer une thèse de doctorat, mais pour cela il doit d’abord obtenir son deuxième baccalauréat et une licence à la Faculté des sciences. Se sera chose faite en 1926 et 1927.

 En 1927, il développe une nouvelle méthode d’étude du dépôt électrolytique des radioéléments, qui permet de suivre le phénomène en continu. C’est le point de départ de sa thèse de doctorat. Le dépôt par électrolyse du polonium, à partir d’une solution, sur une électrode très mince, est suivie grâce à son rayonnement α ; celui-ci traverse l’électrode et pénètre dans une chambre d’ionisation qui en mesure l’intensité. Frédéric soutiend sa thèse sur « l’étude électrochimique des radioéléments » le 17 mars 1930.

 Durant ses premières années de laboratoire, Frédéric sera successivement préparateur et boursier de recherche de la Fondation Edmond de Rothschild. Ensuite, son doctorat en poche, il obtiendra un demi poste d’assistant et une demie bourse de la Caisse nationale des sciences. En 1927, il donnera le cours de mesures électriques dans l’Ecole d’électricité industrielle Charliat (école privée), afin d’arrondir ses fins de mois.

IX.       TRAVAUX EN COMMUNS

Irène Frédéric au laboC’est au printemps 1928 qu’Irène et Frédéric commenceront leur collaboration scientifique, en déterminant de façon précise le nombre d’ions produits par les rayons α du radium C’ (polonium 214) dans l’air, ceci dans la continuité des travaux précédents d’Irène. Ils signeront leur publication « Irène Curie et Frédéric Joliot ». Ensuite, en décembre 1929, ils s’attaquèrent à l’étude d’un rayonnement fortement absorbable, déjà observé en 1914 à Manchester, qui accompagne le rayonnement α du polonium. En choisissant judicieusement le support de leur source de polonium et les matériaux absorbants, le jeune couple montrera que ce rayonnement est constitué de protons résultant de la transmutation de l’azote de l’air. Ces expériences seront le prélude à leur grande découverte : la transmutation artificielle dont je parlerai dans le prochain capitre.

Fig. 66 – Irène et Frédéric Joliot-Curie dans leur laboratoire de chimie à l’Institut du Radium en 1932

Parallèlement à cette collaboration naissante, ils poursuivent séparément un certain nombre de travaux. Frédéric fut initié par sa femme à l’utilisation de la chambre de Wilson. De plus, un jeune boursier Rockkefeller, Dimitri Skobeltzyn, qui séjournera à l’Institut du Radium de 1929 à 1931, est le premier à placer une chambre de Wilson dans un champ magnétique pour étudier le rayonnement cosmique, donnant ainsi à Joliot de précieuses indications sur les méthodes de mesure. En 1931, il conçoit un nouveau modèle de chambre lui permettant de travailler à 1/76 de la pression atmosphérique et de visualiser la trajectoire des noyaux résultant d’une désintégration radioactive.

 X.         LA CHAMBRE DE WILSON

A.      Principe de la chambre de Wilson ou chambre à détente ou chambre à brouillard

 chambrewilsonCet instrument merveilleux est dû au génie du physicien écossais Charles, Thomson, Rees Wilson (1869-1959) qui l’inventa en 1912. Cet appareil est idéal pour l’identification précise d’un phénomène nucléaire. Son principe est relativement simple. Il est constitué d’une enceinte fermée dans laquelle se trouve un gaz saturé de vapeur d’eau (fig. 67). Par une détente brusque que l’on peut considérer comme adiabatique, on provoque un refroidissement du gaz ; la quantité de vapeur présente devient trop grande, il y a sursaturation. Le système se trouve dans un état instable qui tend à se résoudre par formation d’un brouillard constitué d’une myriade de fines gouttelettes suffisamment fines pour rester en suspend.

Fig. 67 – Principe de la chamber de Wilson

La condensation de celles-ci ne se  fera qu’autour de centres, c’est-à-dire d’accidents microscopiques au sein de la masse, tels que poussières ou ions. Sans centre de condensation, la sursaturation persiste. Si à ce moment, les poussières ayant été soigneusement éliminées lors de la construction de l’engin, une particule α ou β traverse la chambre, elle arrache sur son passage des électrons aux atomes du gaz qui deviennent des ions, noyaux de condensation des gouttelettes sur le passage des particules ionisantes.Leur trajectoire devient ainsi visible. La chambre reste sensible environ 0,1 seconde après l’expansion. On illumine la chamber et on prend une photographie de son contenu. La chambre se trouve à l’intérieur d’un champ magnétique de l’ordre du Tesla (Dimitri Skobeltzyn, voir plus haut).Un intervalle de quelques minutes a lieu entre deux détentes successives, afin de laisser au système le temps de retrouver son équilibre thermodynamique.

 Ce type de détecteur a permis entre autre, la découverte du neutron (1932), mesure indirecte, le positron (1933) et les premières particules étranges du rayonnement cosmique. Le désavantage de ce détecteur est le fait que l’on ne peut pas obtenir le point d’interaction des particules.

B.      Description du dispositif expérimental

 Chambre de Wilson-2La chambre de Wilson (fig. 68) est constituée d’un cylindre de faible hauteur et de grand rayon dont les parois latérales et le fond sont vitrés et dans lequel se trouve un gaz non condensable (air, argon) avec  une vapeur en saturation (eau, alcool). La détente est généralement provoquée par le déplacement rapide d’un piston commandé par un puissant ressort, parfois par la mise en communication avec une enceinte sous vide.

Fig. 68 – La chambre de Wilson ou chambre à détente, ou chambre à brouillard

La détente doit se produire en un temps très court de l’ordre de 0,1 à 0,01 seconde, parfois même moins. D’une manière générale, il est souhaitable que le rapport volumétrique et la vitesse de détente puissent être réglés dans de larges limites.

Il est impératif d’éviter les tourbillons dans la masse gaz/vapeur. Un soin particulier est apporté à la fabrication de la chambre : ni fissures, ni joints imparfaits. L’étanchéité du piston doit être parfaite, sinon le courant de fuite, au moment de la détente, fera irruption dans la chambre à grande vitesse perturbant les trajectoires (tracks).

 La saturation initiale du gaz est obtenue, soit en imbibant de liquide (eau, alcool…) un feutre noir collé sur le piston, soit en disposant deux couches de gélatine saturées d’eau, l’une noircie à l’encre de chine sur le piston, l’autre transparente sur la paroi vitrée opposée. De toute façon, un des fonds sera noirci afin d’obtenir de bonnes photos.

 Dans le cas de rayonnements intenses, il faut éliminer l’ionisation au fur et à mesure  qu’elle se produit, sinon la vapeur se condensera partout rendant un fond uniformément blanc. On soumet la chambre à un champ électrique permanent produit par une tension de 100 à 200 V, entre le fond noir et la paroi opposée. Ce champ sera supprimé au moment de la détente afin d’éviter le doublement des traces par séparation des ions positifs et négatifs.

 L’éclairage doit être suffisant car, à la lumière naturelle, les trajectoires sont difficilement observables. Cet éclairage d’appoint subsistera le temps d’une observation (quelques dixièmes de secondes), sinon la chaleur provoquée provoquerait des tourbillons au sein de la masse.

C.     Nature du liquide, nature et pression du gaz

 L’influence du liquide saturant se marque surtout sur le rapport volumétrique de détente.La vapeur d’eau exige, avec les gaz biatomiques, un rapport au minimum égal à 1,25. Afin d’éviter les tourbillons, il est souhaitable d’obtenir des rapports plus faibles.Un mélange alcool-eau permet de réduire celui-ci. Certains liquides judicieusement choisis permettent de descendre en-dessous de 1,1.

 La nature et la pression du gaz doivent être adaptées à la nature des corpuscules à détecter.Le choix d’un gaz de nombre atomique élevé comme l’argon ou le xénon augmentent l’ionisation, permettant la visualisation de rayonnements moins ionisants. L’augmentation de la pression joue dans le même sens. Pour détecter des rayonnements fortement ionisants, donc au parcours réduit, il est préférable de diminuer la pression.

D.     Amélioration de F. Joliot

 Nous avons vu que Frédéric Joliot avait apporté des améliorations aux chambres classiques en travaillant à une pression faible, permettant, comme je l’ai écrit dans le paragraphe précédant, d’allonger les trajectoires. Ce nouveau modèle de chambre lui permit d’étudier les noyaux de recul de la radioactivité α de l’actinon (un gaz, isotope du radon) et de son descendant immédiat l’actinium A. En effet, ces noyaux de recul reçoivent une impulsion lors d’une réaction et reculent, mais certains se désintègrent, à leur tour, si rapidement que l’on ne peut les observer dans une chambre de Wilson classique. Frédéric deviendra un spécialiste de la chambre à détente et elle lui sera d’une très grande utilité dans la suite des ses recherches.


[1]    G. Bémont avait collaboré avec Pierre et Marie Curie à la découverte du radium.

[2]   Du 19 au 21 avril 1919, mutinerie des marins de la mer Noire. Plusieurs navires de guerre français ancrés face à Sébastopol (dans le but d’un débarquement pour contrer l’avance de l’armée rouge) se mutinent. Le mouvement, parti des marins du cuirassé « France », s’étend aux autres navires. Une délégation, composée en partie de marins anarchistes, exige la cessation de la guerre contre la Russie, le retour en France, ainsi que l’assouplissement de la discipline. Dans les rues de Sébastopol, un groupe d’officiers français provoque un massacre en tirant sur une manifestation de fraternisation avec les marins mutinés. Malgré les promesses des officiers, les mutins seront arrêtés traîtreusement, mis aux cachots et condamnés ensuite à des peines de 10 à 20 ans de prison.

[3]    Op. cité dans le texte, p. 215.

[4]    Voir le chapitre « Histoire d’une photographie ».

[5]    Reid R. – Marie Curie

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VIII – Histoire d’une photographie

I.       INTRODUCTION

Abandonnons temporairement la théorie, peut-être fort ardue pour certains. Je voudrais vous raconter l’histoire d’une photographie de groupe très célèbre dont j’ai pu acquérir un exemplaire  Elle est reproduite ci-dessous. Elle représente les différents protagonistes qui ont participé au premier Conseil de Physique en octobre et novembre 1911, organisé à Bruxelles. Belle brochette d’ « amoureux de la physique » comme le dit Marie Curie, dont onze Prix Nobel et futurs Prix Nobel.

Un agrandissement de ce document se trouve exposé dans un hall de l’hôtel Métropole situé à la place de Brouckère, à Bruxelles, car c’est dans cet établissement qu’il s’est tenu. Tous les Bruxellois ou gens de passage dans notre capital peuvent le contempler. Lorsque vous pénétrer dans l’hôtel par la porte à tourniquet et que vous vous dirigez vers les comptoirs au fond du hall, vous l’apercevrez à votre droite. Vous pourrez en obtenir une copie au format carte postale pour la modique somme de 0,50 € en vous adressant au concierge.

congressolvay

Fig. 58 – Les participants au premier Conseil de Physique en 1911, à Bruxelles

II.     Ernest Solvay

L’initiative de ce Conseil de physique revient à Ernest Solvay, chimiste et industriel belge qui fonda un empire industriel mondialement connu sous son nom. Né à Rebecq-Rognon le 16 avril 1838, il s’éteindra à Ixelles, le 26 mai 1922, à l’âge respectable de 84 ans. Bien que d’un esprit curieux, une maladie l’empêchera d’entrer à l’université.

Il commencera sa longue carrière dans l’usine à gaz de son oncle, qui y élimine les résidus polluants que sont les eaux ammoniacales. Son esprit d’initiative l’amènera à réaliser de nombreux perfectionnements, notamment dans la récupération de l’ammoniaque. Son intuition et sa ténacité lui permettront de mettre au point un procédé à l’ammoniaque[1] pour obtenir du carbonate de soude. Il comprit l’intérêt de sa découverte et prit un premier brevet le 15 avril 1861. Soutenu par sa famille et aidé financièrement par Eudore Pirmez, il réalisera sa « tour de carbonatation », progrès technique déterminant dans son procédé. A la suite de nombreuses démarches, il lança, à Couillet,  la fabrication industrielle du carbonate de soude qui sera connu sous le nom de « soude Solvay » (1865). Ce produit remplace avantageusement le carbonate de sodium rare à l’état naturel. Dès lors, Ernest Solvay implante des usines là où l’on trouve du calcaire, de la houille et du chlorure de sodium, matériaux indispensables à son procédé. La Société Solvay et Cie prend une dimension internationale et devient l’un des géants de l’industrie chimique mondiale, ce qu’elle est toujours.

Ernest Solvay, bien que dans la lignée des grands capitaines d’industrie du XIXe siècle, prit des initiatives audacieuses dans le domaine social. Il fut l’un des premiers à instaurer un système de retraite pour ses ouvriers (1899), à limiter le temps de travail à huit heures par jour (1908), à attribuer des congés payés (1913) et à imposer le recyclage professionnel. Il est à la base de nombreuses oeuvres sociales dont le Comité national de Secours et d’Alimentation qui joua un rôle important dans le ravitaillement de la Belgique durant la première guerre. Ses manifestations de mécénat et de philanthropie furent également multiples. On lui doit, notamment, l’Institut de Physiologie et de Sociologie de l’ULB, les Instituts internationaux de Physique et de Chimie…

Je pourrais m’étendre longuement sur les différents aspects de la personnalité de ce personnage hors du commun, cela nous écartait de notre sujet. Je préfère vous donner un aperçu de son procédé industriel.

III.   LE PROCEDE SOLVAY

Nous reprenons ci-dessous le texte du brevet déposé par E. Solvay.

« Fabrication industrielle des Carbonates de soude au moyen de sel marin, de l’ammoniaque & de l’acide carbonique.

Mon procédé consiste à transformer directement le sel marin (chlorure de sodium) en bi-carbonate de soude au moyen de bi-carbonate d’ammoniaque. Celui-ci peut être préparé par n’importe quelle méthode.

Soit en transformant, par la chaleur & à l’aide du carbonate de chaux, les différents sels ammoniacaux, secs ou en dissolution, en carbonates que l’on sature ensuite d’acide carbonique à l’état de siccité, d’humidité, de dissolution ou de vapeur ;

Soit en faisant arriver en présence l’un de l’autre, dans un vase clos, les gaz ammoniac & acide carbonique (ce dernier en excès), secs ou mélangés à de la vapeur d’eau, de façon à les faire combiné entre eux ;

Soit en faisant passer un courant d’acide carbonique dans une dissolution de carbonate d’ammoniaque neutre préparé par voie humide comme il est dit plus haut, ou bien en faisant arriver le carbonate d’ammoniaque neutre en vapeur dans de l’acide carbonique en excès ;

Soit en saturant d’acide carbonique une dissolution d’ammoniaque caustique.

Voici comment j’opère de préférence :

Dans une dissolution concentrée de sel marin contenue en vase clos, je fais arriver un courant de gaz ammoniaque dans la proportion d’une partie en poids de celui-ci pour trois & demie de sel marin dissout. On peut juger quand cette quantité est absorbée par l’augmentation du volume de la dissolution.

Je sature ensuite d’acide carbonique cette double dissolution dans un appareil barboteur quelconque.

Le sel marin se précipite alors à l’état de bi-carbonate de soude, & l’ammoniaque reste en dissolution sous forme de chlohydrate.

Ce bi-carbonate de soude précipité est ensuite séparé de la dissolution par décantation, mis à égouter(sic), lavé à l’eau claire & enfin pressé pour en retirer toute l’eau interposée.

On peut alors le sécher pour le livrer au commerce dans cet état, ou le convertir en carbonate neutre par la calcination dans une cornue faiblement chauffée. Le gaz acide carbonique qui se dégage dans ce cas est mis à profit pour une nouvelle opération.

Quant à la dissolution de chlorhydrate d’ammoniaque elle sert à reformer de l’ammoniaque caustique, par son mélange avec de la chaux, lequel ammoniaque caustique se convertit bientôt encore en chlorhydrate, & ainsi de suite, si bien qu’il subirait indéfiniment les mêmes transformations si, dans les manipulations, il ne s’en perdait une petite quantité que l’on est obligé de remplacer.

Il est évident qu’en lieu de gaz ammoniac on peut introduire dans la dissolution de sel marin, de l’ammoniaque liquide (alcali volatil) ou l’un des carbonates de cette base ; ou bien placer le sel marin solide dans une dissolution d’ammoniaque caustique ou de carbonate : les autres opérations restent toujours les mêmes.

Je produis l’acide carbonique nécessaire à ces opérations par la calcination du carbonate de chaux dans une cornue ou dans un four à chaux ordinaire. Dans le dernier cas, c’est de l’acide carbonique mélangé d’azote & d’un peu d’oxide(sic) de carbone que l’on obtient, & l’on doit extraire ce mélange à l’aide d’un extracteur. En réglant le feu ou le tirage selon la quantité de gaz à produire & surtout en disposant d’un appareil barboteur méthodique plus que suffisant, on peut se passer de gazomètre.

La chaux fabriquée de cette façon est employée constamment pour la production du gaz ammoniac ainsi qu’il est dit ci-dessus.

Quant aux eaux de lavage du bi-carbonate de soude on les ajoute à celle qui sert à dissoudre le sel marin :

Je me réserve le droit de traiter mon résidu de chlorure de calcium par du sulfate de soude afin d’en retirer la chlorure de sodium nécessaire à cette fabrication & du sulfate de chaux employé dans le Commerce

Bruxelles, le quinze avril 1861. Solvay (Ernest Solvay). »

En fait, les réactions chimiques à mettre en œuvre étaient connues. Dès 1811, Auguste Fresnel avait mis au point la théorie chimique de la fabrication de la soude à l’ammoniaque. Plusieurs chimistes s’étaient lancés dans l’industrialisation du procédé mais des difficultés techniques et des taxes importantes les firent échouer.

Le principe du procédé industriel est relativement simple, en voici l’équation bilan qui le décrit globalement :

2NaCl(aq) + CaCO3(s) → Na2CO3(s) + CaCl2(s)

Explication des différentes étapes :

  1. Le carbonate est d’abord converti en hydrogénocarbonate par un processus qui commence la décomposition du carbonate de calcium par chauffage : CaCO3(s) → CaO(s) + CO2(g)
  2. Le dioxyde de carbone formé dans la réaction est transformé en acide carbonique par dissolution dans l’eau :CO2(g) + H2O(l) → H2CO3(aq)
  3. En pratique, puisque cette réaction se produit dans l’ammoniac aqueux, elle est accompagnée de la réaction acide-base de Brönsted qui conduit à l’hydrocarbonate :
    H2CO3(aq) + NH3(aq) → NH4 + (aq) + HCO3(aq)
    La dernière étape commence par la réaction de précipitation par une saumure :   NaCl(aq) + NH4HCO3(aq) → NaHCO3(s) + NH4Cl(aq)
  4. Bien que les sels de sodium soient solubles dans l’eau, cette réaction se poursuit parce que NaHCO3 n’est pas très soluble dans le mélange réactionnel concentré. Le produit solide est retiré et transformé en carbonate de sodium anhydre par chauffage :2NaHCO3(s) → Na2CO3(s) + CO2(g) + H2O(g)
  5. Le dioxyde de carbone est recyclé. Deux réactions acide-base consécutives sont utilisées pour régénérer l’ammoniac. D’abord la chaux produite par la décomposition du carbonate de calcium est éteinte : CaO(s) + H2O(l) → Ca(OH)2. Dans cette réaction, l’eau agit comme un acide de Brönsted et O2- comme une base. Puis l’ion OH de Ca(OH)2 est utilisé comme une base avec l’ion NH4+ de la solution de NH4Cl : NH4+ (aq) + OH(aq) → NH3(aq) + H2O(l)

Globalement, la réaction de récupération de l’ammoniac est :

2NH4Cl(aq) + CaO(s) → 2NH3(aq) + H2O(l)

 Avantages du procédé Solvay

  1. Les matières premières utilisées sont abondantes dans la nature et faciles à extraire :
    –      le NaCl est récupéré dans l’eau de mer ;
    –      le CaCO3 se trouve sous forme de roche (la craie).
  2. L’eau, composant à relativement bon marché, est recyclable.
  3. Le CO2 est également recyclé.
  4. Le NH3 introduit dans la réaction de production de l’hydrocarbonate de sodium est ensuite récupéré et réinjecté dans le cycle.

Utilisation de la soude Solvay

Le Na2CO3 intervient dans la fabrication du verre (le verre sodo-calcique représente 90% de la production) et du savon. Il est aussi employé dans la fabrication de la céramique et dans la réduction en pulpe du bois pour le papier. On l’utilise, dans l’industrie pétrolière, comme adoucissant et décapant dans les composés de lavage. Mélangé au sel il sert de fondant de la neige sur les voies de communication.

IV.    LE CONSEL DE PHYSIQUE DE 1911

Nous avons vu que ce premier Conseil de Physique s’est tenu du 30 octobre au 3 novembre 1911 dans une des salles de l’Hôtel Métropole à Bruxelles. Cet aréopage sera suivi d’autres jusqu’en début de la guerre 1940-1945, sous les auspices de l’Institut international de Physique Solvay. Le thème principal débattu lors de cette assemblée portait sur « la Théorie du rayonnement et les quanta ». On y discuta du corps noir et des quanta, des atomes, des principes de la thermodynamique, du chaos et de la relativité. Ces nouveaux concepts étaient considérés avec méfiance par l’ancienne génération de savants. Einstein y fait une entrée discrète.

Le deuxième Conseil se tiendra en octobre 1913 avec pour thème « la Structure de la matière »; le troisième en avril 1921 (Atomes et électrons); le quatrième en avril 1924 (Conductibilité électrique des métaux et problèmes connexes); le cinquième en octobre 1927 (Electrons et photons); le sixième en octobre 1930 (le Magnétisme); le septième et dernier avant la guerre, en octobre 1933 (Structure et propriétés des noyaux atomiques).

Quelle fut l’importance réelle de ces réunions. Didier Devriesse, archiviste de l’ULB souligne :

« Il n’était pas de coutume à l’époque que les scientifiques voyagent comme ils le font maintenant. Et le fait que les meilleurs parmi les meilleurs aient ainsi été conviés par Solvay a réellement donné un essor fantastique à une discipline qui, au XIXe siècle avait un peu été éclipsée par la chimie »

On peut dire sans conteste que le XXe siècle fut, à Bruxelles, le siècle de la physique.

Les Conseils reprendront après la guerre. Ainsi, le onzième se tiendra en 1958.

A titre d’anecdote j’ajouterai qu’une deuxième photographie de groupe est également accrochée sur l’un des pans de mur de l’Hôtel Métropole près des ascenseurs. Il s’agit cette fois du XXe Conseil international de Chimie Solvay qui s’est tenu en 1995 sous l’égide du Professeur Ilya Prigogine, prix Nobel de Chimie, 1977. Elle représente 56 des plus prestigieux chimistes de notre époque.

En 1979, l’Académie royale de Belgique a fêté le centenaire de la naissance d’Einstein. A cette occasion, André L. Jaumotte, Président de l’ULB fut chargé d’examiner les rapports entre le savant et les Conseils de physique Solvay. En parcourant les actes de ces colloques il fut frappé par trois faits particuliers :

  1. Le Conseil de 1911 est parmi les premières réunions internationales dans le domaine de la physique, alors que le premier congrès de chimie remonte à 1860 et celui de mathématique à 1897. Il eut bien un congrès international de physique à Paris du 6 au 12 août 1900.
  2. L’extraordinaire clarté et la qualité d’écriture des communications qui furent publiées à la suite de ceux-ci.
  3. L’utilisation unique de la langue française pour ces actes. Le premier publié en anglais fut celui du Conseil de 1969. Depuis, l’anglais a pris une emprise prépondérante dans la communication.

Les scientifiques belges ont de plus en plus tendance à publier leurs articles en anglais au préjudice de la langue française. Il est regrettable d’en arriver là (sentiment personnel) !

De plus A. Jaumotte attire l’attention sur l’évolution de la découverte en physique. Au départ, la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne jouent un rôle prépondérant, malgré le poids de H. Lorentz, physicien néerlandais. La première guerre mondiale va provoquer une coupure avec le monde scientifique allemand qui ne sera effacée qu’en 1927. Malheureusement, la montée du nazisme sera à l’origine de la fuite des savants d’origine juive, entraînant une coupe sombre dans le milieu. A partir de 1945, on verra la prédominance progressive de la physique américaine, à la suite du programme Manhattan dont je parlerai ultérieurement.

V.      LES DIFFERENTS PARTICIPANTS

Comment présenter ces différents personnages : par ordre alphabétique, par discipline ou selon leur place sur la photo ? J’opte pour la dernière proposition.

Parmi les 24 personnalités reprises sur cette photographie, il en est plusieurs que nous avons déjà rencontrées dans les différents chapitres qui constituent ce dossier.

Goldschmidt, Victor Moritz (*1888, Zurich –  †1947, Oslo). Ce géologue, minéralogiste et spécialiste des roches ignées et métamorphiques, norvégien d’origine suisse, est l’un des fondateurs de la géochimie moderne. Il a jeté les bases de la cristallochimie minérale et établi une classification des éléments chimiques selon leurs affinités. De 1923 à 1938, il publia les huit volumes de sa fameuse « Geochemisch Verteilungsgesetze der Elemente » (Lois géochimiques de la distribution des éléments). Pour les lecteurs minéralogistes relevons qu’en 1931, il observe que l’analogue de la forstérite dans laquelle le germanium remplace le magnésium était dimorphe à la fois des structures olivines et spinelles.

Nernst Walter Hermann (*25-6-1864, Briesen, aujourd’hui Warbrzezno, en Pologne – †18-11-1941, près de Muskau). Ce chimiste physicien allemand, fit ses études aux universités de Zurich, Berlin, Graz et Wurtzbourg. Après avoir été l’assistant d’Ostwald en 1887, il fut nommé professeur à l’université de Göttingen, puis professeur de physique à l’université de Berlin en 1905 et devint plus tard le directeur de l’Institut de physique expérimentale de Charlottenburg (Berlin). En 1925, il fut nommé directeur de l’Institut de physique de l’université de Berlin. Il est surtout connu pour ses contributions dans le domaine de la thermodynamique. En 1906, Nernst montra qu’au voisinage de 0° K, les chaleurs spécifiques et les coefficients de dilatation tentent vers zéro ce qui donna lieu à la troisième loi de la thermodynamique, également connue sous l’expression « principe de Nernst – Planck ». Celui-ci stipule que l’entropie d’un corps pur est nulle au zéro absolu. Cette loi fut notamment utile dans le développement de la théorie quantique, concernant la structure et l’énergie de l’atome. Il entreprit également de nombreux travaux sur les cellules électrolytiques, la thermodynamique de l’équilibre ainsi que sur la photochimie et les propriétés des solides aux basses températures.

Nernst développa une lampe électrique, appelée la lampe Nernst, plus efficace que les anciennes lampes à arc à électrodes de charbon, mais qui fut détrônée par les lampes modernes à filament. Il apporta des contributions remarquables à l’étude des équilibres chimiques et à la théorie des solutions, en particulier en ce qui concerne la nature des électrolytes. Il mena aussi d’importantes recherches sur les substances à des températures extrêmement basses. Prix Nobel de chimie en 1920.

Planck Max (*1858, Kiel – †1947, Göttingen), physicien allemand. Il effectua des études de mathématiques à Munich. Il se fit connaître par ses travaux sur les conditions d’équilibre thermique du rayonnement électromagnétique et établit la loi spectrale du rayonnement d’un « corps noir ». En 1900, il émit l’hypothèse que les échanges d’énergie se faisaient par « grains » appelés « quantum d’énergie ». Celle-ci remit en cause la conception classique de l’atome et sera à la base de la mécanique quantique. Il établit la formule E = ħν dans laquelle ħ est une constante qui porte son nom (la constante de Planck) et qui vaut ħ = 6,626. 10-34 joules-sec. Il fut directeur de l’Institut de physique théorique de Berlin. Max Planck restera en Allemagne pendant la guerre, où il connaîtra une suite de drames : sa femme mourut très jeune, un de ses fils disparut au front, ses deux filles décédèrent lors de leurs accouchements. Un fils issu de son second mariage sera fusillé par les Allemands, après une tentative d’assassinat d’Hitler. Sa maison sera bombardée par les alliés en 1945 et il sera recueilli par une mission américaine. Prix Nobel de physique en 1918.

Brillouin Louis Marcel (*19-12-1854, St-Martin-lès-Melle, Deux-Sèvres – +16-6-1948, Paris), physicien français. Il occupa la chaire de physique mathématique au Collège de France jusqu’en 1932, fut membre de l’Académie des Sciences (1921). Il est l’auteur de nombreux travaux sur la structure des solides, sur la radiotélégraphie et la relativité. Il publia de nombreux ouvrages dont : « Recherches sur la structure des cristaux et l’anisotropie des molécules », « Travaux sur la relativité : les points singuliers de l’univers d’Einstein ». Il fit traduire en français les « Leçons sur la théorie cinétique des gaz » de Maxwell

Rubens Heinrich, physicien allemand. Il fut l’élève de Max Planck et s’attaqua avec lui au difficile problème du rayonnement du « corps noir », sur base des travaux des thermodynamiciens Clausius et Maxwell. En 1900, il partagea avec son maître, la découverte sur la queue infrarouge du spectre du « corps noir », montrant que la densité spectrale était proportionnelle à la température absolue.

Sommerfeld Arnold (*1868, Königsberg, alors rattachée à la Prusse, aujourd’hui Kaliningrad, en Russie – †1951, Munich), physicien théoricien allemand. Il étudia les mathématiques et les sciences naturelles à l’université de Königsberg et occupa successivement les chaires de mathématiques à Clausthal (1897), de mathématiques appliquées à Aachen (1900) et de physique théorique à Munich (1906-1931). En 1897, il commença, avec C.F.Klein, un traité en quatre volumes sur le gyroscope, qu’il mit treize ans à terminer et, à la même époque, fit également des recherches dans d’autres domaines de physique appliquée et d’ingénierie, comme la friction, la lubrification et la radio. Il joua un rôle important lors des premiers développements de la théorie quantique. Il poussa plus loin la théorie atomique proposée par Niels Bohr afin de décrire de façon quantitative la structure fine des lignes spectrales de l’hydrogène, et appliqua la mécanique ondulatoire et les statistiques de Fermi pour étudier le comportement des électrons dans les métaux. Son livre intitulé « Structure atomique et lignes spectrales » (1919) devint par la suite un des classiques dans ce domaine. Parmi ses élèves, figurèrent Peter Debye, Wolfgang Pauli et Werner Heisenberg.

von Lindemann (*12-4-1852, Hanovre – †6-3-1939, Munich) mathématicien allemand. En 1882, à l’âge de 30 ans, il démontre la transcendance[2]du nombre π (1882) entraînant l’impossibilité de la quadrature du cercle. Il basa sa preuve sur les travaux de deux autres mathématiciens: Charles Hermite et Euler. En 1873, Hermite montra que le e constant était transcendantal. Combinant ceci avec l’équation célèbre eiπ + 1 = 0 d’Euler[3], où e est la base du logarithme népérien, i le nombre imaginaire (vérifiant i2 = -1), et π est la constante d’Archimède pi (le rapport de la circonférence d’un cercle à son diamètre), Lindemann montra que le fait qu’ ex+1 = 0 exigait de x d’être transcendantal.

de Broglie Maurice (duc de…) : (*27-4-1875, Paris – †14-7-1960, Neuilly-sur-Seine) physicien français. Il fit ses études au collège Stanislas à Paris et fut ensuite reçu premier à l’Ecole navale. Bien qu’appartenant à l’escadre de la Méditerranée, il poursuivit des études de physique. En 1902, il publia sa première communication à l’Académie des Sciences, sur l’application des galvanomètres thermiques à l’étude des ondes électriques. Il abandonna la marine en 1904 et travailla quelques temps à l’observatoire de Meudon, puis au Collège de France, où il fut l’élève de Paul Langevin. Docteur en science en 1908, avec sa thèse intitulée « Recherches sur les centres électrisés de faible mobilité dans les gaz ». Pendant la première guerre, il fut affecté à la station radiographique de Saintes-Maries-de-la-Mer. Il inventa un appareil permettant aux sous-marins de recevoir des signaux radio. Après la guerre, il se consacra à l’étude des rayons X. Il découvrit en 1921, l’effet photoélectrique nucléaire et les spectres corpusculaires des éléments, auxquels il donna son nom. En 1942, il succéda à son maître Langevin à la chaire de physique générale du Collège de France.. Membre de l’Académie française (24-5-1934).

Lorentz Hendrick Anton (*1853, Arnhem – †1928, Haarlem), physicien néerlandais. Est à la base de la théorie électronique de la matière. Il étudia le comportement individuel des électrons et compléta la théorie de Maxwell. Il interpréta le résultat négatif de l’expérience de Michelson et établit les formules de transformation liant deux systèmes en mouvement rectiligne uniforme l’un par rapport à l’autre. Prix Nobel de physique en1902.

Knudsen Martin (*1871 – †1949), physicien danois. Spécialiste des gaz à basses pressions, dont il établit les lois cinétiques. Il détermina un nombre (le nombre de Knudsen) qui représente le rapport du libre parcours moyen des molécules d’un gaz à la dimension du récipient dans lequel il se trouve (ou du trou par lequel il s’échappe). Dans l’étude de l’écoulement des gaz et des mouvements de convection qui s’y produisent, et par conséquent dans l’étude de leurs propriétés thermiques, il est nécessaire d’analyser séparément les cas où le nombre de Knudsen est inférieur ou supérieur à 1. Lorsque ce nombre n’est plus négligeable devant 1, on est en présence d’un gaz raréfié où la mécanique des fluides obéit à d’autres lois que les lois classiques. Il étudia également la diffraction moléculaire. En 1900, il développa des équations pour calculer la densité et la salinité de l’eau et, en 1901, mit au point une technique pour mesurer la salinité par titrage au nitrate d’argent de la chlorinité, c’est-à-dire des ions chlore, brome et iode. Il mit aussi en marche la production de l’eau normale de Copenhague, avec laquelle les instruments de mesure sont encore étalonnés. En 1921, Il développa le flacon Knudsen pour échantillonner l’eau et la température en profondeur. En 1950, Jacobsen et Knudsen proposèrent l’argent pur comme norme fondamentale pour mesurer la salinité (ou la chlorinité).

Warburg Otto (*1883 Fribourg-en-Brisgau – † 1970 Berlin), biochimiste, physiologiste allemand. Reconnu pour ses recherches sur les enzymes des oxydations cellulaires en particulier dans les chaînes respiratoires. Prix Nobel de Physiologie 1931.

Perrin Jean-Baptiste (*1870, Lille – †1942, New York), physicien français. En 1895, il montra que le rayonnement cathodique correspond à un flux de corpuscules d’électricité négative. Il étudia le mouvement perpétuel et spontané des particules dans un liquide et un gaz, détermina le nombre d’Avogardo de plusieurs façons apportant la preuve de l’existence des atomes. Il expliqua le rayonnement solaire par des réactions thermonucléaires de l’hydrogène. En 1937, il fonda le Palais de la Découverte à Paris. Prix Nobel de physique en1926.

Hassenohrl : Je n’ai trouvé aucun renseignement concernant ce personnage. Si un de nos lecteurs a une quelconque information, je serais ravi qu’il me la communique.

Hostelet Georges : J’ai trouvé un individu à ce nom qui serait né en 1875 et serait un mathématicien français qui aurait publié, en 1937, un ouvrage sur « Les fondements expérimentaux de l’analyse statistiques des faits ». Il n’est pas certain qu’il s’agisse de la personne sur la photographie. Même demande que pour le nom précédent.

Herzen Ed, chimiste à l’Ecole des Hautes Etudes de Bruxelles. L’un des scientifiques collaborateur aux congrès Solvay.

Wien Wilhelm (*1864, Gaffken – †1928, Munich), physicien allemand. Il étudia l’action des champs électriques et magnétiques sur les rayons positifs et établit en 1893, à partir de la formule de Planck,  la loi indiquant la répartition en fréquence des radiations émises par le « corps noir » (loi de déplacement de Wien) Celle-ci relie la température d’un corps à sa luminance spectrale, en d’autres mots, une température à une longueur d’onde. La puissance rayonnée par unité de surface pour une fréquence Z donnée d’un corps noir, à une température T, est maximale pour une fréquence Zm telle que : Zm/T = 58,79 GHz.K-1. On lui doit aussi le « pont de Wien », base de nombreux oscillateurs. Prix Nobel de physique en1911.

Curie Marie (*1867, Varsovie – †1934, Passy, Haute-Savoie), physicienne française d’origine polonaise, née Sklodowska. Elle arriva à Paris en 1892, épouse Pierre Curie en 1895. C’est la première femme titulaire d’une chaire à la Sorbonne. Elle identifia, en 1898, avec son mari le Polonium et isola le radium avec A. Debienne en 1910. Ces deux éléments sont des corps radioactifs contenus dans le minerai d’Uranium. Elle mourut d’une « anémie pernicieuse aplastique à marche fébrile »[4] (selon le communiqué officiel) résultant de l’accumulation des radiations radioactives. Malgré son état de santé qui se dégradait, Marie Curie assista à tous les Conseils qui se tinrent avant la guerre. En 1933, quelques mois avant sa mort, elle était accompagnée de sa fille Irène et de son beau-fils Frédéric Joliot. Ses restes et ceux de Pierre ont été transférés au Panthéon en 1995. Prix Nobel de physique en1903 (avec son mari) puis en chimie en 1911 (seule).

Jeans James Hopwood (Sir) (*1877, Londres – †1946, Dorning, Surray), astronome, mathématicien et physicien anglais. Après avoir démontré l’inexactitude de la théorie cosmogonique de Laplace, il élabora une théorie catastrophique supposant la fragmentation de filaments de matière arrachée au Soleil par des forces de marée. Ses travaux sur la dynamique stellaire et sa théorie sur la formation des planètes ont été abandonnés par la suite. Il s’intéressa également au rayonnement du corps noir. Ce fut également un grand vulgarisateur scientifique.

Pointcarré Henri (*1854, Nancy- †1912, Paris), mathématicien français. Il fit connaître la découverte des rayons X par Roentgen et incita Henri Becquerel à faire des recherches. Il se distingua par ses études sur les fonctions des variables complexes, sur la topologie algébrique, les équations différentielles, les équations aux dérivées partielles, la physique mathématique, la mécanique céleste. Certains de ses travaux en font un précurseur de la théorie du chaos. Il est l’auteur de nombreuses publications. Il s’intéressa aux fondements des mathématiques en adoptant un point de vue intuitionniste[5]. Ses derniers ouvrages seront consacrés à la philosophie des sciences. Membre de l’Académie française.

Rutherford (Lord Rutherford of Nelson Ernest) (*1871, Nelson, Nouvelle-Zélande – †1937, Cambridge), physicien britannique. Il découvrit en 1899 la radioactivité du thorium. En 1903, avec Soddy, il établit la loi des transformations radioactives et distingue les rayons β et α (noyaux d’hélium). Il détermina à partir des rayons émis par les corps radioactifs la structure des atomes, et établit un nouveau modèle d’atome constitué d’un noyau et d’électrons satellites. Il découvrit le proton en 1919, et quelque temps plus tard, détermina la masse du neutron. Il réalisa la première transmutation avec les rayons α du radium. Prix Nobel de Chimie en1908.

Kamerlingh Onnes Heike (*1853, Groningen – †1926, Leyde), physicien néerlandais. Il fut le premier à liquéfier l’hélium. Il se fit connaître par ses études des phénomènes physiques au voisinage du zéro absolu et par sa découverte de la supraconductivité (1911). Prix Nobel de physique en1913.

Einstein Albert (*1879, Ulm – †1955 Princeton), physicien suisse d’origine allemande, puis américain en 1940. Figure majeure de la science au XXème siècle avec ses apports à la physique moderne. Il développa la théorie du mouvement brownien, appliqua la théorie des quanta à l’énergie rayonnante et introduisit le concept de photon. Il est surtout connu pour sa théorie de la relativité restreinte (1905) et la théorie générale de la relativité (1916). Il établit la formule célèbre E = mc² qui montre l’équivalence masse – énergie. Prix Nobel en1905 puis en 1921 pour la découverte des lois régissant l’effet photoélectrique. De confession juive, il  dut fuir son pays en 1933  persécuté par les nazis. Il cosigna une lettre adressée au président Roosevelt qui lança les recherches sur les armes nucléaires. Après la guerre,  il milita contre la prolifération de l’arme nucléaire qu’il avait, par la théorie, contribué à fabriquer.

Langevin Paul (*1872, Paris – † 19-12-1946, Paris), physicien français. En1888, il fut élève à l’Ecole municipale de Physique et de Chimie Industrielle (EPCI). Ensuite, en 1893, il entra  à l’Ecole Normale supérieure, rue dUlm. En 1897, il sera agrégé de Sciences physiques et boursier à la Ville de Paris au Cavendish Laboratory de Cambrige. En 1898, il signera une pétition en faveur de Dreyfus. Préparateur à la Faculté des Sciences de Paris en 1900 ; professeur remplaçant au Collège de France en 1902 ; professeur suppléant au Collège de France en 1903 ; professeur titulaire au Collège de France (chaire de Physique générale et expérimentale) en 1909. En 1915, il sera mobilisé au 30ème régiment d’Infanterie de Chartres. Puis en 1917, il sera affecté au Bureau des Inventions : ses travaux sur les ultrasons ont permis notamment de mettre au point la technique de recherche dite SONAR des sous-marins au cours de laPremière Guerre mondiale. En 1920, il devint directeur scientifique du Journal de Physique. En 1921, il fut nommé au Comité Scientifique des Conseils de Physique Solvay, dont il devint président en 1928. Il sera détenu à la Santé du 30 octobre au7 décembre 1940, puis mis en résidence surveillée à Troyes, jusqu’en 1944, à cause de ses opinions anti-fascistes. Il s’évada en Suisse. Retour en France avec une escorte de FTP. Adhésion au Parti Communiste Français.

Paul Langevin est connut pour ses travaux sur les ions, le magnétisme dans les gaz, la thermodynamique et la relativité générale. C’est un vulgarisateur des théories de la relativité et de la physique quantique.

solvay

Figure 59 – Ernest Solvay

Dessin publié dans Le Journal des étudiants de l’Université de Bruxelles. 08.01.1893.


[1]    Ammoniac : composé gazeux d’azote et d’hydrogène (NH3) à l’odeur piquante. Ammoniaque : solution aqueuse du gaz ammoniac.

[2]    Les nombres transcendants : Les nombres qui ne sont pas algébriques sont dits transcendants. Les nombres transcendants sont infiniment plus nombreux que les nombres algébriques.

[3]    Sous cette forme, la formule d’Euler s’intitule identité d’Euler.

[4]    Il s’agit en fait d’une leucémie.

[5]    Intuitionnisme : doctrine des logiciens néerlandais Heyting et Brouwers, selon laquelle on ne doit considérer en mathématique que les entités qu’on peut construire par l’intuition.

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VII – Représentations du noyau atomique

I.                  LES MODÈLES NUCLÉAIRES

 Rappelons que le noyau est un système composé de N neutrons et de Z protons (deux états des nucléons) qui sont liés par des forces nucléaires. Cette liaison se traduit par une énergie qui, d’après la loi d’Einstein E = mc², se traduit  par un défaut de masse. Si l’on désigne par Mn et Mp les masses du neutron et du proton, la masse M(N,Z) du noyau est inférieure à la masse NMn + ZMp de ses constituants d’une quantité B(N,Z)/c², où B(N,Z) est l’énergie de liaison du noyau.

Afin de décrire les noyaux, trois modèles plus ou moins simples ont été proposés : le modèle de la goutte d’eau, le modèle des particules isolées en couches et le modèle collectif.

A.      Le modèle de la goutte d’eau (N. Bohr, C. Weizsächer[1], 1936)

 Nous avons vu que les interactions fortes qui existent au sein des noyaux n’agissent que sur de très courtes distances de l’ordre de quelques fermis (d < 3 fermis)  et que le rayon des nucléons était d’environ 1,2 fermi. On peut en déduire que les interactions entre nucléons n’ont lieu qu’entre les nucléons qui se touchent : soit tout au plus les 12 nucléons qui entourent chacun d’eux, à l’image des molécules dans une goutte d’eau, d’où le nom du modèle préconisé par Bohr en 1936.

 D’autre part, d’après la courbe donnant l’évolution de l’énergie de liaison (fig. 52 du chapitre précédent), nous avons constaté qu’elle est de l’ordre de 8 MeV/nucléon. Comme dans une goutte d’eau, le modèle préconise qu’il existe deux types de molécules (nucléons) : celles de l’intérieur de la goutte (du noyau) entourées par 12 molécules (nucléons), et celles de la surface (tension de surface).

 Donc, à l’intérieur de l’ensemble, chaque nucléon qui interagit avec ses voisins (12 au maximum) atteint la saturation; tandis qu’en surface, les nucléons ne sont pas entièrement entourés, entraînant une prépondérance de la répulsion coulombienne entre protons, cette dernière force devenant de plus en plus importante avec le nombre de proton.

 La formule semi-empirique de l’énergie de liaison du noyau de Bethe et Weizsacher permet de reproduire assez correctement cette vision :

représentation-formule1

Examinons les différents termes de cette expression :

La contribution la plus importante à l’énergie de liaison du noyau vient d’un terme proportionnel au nombre  total A = N + Z de nucléons du noyau. Il représente en fait l’énergie de volume : Ev = α1 A.

 L’énergie de liaison est réduite par le fait que le noyau possède une surface. Comme nous l’avons vu ci-devant, les particules à la surface n’agissent en moyenne qu’avec deux fois moins de particules que celles situées à l’intérieur du noyau. Il faut donc déduire un terme proportionnel à la surface du noyau et analogue à la tension superficielle d’un liquide de Es = – α2 A.

 La force de répulsion électro-statique qui agit entre les protons tend à réduire l’énergie de liaison et apparaîtra donc également avec un signe négatif selon l’expression :

représentation-formule2

Il faut encore ajouter un terme qui représente ce que l’on appelle l’effet de symétrie. Pour une valeur de A correspond une valeur définie de Z, pour laquelle le noyau est le plus stable. Pour les noyaux légers, où la répulsion électro-statique a peu d’effet, cette valeur est A/2. En l’absence de l’effet Coulomb, une déviation de la condition  Z = A/2 correspondrait à une tendance à l’instabilité et à une diminution de l’énergie de liaison. Ce terme s’exprime selon l’expression :

représentation-formule3

Les valeurs retenues pour les constantes α caractérisant chaque terme sont : α1= 15,56 MeV ; α2 = 17,23 MeV ; α3 = 0,689 MeV ; α4 = 23,285 MeV. En remplaçant les α par leurs valeurs, on obtient :

représentation-formule4

B.      Le modèle des couches nucléaires (H. D. Jensen[2], M. Goeppert-Mayer[3])

Le modèle de la goutte d’eau ne permet pas d’expliquer certaines caractéristiques de la structure fine des noyaux. Pour analyser les effets de celles-ci, il faut rechercher la déviation, en fonction de N et de Z, des énergies de liaison par rapport à celles données par la formule précédente. La figure suivante (fig. 57) montre ces déviations pour des noyaux pair-pair (N = Z). On constate qu’il apparaît des discontinuités marquées aux abords de certains nombres pour lesquels l’énergie de liaison est nettement supérieure à celle prédite par le modèle de la « goutte d’eau » et que de ce fait ces noyaux sont plus stables. Ces nombres qui correspondent à des valeurs paires du nombre de protons ou de neutrons : 2, 8, 20, 28, 50, 82 et 126 ont été dénommés « nombres magiques ». C’est le cas, par exemple, pour les éléments suivants :

                                                                                            42He,   168O,    4020Ca  et aussi      20882Pb

Il est à remarquer que ces nombres magiques correspondent à des noyaux dont la forme est sphérique. Je renvoie le lecteur au paragraphe III. 3 du chapitre précédent[4] dans lequel j’expliquais la forme que pouvaient prendre les noyaux.

Ces noyaux très stables présentent des caractéristiques qui les différencient des autres. Ainsi :

  1. les noyaux pour lesquels Z et N sont deux ou huit 4He et 16O sont plus stables que leurs voisins ;
  2. une étude poussée des détails de la courbe des énergies de liaison montre un accroissement brusque de celles-ci aux valeurs suivantes : 206Pb (Z = 82, N = 126) ; 140Ce (Z = 58, N = 82) ; 120Sn (Z = 50, N = 70) ; 88Sr (Z = 38, N = 50) ;
  3. la stabilité des nuclides est liée non seulement à une haute énergie de liaison mais aussi à une grande abondance naturelle. L’étude des abondances relatives des isotopes, d’après la composition de la Terre, du soleil, des étoiles et des météorites, montre une richesse particulièrement élevée de : 16O (N = 8, Z = 8) ; 40Ca (N = 20, Z = 20) ; 118Sn (Z = 50) ; 88Sr  8990Zr (N = 50) ; 138Ba 139La 140Ce (N = 82) ; 208Pb (Z = 82, N = 126) ;

 nombresmagiques

Figure 54 – Différence entre l’énergie de liaison expérimentale et celle de la goutte d’eau pour des noyaux pair-pair en fonction du nombre de neutrons. Les traits présentent les nombres 28, 50, 82, 126 (d’après [BroO2])

4. la stabilité relative des différents éléments est également indiquée par le nombre d’isotopes stables qu’ils possèdent. L’élément le plus léger, avec plus de deux isotopes stables est l’oxygène (Z = 8). Le premier élément avec cinq isotopes stables est le calcium (Z = 20) ; le seul élément avec dix isotopes est l’étain (Z = 50) ; etc. ;

5.  l’énergie des particules α émises par les noyaux radioactifs lourds ajoute des preuves pour la détermination des nombres magiques (Z = 82 et N = 126). Le plomb (Z = 82) est le produit final stable des trois familles radioactives naturelles[5]. Les nuclides 21385At et 21284Po, possédant tous deux 128 neutrons, émettent des particules α particulièrement énergétiques (respectivement 9,2 et b8,78 MeV), avec des demi-vies très courtes. Dans les deux cas, il y a une forte tendance, pour des noyaux ayant 128 neutrons, d’émettre une particule α et de se transmuer en des noyaux beaucoup plus stables de 126 neutrons ;

6. on trouve des relations analogues pour la désintégration β, les sections efficaces de capture de neutrons[6] et l’énergie de liaison du dernier neutron ajouté à un noyau.

Ces diverses caractéristiques supposent l’existence de couches orbitales dans lesquelles gravitent les nucléons, à l’instar des électrons sur leurs orbites. Les nombres magiques correspondraient à une saturation de ces niveaux, nécessitant une énergie plus élevée pour exciter le noyau. Si le nuage électronique s’explique par une théorie quantique, il n’y a pas de raison qu’il n’en soit pas de même pour le noyau.

Pour poursuivre l’analogie avec la physique atomique, nous devons considérer qu’au sein du noyau existent des orbitales protoniques et des orbitales neutroniques quantifiées et liées dans un puits de potentiel sphérique commun à tous les nucléons. Contrairement à la physique atomique, ce puits nucléaire est généré par les nucléons eux-mêmes et non par des constituants extérieurs comme le noyau dans le cas du champ moyen atomique. Les diverses orbites se regroupent par paquets ayant à peu près la même énergie et forment des couches, d’où le nom du modèle. Chacune d’elles peut être parcourue par deux nucléons de spin antiparallèle (selon le principe d’exclusion de Pauli)[7].

En 1949, M.G. Mayer et J.H.D. Jensen proposent un potentiel pour une particule contenant un terme d’oscillateur harmonique et un terme de spin-orbite qui permet de bien reproduire les nombres magiques au-delà de 28. Rappelons que Max Planck avait introduit cette notion d’oscillateur harmonique pour l’étude du corps noir[8].

Le potentiel moyen résulte de l’interaction moyenne d’un nucléon avec les autres nucléons du noyau. La séquence des orbites dans le potentiel moyen est donnée dans la figure suivante (fig. 55). Les orbites sont repérées par le nombre quantique radial n, le moment cinétique orbital l et le moment cinétique total j qui résulte de l’addition du spin ½ du nucléon à son moment orbital l.

modele en couchesFigure 55 – Séquences des orbites permises aux nucléons dans un puits de potentiel central. A chaque orbite correspond une énergie caractéristique ; on observera que les orbites se groupent en paquets autour de certaines énergies moyennes. Ces regroupements constituent les couches, et les nombres placés au-dessus de chaque couche correspondent au nombre total de nucléons de même espèce présents dans le noyau quand toutes les orbites situées dans cette couche et celles au-dessous sont remplie (document La Recherche, n° 46, juin 1974, « La structure du noyau atomique » par G.Ripka et D. Isabelle).

C.     Le modèle unifié (A. Bohr[9] et B. Mottelson[10], 1952)

Contrairement à ce que les physiciens imaginaient, les noyaux sont rarement sphériques, même dans leur état fondamental (noyaux non excités). Ils ressemblent le plus souvent, à des ballons de rugby, forme ellipsoïdale appelée quadrupolaire (fig. 59). La forme du noyau résulte à la fois du comportement collectif du noyau (modèle de la goutte d’eau) et de sa structure quantique (modèle en couches). Rappelons que dans le modèle de la goutte d’eau, qui considère le noyau de façon macroscopique, tous les nucléons sont équivalents, tandis que dans le modèle en couche, chaque nucléon est traité de manière individuelle et se trouve dans une couche bien déterminée comportant des orbites quantifiées que l’on peut distinguer des autres couches.

En 1950, le physicien James Rainwater postule l’existence de noyaux déformés à l’état fondamental. Selon Aage Bohr, le fils de Niels, également grand spécialiste du noyau atomique, la déformation statique du noyau doit se manifester par des modes d’excitation rotationnels.  En 1952, Aage Bohr et Ben Mottelson proposent un modèle unifié. Il consistait en une synthèse entre les deux modèles précédents. Ensuite Nilsson imagina un modèle dans lequel les nucléons étaient considérés comme des particules indépendantes soumises au champ déformé intrinsèque du noyau.

Grâce à ce modèle, on calcule les surfaces d’énergie potentielle, qui représentent l’énergie du noyau en fonction de sa forme. Il permet d’introduire la possibilité de mouvements collectifs : le noyau entier peut tourner sur lui-même, peut osciller autour d’une position d’équilibre… Tous ces mouvements de vibration, de rotation sont quantifiés en énergie.

Ce modèle permet d’analyser le spectre des noyaux pair-impair déformés, c’est-à-dire de forme non sphérique. Ainsi, quelques noyaux légers (19 ≤ A ≤ 28), ou appartenant à la région des terres rares dans le tableau de Mendeleïev (90 ≤ N ≤ 110 et 65 ≤ Z ≤ 75), ou celle des transuraniens (N ≈ 150, Z ≈ 100), ont des propriétés qui ne peuvent s’expliquer par le modèle en couche repris dans la figure 56.

quadrupolaire

              Figure 56 – Formes les plus fréquentes des noyaux

 D.     Conclusions

 Le noyau est un objet quantique, selon l’expression du physicien Bernard d’Espagnat, qui ne répond pas aux lois physiques régissant notre monde macroscopique, tout comme le nuage électronique, il fait appel aux théories quantiques et de la relativité. L’application de l’équation de Schrödinger conduit à l’identification de niveaux d’énergie dépendant d’un nombre quantique principal n, de même qu’à l’introduction de nombres quantiques, orbital l, magnétique m et de spin s.

Après près d’un siècle d’études, le noyau reste un thème majeur de la recherche fondamentale. Grâce au développement d’accélérateurs de plus en plus puissants et sophistiqués, les physiciens ont créé des faisceaux secondaires radioactifs permettant d’explorer des noyaux différents des noyaux stables, communément désignés sous le terme de noyaux exotiques. Ces noyaux instables ont une durée de vie trop courte pour exister encore dans la nature et sont donc obtenus artificiellement. C’est pourquoi on les qualifie d’exotiques.

Les chercheurs se sont rendu compte que, contrairement à ce qui était admis, les nombres magiques en neutrons et protons ne sont pas indépendants du nombre de protons et de neutrons respectivement. Des mesures expérimentales mettent en évidence l’affaiblissement de certains nombres magiques au profit d’autres dans certaines zones du tableau des noyaux. Ainsi, en plus de 2, 8, 20, 28, 50, 82, 126 qui sont les nombres magiques des noyaux stables sphériques, 6, 14, 16, 32 et 34 semblent devenir magiques pour d’autres noyaux exotiques légers. Ces modifications soulignent des changements importants dans la structure du noyau qu’il est utile d’étudier. Actuellement, les spécialistes explorent activement les limites de l’exotisme, donc de la liaison nucléaire forte. C’est ainsi qu’au laboratoire de Louvain-la-Neuve, on a accéléré des noyaux exotiques, pour simuler des réactions nucléaires stellaires, obtenant des faisceaux radioactifs de très grande énergie.

J’arrête ici la description des diverses représentations du noyau car cela nous entraînerait beaucoup trop loin et nécessiterait un développement mathématique trop poussé dans le cadre de cette étude.

II.     Défaut de masse spécifique

Terminons la description des caractéristiques du noyau par une dernière notion importante : le défaut de masse spécifique.

 La différence Δ entre la masse atomique M exprimé en unité de masse et le nombre de masse A s’appelle défaut de masse ou « packing fraction »: Δ = M – A

Il ne faut pas confondre ce défaut de masse avec la perte de masse correspondant à l’énergie de liaison. Ici, il est pris dans le sens d’écart par rapport à une qualité qui est le caractère entier de A.

En divisant le défaut de masse Δ par le nombre de nucléons, on obtient le défaut de masse spécifique :

On appelle courbe d’Aston[11]  (fig. 60) la courbe obtenue en portant f en ordonnée et A en abscisse. Par définition f vaut 0 pour 12C qui est pris pour référence. Le « packing fraction » présente un minimum aux environs de A = 60, élément Fe.

f s’interprète physiquement de la manière suivante. Considérons A nucléons libres, parmi lesquels il y a à peu près le même nombre de neutrons et de protons. Chacun possède en moyenne une masse de 1,0085 U.M. Considérons un noyau de nombre de masse A. Sa masse est M, soit M/A = 1 + f par nucléon. Chaque nucléon perd donc lors de l’édification du noyau une masse f1 – ff1 étant la valeur de f pour A = 1. Inversement, pour arracher un nucléon à un noyau, il faudrait lui apporter (sous forme d’énergie) une masse égale f1 – f U.M.

Cette courbe montre que les noyaux possédant des énergies de liaison relativement faible (A petit ou A grand) peuvent se transformer en des noyaux plus stables (A moyen) en libérant de l’énergie. Cela peut se produire par la fusion de noyaux légers, comme le deutérium 21H, le tritium 31H, etc., ou par fission de noyaux lourds comme l’uranium 23592U, par exemple. Je reviendrai sur ces deux types de réaction dans un prochain chapitre.

courbeaston3

Figure 57 – Courbe d’Aston. Le début de la courbe, qui présente certaines irrégularités bien caractérisées, est agrandi.


[1]    Weizsächer Carl, baron von, (* Kiel 1912), physicien et philosophe allemand. En 1938, il détermina, indépendamment de Bethe le cycle de réactions nucléaires au sein des étoiles. Après la guerre, il se consacre surtout à la philosophie des sciences.

[2]    Jensen (Hans Daniel), Hambourg 1907 – Heidelberg 1973, physicien allemand. Il a proposé, indépendamment de M. Goeppert-Mayer, une théorie relative à la structure du noyau atomique qui permet d’expliquer notamment l’existence des nombres magiques. Prix Nobel de physique 1963.

[3]    Goepper-Mayer (Maria), Kattowitz (Katowice) 1906 – San Diego 1972, physicienne américaine d’origine allemande. Elle a proposé, indépendamment de H.D. Jensen, une théorie relative à la structure du noyau atomique qui permet d’expliquer certaines propriétés. Prix Nobel de physique 1963.

[4]    « Au cœur du noyau atomique ».

[5]    Voir le chapitre Dans les pas des alchimistes, p .

[6]    Cette notion sera expliquée dans un prochain capitre.

[7]    Voir le chapitre La quantification de l’atome, p. 13.

[8]    Ibidem, pp.5 et 6.

[9]    Bohr (Aage), Copenhage 1922, physicien danois, fils de Niels. Il participe à l’élaboration de la théorie sur la structure en couches du noyau atomique et de la répartition des nucléons. Prix Nobel de physique 1975.

[10]   Mottelson (Ben Roy), Chicago, 1926. Collaboration avec Aage Bohr depuis 1951, avec lequel il partage le prix Nobel de physique 1975.

[11]   Aston (Francis William), Harbone 1877 – Cambridge 1945, physicien britannique. Il découvrit l’existence des isotopes des éléments chimiques. Prix Nobel de chimie 1922.

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VI – Au coeur du noyau atomique

I. LA DECOUVERTE DU PROTON

Après nous être intéressés au nuage électronique et à l’atome dans son ensemble, nous allons maintenant pénétrer au coeur du noyau et y découvrir ses mystères.

En 1886, le physicien allemand Eugène GOLDSTEIN (1850-1930) qui étudiait les effets des rayons cathodiques dans un tube de Plücker, eut l’idée d’employer comme cathode un disque percé de trous. Il constata l’apparition, dans l’espace situé à l’arrière de sa nouvelle cathode, de faisceaux qu’il nomma rayons canaux, car ils se propageaient en ligne droite à travers les trous du disque. Curieusement, ces rayons se dirigeaient dans le sens opposé à celui des rayons cathodiques, c’est-à-dire vers l’anode.

En 1901, le physicien allemand Wilhem WIEN (1864-1928), après une étude approfondie du phénomène, montra que ces rayons étaient constitués de corpuscules de charge positive. De plus, la masse de ces particules, contrairement aux rayons cathodiques, variait selon le gaz utilisé.

Nous avons vu que RUTHERFORD fut le premier à mettre en évidence l’existence d’une zone très dense dans l’atome où sont concentrées des particules de charges positives et qu’il identifia celles-ci avec les noyaux des atomes d’hydrogène.

Rappelons que l’expérience de RUTHERFORD consista à bombarder une fine feuille d’aluminium par des rayons α, en fait des noyaux d’Hélium (He2+). En étudiant les trajectoires de ces noyaux, il constata que dans une large mesure, ils traversaient la feuille mais que dans certaines zones, régulièrement espacées, les noyaux étaient déviés : il venait de mettre en évidence la structure lacunaire de la matière et en déduisit l’existence du noyau atomique où se concentraient les charges positives. Il leur donnera, en 1914, le nom de protons .

En 1919, un grand pas fut accompli dans la compréhension du noyau, grâce à la découverte par RUTHERFORD de la première transmutation. Au cours de cette transformation de l’azote en oxygène sous l’action d’un rayonnement α, des noyaux d’hydrogène ou protons étaient libérés. Ces corpuscules de charge identique à celle des électrons, mais positive, ne pouvaient provenir que des noyaux d’azote qui se brisaient partiellement en laissant échapper un de leurs constituants . Cette expérience cruciale permit de conclure que les protons sont une partie constituante du noyau atomique.

En 1920, l’électron et le proton étaient les seules particules élémentaires connues. De nombreuses expériences analogues à celle de RUTHERFORD entreprises un peu partout dans les laboratoires devaient conduire à la découverte d’un nouveau constituant de la matière : le neutron; elles devaient également amener Irène et Frédéric JOLIOT-CURIE à la découverte d’un nouveau type de radioactivité : la radioactivité artificielle.

II. DECOUVERTE DU NEUTRON

A ce stade de notre étude, un nouvel acteur prend le devant de la scène. Il s’agit de James CHADWICK qui découvrit le neutron en 1932. Assistant de RUTHERFORD, il est l’un de ses plus brillants disciples. Ce fut le 3 juin 1920 qu’il entendit son maître, dans le cadre des Bakerian Lectures de la Royal Society, formuler l’hypothèse d’une sorte d’atome de masse unitaire et de charge neutre composée d’un proton et d’un électron très intimement liés qui n’était pas l’hydrogène. Ce corpuscule qui n’était pas sujet aux répulsions électriques subies par les deux particules élémentaires connues devait pouvoir s’approcher des noyaux et y pénétrer facilement.

En fait, comme le dira Frédéric JOLIOT :

« Il est peu de découvertes dont on puisse aussi bien distinguer les étapes successives. La découverte du neutron est bien le résultat de trois séries d’expériences, l’une entraînant l’autre, faites par des chercheurs travaillant dans trois pays différents ».

En 1930, le noyau atomique était mal connu. On savait qu’il était le siège de la radioactivité et ayant identifié, dans les produits de désintégration, des électrons, on imagina qu’il était composé de protons et d’électrons. Cette représentation rencontrait des difficultés liées d’une part à la taille de l’électron que l’on ne parvenait pas à imaginer libre dans le noyau, d’autre part au moment angulaire ou spin du noyau et de ses constituants, la Mécanique ondulatoire s’accommodant mal de la présence d’électrons dans le noyau.

La même année, à Berlin-Charlottenburg, Walter BOTHE (1891-1957) et H. BECKER, spécialistes du rayonnement cosmique, reprirent l’expérience de RUTHERFORD. Cette fois, ils bombardèrent des éléments légers comme le bore, le béryllium ou le lithium, avec des rayons α émis par une source de 7 millicuries de polonium. En utilisant un compteur à pointe, ils observèrent un nouveau type de transmutation avec émission d’un rayonnement très pénétrant, mais de faible intensité. Il ne s’agissait plus de protons mais d’un rayonnement comparable au rayonnement γ, mais beaucoup plus énergétique que ceux émis par des noyaux radioactifs ou accompagnant les transmutations nucléaires déjà connues. Ils en déduisirent sa nature électromagnétique.

detecteur

A la fin 1931, à Paris, Irène et Frédéric JOLIOT-CURIE se lancèrent à leur tour dans ce type d’expériences, après lecture de la publication des deux savants allemands; ils avaient également écouté un exposé de W. BOTHE lors d’un colloque à Zurich en avril 1931. Le couple chercha à pénétrer la nature de ce rayonnement. Pour ce faire, ils utilisèrent une source de polonium quatorze fois plus intense. Une pastille d’un élément léger était directement placée contre la source, le tout étant disposé au-dessus d’une chambre d’ionisation cylindrique montée sur un électromètre Hoffmann de grande sensibilité. La partie supérieure de la chambre était fermée par une feuille très mince d’aluminium d’un centième de millimètre qui laissait passer d’éventuels rayonnements secondaires. L’ensemble était complété par un champ magnétique établi entre la source et la chambre qui balayait les électrons observés au cours de l’expérience.

Fig. 41 – Dispositif expérimental utilisé par les JOLIOT-CURIE pour étudier le rayonnement de BOTHE et BECKER

Ensuite, ils interposèrent des écrans de différentes substances entre l’élément léger et la chambre d’ionisation. Ils constatèrent un effet uniquement lorsque la matière de l’écran contenait de l’hydrogène comme la cellophane, l’eau ou la paraffine : le courant d’ionisation augmentait notablement, ainsi pour la paraffine il doublait. Ils conclurent qu’il s’agissait là d’un effet Compton entre des rayons γ d’énergie égale à 50 millions d’électronvolts et de l’hydrogène.

Ces résultats furent publiés le 18 janvier 1932 dans une note aux « Comptes rendus de l’Académie des sciences« . Dans une autre note, ils annonceront qu’ils avaient pu observer dans une chambre de Wilson la projection de protons hors d’une plaque de paraffine; le parcours de ceux-ci dans l’air pouvant atteindre 28 cm.

 

Explication du phénomène – La paraffine est un hydrocarbure, c’est-à-dire que ses molécules ne contiennent que des atomes de carbone et d’hydrogène. Comme les neutrons n’ont pas de charge électrique, ils ne subissent ni attraction ni répulsion de la part des noyaux de carbone et d’hydrogène contenus dans la paraffine. C’est pourquoi, la plupart des neutrons traversent la paraffine en ligne droite. Une minime partie de ces neutrons entre en collision avec un noyau qui, on le sait, est relativement petit. Si ce noyau est du carbone (masse 12), le neutron rebondit en faisant un angle avec sa trajectoire initiale sans que le noyau en soit fortement affecté. Si, au contraire, c’est un noyau d’hydrogène (un proton) dont la masse est à peu près équivalente à celle du neutron, il pourra être expulsé de sa position initiale et quitter la paraffine.

experience

Fig. 42 – Schéma succinct de l’expérience ménée par les JOLIOT-CURIE


Retrouvons James CHADWICK que j’ai présenté en début de chapitre. Nous sommes en 1932, au laboratoire Cavendish à Cambridge. Le savant anglais prit connaissance de la note des JOLIOT-CURIE du 18 janvier et la montra à RUTHERFORD. « Je n’y crois pas ! » s’écria celui-ci, et il chargea son collaborateur de vérifier l’observation des JOLIOT-CURIE. CHARDWICK reproduisit l’expérience en remplaçant le système de détection par une petite chambre d’ionisation suivie d’un amplificateur raccordé à un oscilloscope. Chaque particule chargée pénétrant dans la chambre ionise le gaz, le nombre de paires d’ions formés étant proportionnel à l’énergie de la particule. Il constata que l’énergie mesurée était trop grande pour satisfaire l’interprétation des JOLIOT-CURIE. Partant du principe que l’énergie et la quantité de mouvement sont conservés pendant une collision, il conclut que le rayonnement de BOTHE et BECKER n’était pas constitué de rayons γ, mais de particules neutres de masse voisine de celle du proton : les neutrons. Il envoya ces résultats à la revue Nature le 17 février 1932 qui les publiera le 27. Ses recherches lui valurent le prix Nobel de physique en 1935.

F. JOLIOT commentera plus tard :

« Si Chadwick a pu montrer si rapidement qu’il s’agissait de neutrons, c’est que sa chambre d’ionisation était reliée à un amplificateur proportionnel à lampes qui lui permettait de mesurer l’énergie emportée par chaque noyau de recul observé. Cette technique, très moderne à l’époque, n’existait pas à l’Institut du Radium. Les expérimentateurs doivent veiller au développement dans leur laboratoire des techniques modernes de détection ».

Et de poursuivre :

« Cette hypothèse [celle de RUTHERFORD émise en juin 1920 dans sa Bakerian Lecture à la Royal Society] avait échappé à la plupart des physiciens, y compris nous-mêmes. Elle rôdait encore dans l’atmosphère du Cavendish Laboratory, où travaillait CHADWICK, et il est naturel et juste que le point final à la découverte du neutron ait été mis dans ce laboratoire. Les vieux laboratoires d’anciennes traditions ont ainsi des richesses cachées. Les idées émises autrefois par nos maîtres, vivants ou disparus, maintes fois reprises puis oubliées, pénètrent consciemment ou inconsciemment dans la pensée de ceux qui fréquentent ces laboratoires anciens et, de temps en temps, elles germent ; c’est la découverte ».

Malgré leur déception, les JOLIOT-CURIE poursuivront leurs recherches sur les neutrons. Sur la base de l’effet photoélectrique et de l’effet Compton, processus émettant des électrons énergiques par absorption de rayons γ, ils en déduisirent que la production de neutrons est accompagnée de l’émission de rayons γ. Ils étudièrent aussi les réactions de production des neutrons et montrèrent que ceux-ci sont également émis lors du bombardement du fluor, de l’aluminium et du sodium. Ils parvinrent à la conclusion, contraire à celle de CHADICK, que la masse du neutron est supérieure à celle du proton.

Vers la fin de 1932, le neutron pouvait se substituer à l’électron dans l’architecture nucléaire. Il faudra attendre encore deux ans avant que W. HEISENBERG ne propose une nouvelle théorie du noyau dans laquelle le proton et le neutron s’y présentent comme deux états différents d’une même particule, le nucléon, l’isospin étant la propriété qui les différencie. On peut donc admettre que les noyaux de tous les éléments sont formés de protons et de neutrons, le proton étant un nucléon positif et le neutron un nucléon neutre. L’interaction forte, de portée limitée, est responsable de la cohésion du noyau.

III. CARACTERISTIQUES DU NOYAU ATOMIQUE

Avant de poursuivre plus avant notre histoire nucléaire, arrêtons-nous quelques instants sur des notions plus théoriques car elles seront nécessaires dans la suite de mon propos.

A. Constitution du noyau

Nous avons vu que la presque totalité de la masse de l’atome se concentre dans son noyau et que celui-ci se compose de deux types de particules : l’état proton et l’état neutron, formes d’une même particule, le nucléon.

En effet, tout nucléon est susceptible de passer d’un état quantique interne dans l’autre avec émission ou absorption d’énergie et d’électricité, afin de satisfaire à la loi de conservation de l’électricité.

noyau-tableau1
Remarque : Nous verrons dans un prochain chapitre que les nucléons se décomposent à leur tour en sous-particules appelées quarks.

B. Nombres caractéristiques du noyau

Les espèces nucléaires, ou nucléides (ou nuclides), définies par leur noyau sont caractérisés, tout comme les électrons périphériques, par un certain nombre de grandeurs ou nombres quantiques : le nombre atomique ou charge Z, la masse A, le spin S et le moment magnétique Μ.

1. La charge Z ou nombre atomique

Nous savons déjà que le nombre atomique Z, correspond au nombre de protons, et détermine la charge positive totale du noyau. En même temps, ce nombre atomique définit le nombre d’électrons périphériques nécessaires pour neutraliser la charge nucléaire. Les neutrons servent à compléter la masse du noyau sans affecter pour autant sa charge.

Chaque élément est donc caractérisé par son nombre de protons qui en précise sa nature chimique et sa position dans le tableau de classification périodique établit par Dimitri Ivanovitch MENDELEÏEV. Ce tableau débute par l’élément le plus simple, à savoir l’atome d’hydrogène dont le noyau ne contient qu’un seul proton et a comme nombre atomique 1.

Au temps de LAVOISIER, seuls une vingtaine d’éléments étaient connus (hydrogène, oxygène, argent…). Lorsque MENDELEÏEV entreprit la construction de son fameux tableau de classification, ce nombre fut porté à 65. Ensuite, le rythme des découvertes fut assez régulier : un nouvel élément en moyenne tous les deux ans et demi. Une accélération eut lieu entre 1940 et 1952, avec la synthèse de 8 éléments, dits transuraniens, de numéro atomique 93 à 100. On atteignit le nombre de 110 en novembre 1994.

2. Masse du noyau

a. Unité de masse du noyau : choix d’une référence

Afin de mesurer la masse des noyaux atomiques, les scientifiques voulurent établir une unité de masse de référence (U.M.). La réaction première serait de créer cette table des masses à partir de l’élément le plus simple, l’hydrogène; mais cet élément chimique moléculaire à l’état naturel, n’était pas d’un usage facile.

Ce fut l’oxygène qui, grâce à son abondance et son accessibilité, fut rapidement utilisé par les chimistes. Les physiciens lorsqu’ils voulurent l’adopter rencontrèrent quelques difficultés. Cette nouvelle unité de masse qui valait environ 1,650.10-27 kg. fut choisie de manière à ce que l’isotope 16 de l’oxygène ait une masse rigoureusement égale à 16 unités de masse (U.M) en comprenant la masse de ses 8 électrons périphériques. Cette unité nucléonique était différente de celle utilisée par les chimistes. En chimie, le poids atomique de l’oxygène naturel est pris égal à 16, alors qu’en réalité cet oxygène est un mélange d’un isotope 16 très abondant avec quelques pour mille d’isotopes 17 et 18. L’oxygène-repère des chimistes est donc un peu plus lourd (3,5‰) que l’oxygène-repère de la nucléonique. De plus, la masse totale des électrons périphériques, quoique très faible, n’est pas nulle et peut être relativement importante dans le cas d’atomes à grand nombre de protons. Lors de mes études, c’est cette unité que nous utilisions. Elle fut abandonnée en 1961.

Les deux partis cherchèrent un accord. En 1957, ORLANDER et NIER proposèrent d’utiliser le carbone-12 comme référence. En effet, la séparation de cet élément était devenue plus facile que celle de l’oxygène-16, le carbone étant en outre un constituant universel d’une famille sans limite de composés. Ce choix fut ratifié en 1960 à Ottawa par l’Union internationale de physique et en 1961 à Montréal par l’Union internationale de chimie pure appliquée (IUPAC).

L’unité de masse atomique actuelle est donc définie comme le 1/12e de la masse d’un atome de carbone-12; elle est ainsi égale à 1,6605.10-24 g.

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b. Expression de la masse en unités d’énergie

D’après le principe d’équivalence masse-énergie d’Einstein, il est possible d’exprimer la masse atomique U.M. qui, nous l’avons vu correspond au 1/12 de la masse du noyau du carbone-12, en unité d’énergie.

Définissons d’abord l’unité d’énergie. L’électronvolt (eV) est l’énergie acquise par un électron accéléré dans le vide par une différence de potentiel d’un volt. On utilise couramment les multiples de l’électron-volt : le kiloélectronvolt (keV), le mégaélectronvolt (MeV), le gigaélectronvolt (GeV).

Comme un coulomb sous une différence de un volt développe un joule, un électron développera 1,602.10-19 joule. C’est la valeur de l’électronvolt.

L’énergie présente dans une masse de 1 gramme de matière est, selon la formule d’Einstein E = mc², de :

E = 10-3 (2,9979.108)² joules = 8,9874.1013 joules

D’autre part, 1eV correspond à 1,602.10-19 joule. L’énergie équivalente à 1 gramme de matière est donc :

noyau-formule2


Enfin, l’énergie libérée par l’unité de masse atomique (ou 1/12 du noyau de carbone) est égale à :

noyau-formule3

Nous avons vu plus haut que l’unité de masse atomique mu équivaut à 1,6605.10-24 g de matière. Il y a donc équivalence entre 1,6605.10-24 g et 931,893 MeV/e².

c. Nombre de masse

Quand on choisit l’unité de masse atomique ainsi définie, les masses des noyaux atomiques sont voisins de nombres entiers. On appelle le nombre de masse le nombre entier le plus proche de la masse atomique. On constate que le nombre de masse A est toujours égal au nombre de nucléons du noyau : A = N + Z. Quant au nombre de neutrons, il correspond à A-Z.

Le noyau d’un élément de symbole chimique E, de nombre atomique Z et de nombre de masse A se désigne par :

noyau-formule18

Cette notation peut être généralisée aux particules qui se représentent de ce fait comme suit :

noyau-formule19
Dans toute transformation nucléaire :

a) la somme des indices inférieurs est conservatrice; cela exprime la conservation de l’électricité;
b) la somme des indices supérieurs est conservatrice; cela exprime la conservation du nombre de nucléons.

3. Le spin

Le spin nucléaire, moment angulaire de rotation, ou moment cinétique intrinsèque, est une caractéristique spécifiquement quantique qui n’a aucun équivalent en mécanique classique.

Toute particule élémentaire au repos et qui tourne sur elle-même autour d’un axe interne, possède un moment cinétique propre, produit du moment d’inertie par la vitesse angulaire. La grandeur de ce moment cinétique propre est un multiple entier ou demi-entier de la quantité fondamentale h (h étant égal à : h/2π, h étant la constante de Planck). Le spin vaut donc sh, où s est un nombre entier ou demi-entier, qui autorise l’existence de 2S+1 états différents, selon la formule :

h/2π [s(s+1)]1/2

alors que sans spin, ils seraient identiques. Nous avons rencontré cette grandeur pour la première fois lorsque je vous ai parlé du principe d’exclusion de Pauli

Le noyau possède également un spin qui est égal à la somme algébrique des moments cinétiques propres et des moments cinétiques orbitaux des particules qui le constituent. Or le moment cinétique orbital d’une particule est toujours un multiple entier du quantum h/2π. Par contre, les spin du proton et du neutron sont égaux à un demi-quantum : ± 1/2. La somme algébrique des moments propres et orbitaux d’un nombre pair de nucléons donnera toujours un nombre entier de quanta; tandis que si le nombre de nucléons est impair, on trouvera un nombre entier augmenté d’un demi-quantum.

Ainsi, à titre d’exemple, le noyau d’hélium qui est constitué de deux neutrons et deux protons possède un spin nul; il doit cette propriété aux faits que :
a) les nucléons le constituant sont considérés comme immobiles les uns par rapport aux autres et donc leurs moments orbitaux sont nuls;
b) les deux protons aussi bien que les deux neutrons tournent sur eux-même en sens inverse l’un de l’autre selon le principe d’exclusion de PAULI.

spin
Fig. 43 – Le moment cinétique propre (spin) d’une particule ne peut prendre qu’un certain nombre de positions par rapport à une direction donnée, comme par exemple celle d’un champ magnétique extérieur (dont les lignes de force sont représentées par les flèches noires parallèles). La figure du haut (1) montre les deux orientations possibles du spin d’une particule de spin ½. La figure du bas (2) montre les trois orientations possibles du spin d’une particule de spin 1.

4. Le moment magnétique nucléaire

Les noyaux possèdent un moment magnétique qui résulte d’une part du moment magnétique propre aux nucléons et d’autre part de ce que les protons chargés créent des courants électriques identiques à ceux qui règnent dans un solénoïde et donc produisent un moment magnétique.

Chaque nucléon est caractérisé par des nombres quantiques à l’instar des électrons.

Considérons d’abord le moment cinétique orbital qui traduit le fait que chaque nucléon décrit des mouvements relatifs au sein du noyau. Celui-ci est quantifié et ne peut prendre que les valeurs définies par :

h/2π[l(l+1)]

où, h est la constante de Planck; l, nombre quantique de moment angulaire orbital, est un nombre entier > ou = 0 : l = 0, 1, 2, 3…

Ensuite, nous avons le nombre quantique de spin s que j’ai traité en c. ci-dessus, et qui correspond à sa rotation sur lui-même.

La combinaison de ces deux nombres donne le moment angulaire total du nucléon : j = l + s, dont la valeur est également quantifiée et vaut :

h/2π[j(j+1)]1/2


Puisqu’il n’y a que deux orientations possibles du spin par rapport à un mouvement orbital donné, dans le même sens ou dans le sens opposé, les deux valeurs possibles de j sont pour un l donné : j = l + s et j = l – s.

spin1

Fig. 44 – Valeurs possibles pour j


Cependant, pour la valeur particulière l = 0, j = 1/2, car on ne peut avoir de j négatifs, ainsi, j peut prendre les valeurs demi-entières : j = 1/2, 3/2, 5/2, 7/2, 9/2…

A chacun de ces nombres quantiques de moment angulaire (l, s, j) correspond un nombre quantique magnétique qui représente la composante de ce moment selon un axe défini qui peut être par exemple la direction d’un champ magnétique.

Ainsi, nous avons le nombre quantique magnétique orbital ml qui peut prendre toutes les valeurs entières entre -1 et +1 soit un total de 2(l + 1). Par exemple, si l = 3, ml peut prendre les valeurs -3, -2, -1, 0, 1, 2, 3.

Puis le nombre quantique magnétique de spin qui ne peut prendre que deux valeurs +s et -s; pour les protons et neutrons cela donne ms = +1/2 et -1/2.

Le nombre quantique magnétique total des nucléons est défini par la relation :

mj = ml + ms


Il peut prendre seulement (2j + 1) valeurs : mj = -j,-(j – 1),… -1/2, 1/2,…  (j – 1), j

Ces moments magnétiques s’expriment en unités de magnétons nucléaires. Le magnéton, défini par BOHR, correspond au moment magnétique d’un électron situé sur la première orbite circulaire de l’atome d’hydrogène dans son état fondamental et répond à l’expression :

μ = eh/2m


e correspond à la charge de l’électron, h à la constante de PLANCK et m à la masse de l’électron.

Retenons que le moment magnétique nucléaire du proton mesuré expérimentalement est de : +2,792 76 μ. Le signe positif rappelle que son moment magnétique a la même orientation que son spin. Le neutron, malgré sa charge électrique nulle, possède également un moment magnétique dont la valeur est : -1,913 15 μ. Cela implique une distribution de charge non uniforme dans le neutron. J’ai déjà abordé ce fait , en montrant que le neutron a grossièrement la forme de deux anneaux concentriques, l’externe étant chargé négativement et l’interne positivement.

Après avoir décrit les valeurs des nombres quantiques orbitaux, de spin et totaux des nucléons, il faut se poser la question de savoir comment ces nombres se couplent lorsque l’on se trouve en présence d’un ensemble de A nucléons constituant le noyau. On obtiendra le moment angulaire total du noyau considéré comme un tout. Cette résultante déterminera ce que l’on appelle le spin nucléaire du noyau, soit dans son état fondamental, soit dans un état excité.

Ce spin nucléaire (moment angulaire total) I pourra prendre les valeurs définies par la formule :

h/2π[I(I + 1]1/2


De même qu’en physique atomique, il existe deux manières de coupler les spins des nucléons : le couplage LS et le couplage jj.

Dans le couplage LS ou couplage de Russel-Saunders, on suppose que le couplage du mouvement orbital du nucléon avec son spin est faible, et que par contre les différents nucléons de moment orbital I1, I2, I3... interagissent fortement amenant au moment orbital total : LI1 + I2 + I3 +
D’autre part, les spins individuels des nucléons s1, s2, s3, … interagissent fortement pour se coupler à S = s1 + s2 + s3 + …
Le moment angulaire total du noyau est donc donné par : I = L ± S

A l’opposé du couplage précédent, dans le couplage jj ou couplage spin-orbite, on peut admettre que dans certains cas les mouvements orbitaux et le spin interagissent fortement. Ce qui donne :
j1 = (l1 ± s1); j2 = (l2 ± s2); j3 = (l3 ± s3);…, et que ceux-ci s’ajoutent vectoriellement pour donner le moment angulaire total du noyau : I = j1 + j2 + j3 + …  C’est le cas typique des noyaux lourds.

C. Forme et volume

Afin de déterminer le rayon du noyau, revenons à l’expérience de RUTHERFORD qui consistait à bombarder une plaque d’un matériau au moyen d’un faisceau de rayons α. Il remarqua qu’une minorité des particules α étaient déviées. GEIGER et MARSDEN, reprenant l’expérience, constatèrent que les déviations étaient d’autant plus importantes que la couche traversée était composée d’atomes plus lourds. Les résultats obtenus permirent d’évaluer la plus courte distance à laquelle une particule α (ou hélion) peut s’approcher de celui-ci.

En fait, ces expériences de diffraction des particules α sur une cible suivent la loi de l’interaction coulombienne pourvu qu’elles passent à une distance supérieure à 10-14 m. On peut donc penser que le rayon nucléaire est au plus égal à cette valeur. Explicitons notre propos. Considérons une particule α se dirigeant vers un noyau fixe de charge Ze, selon la ligne des centres. La distance D minimum, équivalente à une limite supérieure pour la somme des rayons de l’atome et de la particule α, correspond au point où l’énergie potentielle acquise par l’hélion contrebalance son énergie cinétique initiale et peut être considérée comme le rayon du noyau nucléaire.

dimensions

Fig. 45 – Calcul de la distance minimum entre un noyau et une particule α

La force de répulsion entre la particule et le noyau, selon la loi de Coulomb, s’exprime par la relation suivante :

noyau-formule6

dans laquelle, k0 est une constante spécifique du milieu dans lequel on se trouve, 2e représente la charge de la particule α, Ze, celle du noyau, D la distance entre les deux corps.

Pour rappel : la loi de Coulomb s’énonce ainsi : deux charges électriques q et q0, placées dans le vide à la distance |r| l’une de l’autre, exercent une force représentée par le vecteur :

noyau-formule7

répulsive ou attractive selon que les charges sont de même signe ou non.

Le principe de conservation de l’énergie mécanique permet d’écrire l’égalité suivante :

noyau-formule8

dans laquelle, le premier terme correspond à l’énergie cinétique et le deuxième à l’énergie potentiel de la particule α à la distance D0. D’où :

noyau-formule9

Le calcul montre que le rayon du noyau est de l’ordre du femto mètre, ou fermi (f = 10-15). Le rayon de l’atome est de l’ordre du 100 pico mètre (pm = 10-12) : il existe donc un rapport de 10.000 à 100.000 sur les rayons. On en déduit que la matière est, à l’échelle atomique, de structure lacunaire.

On constate également que le rayon nucléaire r est lié au nombre de masse A par la relation :

r = ro.A1/3

où r0 correspond au rayon du noyau d’hydrogène et est égal à 1,2 femto

Relation que l’on peut utiliser pour prévoir le rayon moyen des noyaux atomiques de nucléides donnés :

noyau-formule14

Si on élève au cube les deux termes de la dernière équation et qu’on les multiplie par 4π/3, on obtient :

noyau-formule11

Le premier membre est le volume du noyau nucléaire et le terme (4πr03/3) mesure le volume d’un nucléon. Plus simplement, le volume du noyau est proportionnel au nombre de nucléons qui composent le noyau

V = A.Vo

où V0 correspond au volume de l’hydrogène :

V0 = 4/3 p r03

Il est à relever que compte tenu des distances et des masses au sein du noyau, sa densité est de l’ordre de 2 x 1014 tonnes/m³. De plus, la densité des nucléons et la densité de charge dans le noyau sont relativement homogènes comme le montre la figure ci-dessous (fig. 46).

distributions

Fig. 46 – Distributions nucléaires et de charge dans un noyau d’or

En première approximation, la plupart des nucléides stables ayant un nombre pair de proton (Z) et un nombre pair de neutrons (N) peuvent être considérés comme ayant un noyau de forme sphérique, ou quasisphérique et de volume incompressible, dans leur état fondamental et ayant un moment quadripolaire nul. Par contre, pour les noyaux pair-impairs (Z pair, N impair), impair-pairs (Z impair, N pair) et impair-impairs (Z et N impairs), dont le moment quadripolaire diffère de zéro, on rencontrera des déviations à cette sphéricité plus ou moins marquées.

D. Les forces entre les nucléons

Maintenant qu’il est acquis que le noyau nucléaire est composé de protons et de neutrons, il est important de connaître les forces qui assurent leur cohésion au sein de celui-ci. C’est à nouveau les expériences de diffraction de particules α sur les noyaux qui permettront de résoudre le problème. Nous avons vu que jusqu’à une certaine distance, c’est la répulsion coulombienne qui l’emporte et qui provoque la déviation de certaines de ces particules.

Passé un certain seuil, à environ 3.10-15 m (3 fermis), la force coulombienne ou interaction électromagnétique devient négligeable et fait place à une force inter-proton. Par d’autres moyens, on a pu montrer qu’il existait également une interaction neutron-neutron similaire à celle existant entre neutron-proton et proton-proton, de sorte que : f(n,n) = f(p,n) = f(p,p).

Les figures suivantes représentent respectivement l’interaction proton-proton (fig. 47) et proton-neutron (fig. 48).
proton-proton          proton-neutron

Fig. 47 – Interaction proton-proton                  Fig. 48 – Interaction proton-neutron


Ces différentes interactions entre nucléons sont regroupées sous l’appellation d’interaction forte, responsable de la cohésion du noyau. Elle ne s’exerce qu’à très faible distance et à distance égale, elle est 100 à 1.000 fois plus intense que l’interaction électromagnétique.

Rappelons les quatre types fondamentaux des forces d’interaction rencontrés dans la nature. Nous venons de voir l’interaction forte et l’interaction électromagnétique. Cette dernière fait repousser deux charges électriques de même signe (deux protons par exemple), et s’attirer deux charges de signes opposés (un électron et un noyau). Elle porte à l’infini mais est quatre fois plus faible à distance double (loi de l’inverse carré de la distance). Elle est responsable des atomes et de leurs propriétés chimiques.

L’interaction faible, ou force nucléaire faible, est responsable de phénomènes comme la radioactivité. Sa portée est extrêmement faible, de l’ordre de quelques centièmes de la taille d’un nucléon. Elle est environ cent mille fois plus faible que l’interaction forte.

La gravitation, responsable de l’attraction des masses, explique la pesanteur et le mouvement des corps célestes. . Elle varie avec la distance selon la même loi que celle de l’interaction électromagnétique. C’est la plus faible des quatre.

La mécanique ondulatoire ayant établi que toutes les forces qui agissent à distance sont des forces d’échange, il est naturel de bâtir la théorie du noyau à partir de ce concept. Ce que fit, en 1935, le physicien japonais Hideki YUKAWA voulant traiter les forces nucléaires responsables de la cohésion du noyau, par la même méthode que la théorie électromagnétique traite les forces qui s’exercent entre particules chargées, il émit l’hypothèse d’un échange de particules instables, les mésons, entre les nucléons d’un noyau. L’émission de ces mésons est reliée au champ de force nucléaire, le champ mésique, comme le photon est associé au champ électromagnétique.

Généralisant cette idée, on peut dire que tout champ est lié à un échange de corpuscules : ainsi, le champ de gravitation est associé à l’émission de gravitons, le champ électrique à l’émission de photons. J’en reparlerai lorsque j’aborderai la description des particules élémentaires.

Le caractère fondamental de ces forces nucléaires est de décroître très rapidement avec la distance et de ne pas excéder en portée quelques fermis (10-15 m). Ceci implique que la masse de la particule échangée doit être assez grande pour répondre aux principes de conservation de masse et d’énergie. Le méson de YUKAWA devait posséder une masse d’environ 200 fois celle de l’électron et était susceptible de se décomposer spontanément au bout d’une vie moyenne très brève de l’ordre du millionième de seconde, avec libération d’énergie sous forme d’un électron. La théorie des forces d’échanges conduit à la formule suivante :

noyau-formule15

k0: constante spécifique du milieu dans lequel on se trouve; q et q’ : masses des deux particules en présence; μ0 : masse du corpuscule échangé; r : distance entre les deux particules.
Dans un champ électrique ou de gravitation, μ0 est quasiment nul et e est égal à un. Dans ce cas nous retrouvons la loi de Coulomb.

En mai 1938, l’expérience venait confirmer l’existence de cette particule hypothétique. L’étude des rayons cosmiques, après avoir révélé la réalité de l’électron positif (positon) de DIRAC, révélait celle du méson de YUKAWA. Les savants américains ANDERSON et NEDDERMEYER observèrent à la chambre de Wilson une particule analogue à celle décrite par YUKAWA.. En 1947, POWELL, physicien anglais, et OCCHIALINI, physicien italien découvrirent qu’il fallait distinguer deux types de mésons : le méson π ou pion (celui de Yukawa) et le méson μ ou muons. Les mésons μ proviendraient de la désintégration d’un méson π selon les schémas suivants :

noyau-formule17

v = neutrino;  = v = antineutrino

Le méson π serait responsable des forces de cohésion qui lient dans le noyau neutrons et protons, il existe sous 3 états π+, π et π0 (méson neutre), donc :

p D n + π+            n D p + π

p D p + π0                     n D n + π0

La théorie de YUKAWA prévoyait cependant que les mésons pouvaient naître au cours d’un choc entre deux nucléons de très hautes énergies, selon le schéma suivant :

N1 + N2 → N’1 + N’2 + π

Nous verrons ultérieurement qu’avec le développement des accélérateurs de particules et l’apparition de techniques de détection plus performantes, de nouvelles sources de mésons seront disponibles et permettront des investigations de plus en plus sophistiquées au sein de la matière. Ceci est une autre histoire qui nous entraînera à découvrir la physique des particules élémentaires à hautes énergies.

E. Notion d’énergie de liaison

Nous venons de voir que malgré la répulsion coulombienne entre les protons, les nucléons sont maintenus ensemble dans le noyau par l’interaction forte. Pour extraire l’un des nucléons du noyau, comme dans le cas des électrons périphériques, il faut fournir une certaine énergie, appelée énergie de liaison.

Soient deux corps A et B liés par certaines forces. Pour les séparer il faut exercer un certain travail, donc apporter de l’énergie. On a donc, en désignant par AB le complexe initial :

AB + énergie = A + B


Comme l’énergie possède une masse, par suite de l’équivalence masse-énergie trouvée par EINSTEIN, on voit immédiatement que la masse du complexe AB est inférieure à la somme des masses de ses constituants. La différence équivaut à l’énergie qu’il faut fournir pour séparer AB en ses constituants, c’est-à-dire par définition à leur énergie de liaison.

Il peut arriver que le bilan s’équilibre comme suit :

AB = A + B + énergie, soit AB – énergie = A + B


L’énergie de liaison est alors, par convention, négative. Un complexe dont l’énergie de liaison est négative est susceptible de se décomposer spontanément en ses constituants, avec libération d’énergie. C’est le phénomène de radioactivité.

Considérons maintenant qu’il soit possible de former un noyau de deutérium en réunissant un proton et un neutron initialement à grande distance et n’exerçant pratiquement aucune force l’un sur l’autre. Dans cette position de départ, la valeur de l’énergie du système est 0. La somme des masses de ces deux nucléons est égale à :

Mp + Mn = 1,007 277 u + 1,008 665 u = 2,015 942 u


La masse du deutéron est de : 2,013 553 u
La fusion proton-neutron a donc entraîné une perte de masse égale à :

ΔM = 2,015 942 u – 2 013 553 u = 0,002 389 u


Ce défaut de masse représente, d’après la loi d’Einstein, E = mc², l’énergie libérée à la suite de la fusion. Cette quantité correspond également à l’énergie de liaison des deux nucléons et de ce fait mesure la stabilité du deutéron.

En se rappelant que 1 u = 931,5 Me>V/c², on peut conclure que ce défaut de masse, encore appelé énergie de liaison du noyau, est tel que :

ΔMc² = 0,002 389 u x 931,5 MeV/c² = 2,225 MeV


En d’autres termes, il faut ajouter une énergie de 2,225 MeV à un deutéron pour séparer à l’infini et au repos le proton et le neutron. La réaction peut s’écrire sous la forme :

noyau-formule22

On appelle ce type de réaction, une photodésintégration. Si le photon γ a une énergie supérieure à 2,225 MeV, les deux nucléons libérés emportent le trop plein d’énergie sous forme cinétique :

E = 1/2 mv²


La stabilité d’un noyau, ou l’énergie de liaison de ses nucléons, se mesure au défaut de masse que représente le noyau par rapport à la somme des masses de ses constituants et répond à la formule générale suivante :

M = Z.Mp + N.Mn – W/c²


dans laquelle W/c² représente l’énergie de liaison.

Cette énergie de liaison totale divisée par le nombre de nucléon donne l’énergie moyenne par nucléon, E/A, dont la variation est fonction de A. On remarque d’après la figure 52 que l’énergie de liaison croît très rapidement pour les nucléides légers jusque vers A = 50 pour se stabiliser entre 8,5 et 8,8 MeV dans le cas des noyaux entre 50 et 150. Le point d’équilibre entre répulsion et attraction correspond au fer, A = 56. Ensuite cette énergie de liaison décroît lentement vers 7,5 MeV pour les noyaux lourds jusqu’à A = 240 environ.

liaison

Fig. 49 – Energie moyenne de liaison des nucléons, en fonction du nombre de masse


Les noyaux à nombres pairs de neutrons et de protons ont un E/A plus élevé que les autres. Les noyaux les plus stables se concentrent autour du Fer, tandis que les noyaux moyens et lourds ont un rapport E/A autour de 8 MeV.

Ce graphe indique également la tendance à la fusion nucléaire des éléments légers et la tendance à la fission des noyaux lourds.

stabilite

Fig. 50 – La vallée de stabilité


Dans la figure 50, on a porté en abscisse le nombre atomique ou nombre de protons, tandis qu’en ordonnée on reprend N = A – Z, le nombre de neutrons. La bande centrale reprise sous le vocable de vallée de stabilité, regroupe les noyaux stables. Les noyaux en excès de neutrons sont instables et émettent des particules β-. Les émissions α correspondent à des déplacements le long de la vallée de stabilité.

F. Isotopie

Nous avons vu que SODDY et FAJANS avaient défini en 1913 deux règles de déplacement lors de la définition des familles radioactives : uranium, thorium, actinium . A la suite de la découverte de cette loi de déplacement, SODDY fut amené à introduire la notion d’isotopie.

Déjà en 1912, J.J. THOMSON annonça que le néon était un mélange de deux isotopes avec des masses atomiques de 20 et 22. En 1918, le savant anglais, Francis William ASTON (1817-1949) inventa le spectromètre de masse, instrument capital pour la détermination de la masse exacte des atomes. Il put mettre en évidence que tous les corps simples devaient être considérés comme des mélanges d’isotopes. Harold Clayton UREY, savant américain (1893-1981) découvrit, en 1931, grâce au spectromètre le deutérion (isotope de l’hydrogène de masse double) et par voie de conséquence l’eau lourde qui aura une grande importance dans la conception des réacteurs nucléaires, et joua un rôle primordial dans l’une des phases de la Seconde Guerre mondiale (La Bataille de l’eau lourde). Cela lui valut le prix Nobel de chimie en 1934.

Plus tard, on découvrit des noyaux d’hydrogène encore plus lourds, possédant deux neutrons pour un proton : le trition dont la masse équivaut à trois fois celle du proton. Il existe donc au moins trois isotopes de l’hydrogène qui se différencient uniquement par la masse de leur noyau. Ils occupent la même place dans la classification périodique et se désignent de la manière suivante (fig. 51) :

isotopeh

Fig. 51 – Isotopes de l’hydrogène

Ces isotopes de l’hydrogène portent le nom de deutérium et de tritium.

Des noyaux ayant le même nombre atomique Z, mais une masse A différente, sont appelés isotopes. Dans ce cas, les atomes correspondants sont identiques quant à la composition et à la disposition de leur cortège électronique; ils sont du même type chimique.

noyau-formule23

S’ils ont une masse A identique, tout en ayant des nombres atomiques Z différents, ils sont isobares.

noyau-formule24

Par contre, lorsque des noyaux différents ont le même nombre de neutrons N, ils sont dits isotones.

noyau-formule25

G. Transformation des nucléons

Certains noyaux sont stables, d’autres instables, l’instabilité constituant le phénomène de radioactivité que j’ai déjà traité

Le proton peut se transformer en neutron avec émission d‘une charge positive (positon = électron positif). Cette réaction fut mise en évidence par I. et F. JOLIOT-CURIE lors de leurs expériences de transmutations par des particules α.

n + e+ + v    : endoénergétique

ν représentant une particule de masse très faible, le neutrino, et de charge nulle, de spin égal à 1/2.h/2. L’émission du neutrino est nécessaire pour satisfaire la conservation du moment cinétique. Son existence a été supposée en 1930 par PAULI à la suite des problèmes énergétiques rencontrés dans les désintégrations β. Il fallut attendre 1956 pour qu’il soit détecté et confirmé ainsi sa réalité.

Le neutron se transforme en proton par le processus inverse :

noyau-formule27

Lors de ces transformations, trois considérations entrent en vigueur :

• l’équivalence masse – énergie (W = Δm. c²);
• la conservation de la charge;
• la conservation du moment cinétique.

IV. RESUME

La succession des découvertes qui ont marqué la fin du XIXe siècle (rayon X, radioactivité, électron) ont amené E. RUTHERFORD à mettre en évidence, en 1911, l’existence du noyau, chargé positivement au centre de l’atome. Cette découverte a conduit N. BOHR au premier modèle de l’atome : un noyau entouré d’un nuage d’électrons dans une configuration analogue à celle d’un système solaire en miniature. Elle a permis de jeter les bases du développement de la physique atomique, physique de l’atome, et de la physique nucléaire, physique du noyau, qui conduira dans les années 1930 à la physique des particules. Ces disciplines se sont développées en intégrant les lois nouvelles de la mécanique relativiste (A. EINSTEIN) qui régit le mouvement des corps très rapides, et de la mécanique quantique ou ondulatoire (M. PLANCK, L. de BROGLIE, W. HEISENBERG, N. BOHR, E. SCHRÖDINGER, P. DIRAC…) qui régit le mouvement des très petits objets.

Lorsque le physicien anglais James CHADWICK (1891-1974) reprend les expériences de Frédéric et Irène JOLIOT-CURIE sur le rayonnement de BOTHE et BECKER, avec un appareillage plus moderne que celui de l’Institut du radium, il parvient à démontrer l’existence du neutron. Cette découverte lui vaudra un prix Nobel de physique en 1935.

Le physicien théoricien anglais Paul DIRAC (1902-1984) (fig. 53) prédit, en 1931, l’existence du positon, ce qui explique l’annihilation d’un photon γ et la création de paires électron-positon ainsi que le processus inverse. Il reçoit le prix Nobel de physique en 1933.

chadwick                                            dirac

Fig. 52 – James CHADWICK (1891-1974)                 Fig. 53 – Paul DIRAC (1902-1984)

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V. – La quantification de l’atome

I. L’ENERGETIQUE

Dans le chapitre précédent, je montre que le modèle de RUTHERFORD présentait sur celui de THOMSON l’avantage de ne faire intervenir que les forces coulombiennes pour expliquer la stabilité de l’atome, et que selon la théorie de MAXWELL-LORENTZ, les électrons devaient inévitablement tomber sur le noyau, contrairement à l’observation.

Durant ces années où l’atomistique se développait avec un certain bonheur, un courant scientifique d’opposition, l’énergétique, s’attaqua à ces mécanistes auxquels il reprochait une interprétation trop concrète, trop imagée des phénomènes. Pourquoi adopter une représentation granulaire pour décrire l’atome ? Pour les énergétistes, « Matière et mouvements, tels sont les deux concepts auxquels on ramène en dernière analyse les phénomènes naturels les plus complexes ». Leur chef de file, l’Allemand Wilhem OSWALD, constatait dans son livre “L’Energie” qu’avant cette nouvelle approche, « tous les savants adhéraient à la conception mécaniste, c’est-à-dire à l’idée que les phénomènes naturels sont tous, en dernière analyse, de nature mécanique, qu’ils n’en est pas qui ne puissent se ramener à des mouvements de la “matière” ».

Et de poursuivre :

« Aujourd’hui encore, il y a un très grand nombre de physiciens qui, comme leurs devanciers d’il y a deux mille ans (DEMOCRITE et LUCRECE), voient dans la « mécanique des atomes » le dernier mot de la science.
L’hypothèse mécaniste a deux inconvénients très considérables; d’abord elle force à adopter un grand nombre d’autres hypothèses indémontrables, et ensuite elle est impuissante à faire comprendre la liaison qui existe incontestablement, car nous le constatons journellement, entre les phénomènes physiques dans le sens étroit du mot et les phénomènes psychologiques
».

Ce courant de pensée basé sur la proposition fondamentale que, dans un système isolé, l’énergie se conserve (première loi), mais se dégrade (deuxième loi) portera la thermodynamique au premier rang de la science moderne. Dans cette théorie de la chaleur, « tous les phénomènes de la nature sont conçus et représentés comme des opérations effectuées sur les diverses énergies » (OSWALD). Les principaux artisans de cette doctrine sont les Anglais RANKINE et MAXWELL, les Français MASSIEU, DUHEM, H. POINCARE, GOUY, LE CHATELIER, les Allemands NERNST, OSTWALD, PLANCK, l’Autrichien MACH…

Il ne faut pas considérer cette résistance des énergétistes aux théories atomiques et aux modèles qu’elles entraînent comme un combat d’arrière-garde, mais plutôt comme l’ouverture d’une voie vers une autre conception de l’atome qui englobera les nouvelles théories quantique et relativiste, dont BOHR sera le précurseur. Il construira un ultime modèle mi-classique et mi-quantique, le dernier du genre.

II. UN JEUNE PHYSICIEN BOUSCULE LE LANDERNEAU DES PHYSICIENS

En 1913, apparaît sur la scène scientifique, un jeune chercheur danois qui osera mettre en doute les théories classiques dans l’approche du modèle atomique. Il s’agit de Niels BOHR, né à Copenhague le 17 octobre 1885. Très tôt, il baigna dans une atmosphère familiale propice à son développement intellectuel. Son père Christian, éminent professeur de physiologie à l’université de la ville, se passionnait pour la physique. Il travaillait sur l’analyse quantitative des processus physiques sous-jacents aux fonctions physiologiques. Il initia son fils à cette science, qui prit ainsi conscience des exigences de la physique expérimentale, et découvrit une approche philosophique aux problèmes de fond que peuvent poser les sciences dans leur développement même.

En 1903, il s’inscrivit tout naturellement à la faculté de physique de l’université de Copenhague, où il se fit remarquer par sa passion pour les mathématiques et la physique. Le premier travail qu’il entreprit en tant qu’assistant de son professeur, sur la tension superficielle des liquides, lui valut une médaille d’or de l’Académie des Sciences du Danemark. En 1911, il défendit sa thèse de doctorat intitulée « Etude sur la théorie des électrons dans les métaux ».Le métal y était modélisé par un nuage d’électrons évoluant librement entre des atomes chargés positivement. Ce modèle lui permit de déduire de nombreuses propriétés des métaux, mais certaines lacunes de cette théorie l’amenèrent à soupçonner les principes de l’électrodynamique de recéler une insuffisance radicale.

En 1912, BOHR rejoignit le laboratoire de RUTHERFORD à Manchester. Les physiciens y étaient préoccupés par les conséquences du nouveau modèle d’atome planétaire conçu par RUTHERFORD. BOHR saisit la relation qu’une telle modélisation impliquait, à savoir un noyau concentré entouré d’un nuage d’électrons à grande distance, entre le nombre des électrons et le numéro atomique de l’élément dans la classification périodique.

III.  LE MYSTERE DES RAIES SPECTRALES

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le modèle de RUTHERFORD présentait un certain nombre de contradictions avec la réalité. La question primordiale était de trouver le moteur qui maintenait l’atome stable en dépit des lois de l’électromagnétisme et qui permettait à l’atome d’émettre un rayonnement discontinu selon des raies caractéristiques. Très vite, le jeune BOHR comprit les rapports qui existaient entre ce deuxième mystère et celui qui planait sur une discipline pourtant ancienne qu’était la spectroscopie. NEWTON, déjà, avait soutenu que la lumière blanche passant au travers d’un prisme se décomposait en « constituants homogènes ». Les fondateurs de la spectroscopie moderne furent BUNSEN et KIRCHHOFF, tous deux professeurs à l’université de Heidelberg en Allemagne. FRAUNHOFER et d’autres chercheurs avaient remarqué qu’en introduisant un sel dans une flamme des lignes mystérieuses apparaissaient au spectroscope. Il ne leur vint pas l’idée que ses « raies spectrales » étaient dépendantes des éléments composant les sels. Ce furent nos deux compères qui, en 1859, réalisèrent que celles-ci caractérisaient le corps émetteur et permettaient d’en tirer sa composition chimique.

Vers 1885, un certain Johann Jacob BALMER, obscur maître d’école suisse, fasciné par le mystère de ces raies, consacrera le reste de sa vie à leur étude. Notre passionné définira une première loi numérique à partir de la formule empirique qui fournissait la longueur d’onde λn des quatre raies visibles du spectre de l’atome d’hydrogène, seules raies connues à l’époque :

quanta-équ1

dans laquelle, υ = fréquence, c = vitesse de la lumière, R = constante de Rydberg.

En donnant à n les valeurs successives 3, 4, 5…, BALMER retrouvait les fréquences spectrales de la lumière visible de l’hydrogène observées. Très vite cette loi se généralisera selon la forme :

quanta-équ2

m = 1, 2, 3… et n = m +1, m + 2, m + 3… On obtient ainsi toutes les fréquences visibles et non visibles de l’hydrogène.

Cette formule est surprenante, d’une part par sa simplicité et d’autre part par l’utilisation de nombres entiers. En physique, les nombres entiers n’apparaissent que dans des situations très particulières comme par exemple dans l’étude des phénomènes de diffraction typiquement ondulatoires.

Raies spectrales-fig.28

Fig. 28 – Raies spectrales émises par un gaz d’hydrogène placé dans un tube dans lequel on provoque une décharge électrique


En 1908, RITZ arriva à un énoncé général permettant de trouver pour chaque atome une suite de nombres N1, N2, N3… appelés termes spectraux, tels que toute fréquence du spectre de cet atome s’exprime comme la différence entre Nm – Nn entre deux de ces termes spectraux.

Depuis lors, cette propriété d’émission des atomes est utilisée en astronomie pour l’analyse de la composition des corps célestes.

De retour à l’automne 1912 à Copenhague, le jeune BOHR s’attacha durant les années 1913 à 1915 à l’élaboration d’un nouveau modèle. Son idée était, à partir du modèle de RUTHERFORD d’introduire l’émission spectrale de la lumière. Pour y arriver, il rejeta le principe de relations commandées par les lois de l’électromagnétisme classique, au profit des quanta d’action de Max PLANCK.

IV.  LES QUANTA DE PLANCK

C’est à Max PLANCK que revient l’honneur de jeter les bases d’une nouvelle théorie, la théorie des Quantum, qui devait donner un grand nombre de résultats nouveaux.

En 1860, le physicien KIRCHHOFF soumit à ses collègues une nouvelle énigme. Il posa la question suivante : pourquoi un corps de plus en plus chaud passe-t-il au rouge sombre, au rouge clair puis au blanc ? Fait que nous avons tous pu constater. Dans ce cas, le rayonnement émi est toujours constitué d’un ensemble continu de fréquences qui s’étendent de l’infra-rouge à l’ultra-violet. Comment varie le rayonnement en fonction de la fréquence, et quels sont les facteurs dont dépend cette « distribution spectrale » ?

Pour analyser ce problème, KIRCHHOFF créa le concept de « corps noir », corps idéal constitué d’une enceinte portée à une certaine température et qui absorbe la totalité du rayonnement qu’il reçoit, et que l’on peut simuler par la figure ci-après (fig. 29). Notre physicien montra que la densité d’énergie et la composition spectrale d’un rayonnement électromagnétique émis par ce corps ne dépendent que de la température de l’enceinte et non de sa forme, ni de sa nature. En d’autres mots, la densité de rayonnement ρ est une fonction universelle de la fréquence v et de la température T.

corps noir-fig 29

Fig. 29 – Corps noir simulé à l’aide d’un trou dans une cavité


De nombreux scientifiques chercheront à résoudre cette fonction ρ (v, T).

Ainsi, la loi de Stefan-Boltzmann, trouvée expérimentalement par STEFAN (1879), expliquée théoriquement par BOLTZMANN (1884) montre l’influence de la température sur le rayonnement total : l’énergie totale rayonnée sur toutes les longueurs d’onde par 1 cm² de surface de corps noir est proportionnelle à la quatrième puissance de la température absolue : W = kT4 (k étant la constante de Stefan = 5,672.10-8). Tandis que la loi de WIEN (1893) permet d’exprimer également en fonction de la seule température la longueur d’onde du maximum d’émission : Imax.- x T = 2897,8 μm.K

Signalons que ces deux lois sont classiquement utilisées par les astronomes pour classer les étoiles selon leur couleur et leur luminosité.

Ces deux lois empiriques peuvent se traduire par la courbe reprise dans la figure ci-dessous (fig. 30), qui représente l’énergie spectrale d’un corps noir.

densité d'énergie-fig.30

Fig. 30 – Densité d’énergie spectrale d’un corps noir


Cette figure (fig. 30) confirme que la fréquence pour laquelle la densité d’énergie est maximale est une fonction de la température. La surface intérieure de chaque courbe représente la somme des énergies rayonnées correspondant à une longueur d’onde λ pour une température donnée soit :

quanta-équ3

Max PLANCK se pencha aussi sur le problème du corps noir. Il voulait théoriquement rendre compte de cette courbe Eλ en forme de cloche, qui donnait une puissance rayonnée finie. Il choisit pour son étude le plus simple des émetteurs d’ondes électromagnétiques, un oscillateur harmonique linéaire de fréquence propre v, constitué d’un électron pouvant osciller sur un segment de droite autour d’une position d’équilibre, dont les parois de l’enceinte étaient constituées (fig. 31). En chauffant l’enceinte, tous les oscillateurs vibrent selon leur fréquence propre; les charges électriques accélérées rayonnent alors dans la cavité, selon les lois de Maxwell, et chaque oscillateur absorbe le rayonnement émis à sa fréquence propre. Un équilibre s’établit de sorte que chaque oscillateur d’une certaine fréquence absorbe autant d’énergie en provenance de la cavité qu’il n’en émet dans celle-ci.

oscillateur
Fig. 31 – Le type le plus simple d’oscillateur se compose d’une particule électrisée de charge e et de masse m attiré par un centre fixe proportionnel à la distance. Le mouvement de la charge est alors défini par : x = A sin ωt

A l’aide des lois de la mécanique et de l’électromagnétisme PLANCK détermina l’énergie moyenne E d’un oscillateur en équilibre avec le rayonnement de la cavité. Il obtint la formule suivante :

quanta-équ4

dans laquelle : E = énergie moyenne d’un oscillateur; υ = fréquence de l’oscillateur considéré; ρ = valeur du rayonnement pour la fréquence de l’oscillateur; c = vitesse de la lumière dans le vide.

A partir de cette formule PLANCK chercha à déterminer E d’une autre manière afin d’obtenir ρ. Pour cela, il rechercha E à l’aide de considérations thermodynamiques et statistiques sur l’ensemble des oscillateurs de la cavité. Ce qui l’entraîna à émettre les hypothèses révolutionnaires suivantes :

1° L’énergie d’un oscillateur ne peut être qu’un multiple entier du produit de sa fréquence par une « constante universelle h », la constante de Planck égale à 6,55.10-27. Le produit de h par la fréquence est ce qu’il appela un « quantum d’énergie » : E = hυ ;

2° Les quanta se distribuent au hasard parmi les oscillateurs de même fréquence. Un oscillateur a d’autant plus de chances de posséder un nombre déterminé de quanta que sa fréquence est plus faible.

3° Un oscillateur de fréquence f frappé par une radiation de même fréquence l’absorbe, et son énergie se trouve augmentée d’autant de quanta qu’en transportait la radiation absorbée.

Avec son quantum d’action, qui restreignait le nombre des mouvements de ses oscillateurs, PLANCK (1900) parvint à retrouver les résultats des expériences de ses prédécesseurs. Après la matière et l’électricité, l’énergie à son tour se révélait de nature discontinue.

Deux formes possibles se présentaient pour cette toute nouvelle théorie :

1) Les échanges d’énergie entre matière et rayonnement se font par quanta (absorption et émission). Le rayonnement a alors une structure discontinue (voir 1 de la fig. 32).

2) L’absorption est continue, il y a accumulation de manière continue de l’énergie radiante. Par contre l’émission se fait par quanta (2 de la fig. 32).

La deuxième forme semblait la plus plausible si l’on tenait compte des expériences montrant le caractère ondulatoire de la lumière. Et pourtant, un nouveau chambardement s’annonçait avec l’étude du phénomène photoélectrique.

echange

Fig. 32 – Echange d’énergie entre matière et rayonnement


V.  EINSTEIN EXPLIQUE L’EFFET PHOTOELECTRIQUE

En 1887, HERTZ découvrit un phénomène qui embarrassait les physiciens et qui semblait remettre en question la nature ondulatoire de la lumière.

Ils avaient remarqué qu’un objet éclairé émettait des électrons et que le nombre de ceux-ci était fonction de l’intensité lumineuse. Par contre l’énergie dépendait de la fréquence du flux lumineux. Selon les expériences habituelles, ils considéraient la lumière comme un ensemble d’ondes de fréquence déterminée que l’on pouvait séparer par le passage au travers d’un prisme.

En 1905, le jeune EINSTEIN adopta une toute autre interprétation pour expliquer le phénomène de photoélectricité : il introduisit une conception corpusculaire de la lumière, à savoir que l’absorption du rayonnement par la matière se fait de façon discontinue et ce rayonnement a une structure corpusculaire, l’énergie radiante étant proportionnelle à la fréquence du rayonnement :

E = hυ (5)


A ces grains de lumière, il donnera le nom de « licht-quantum » qui, en 1926, seront dénommés « photon » par le physico-chimiste américain Gilbert LEWIS. Ces quantum de lumière peuvent être à même d’arracher un électron à la matière qu’ils rencontrent. L’énergie cinétique W de l’électron extrait est donnée par la formule :

W = hυ – E (6)


E étant l’énergie nécessaire pour l’expulser. On constate que cette énergie cinétique ne dépend que de la fréquence υ du rayonnement incident.

Toutefois, les phénomènes d’interférences et de diffraction s’expliquent uniquement par un jeu d’ondes. Ces constatations plaident en faveur d’une double nature de la lumière, corpusculaire et ondulatoire.

Dans la définition du grain de lumière E = hυ, il apparaît un élément non corpusculaire, la fréquence. La théorie ondulatoire imprègne encore la théorie corpusculaire et rend par là toute image impossible. Il faudra attendre Louis DE BROGLIE et la nouvelle Mécanique ondulatoire pour unifier les deux points de vue.

VI.  « LES POIS SAUTEURS » DE BOHR

Tout est prêt pour permettre à notre jeune physicien danois Niel BOHR, en 1913, d’établir un nouveau modèle d’atome. Comme PLANCK avait quantifié le rayonnement, il quantifia l’atome. Afin de lever les contradictions constatées dans le modèle de RUTHERFORD, stabilité de l’atome et existence de raies d’émission, il appliqua à la théorie de l’atome les idées quantiques de PLANCK et d’EINSTEIN; ses idées peuvent se grouper selon une série de postulats :

• il conserva l’atome planétaire de RUTHERFORD avec ses orbites képlériennes circulaires ;

• il considéra les mouvements stables des électrons comme des mouvements quantifiés qui correspondaient à des états stationnaires caractérisés par un nombre entier n et un niveau énergétique correspondant En. En conséquence, l’énergie d’un atome ne peut prendre qu’un certain nombre de valeurs discontinues croissantes : E1, E2,… En appelés niveaux d’énergie. On ne peut jamais observer de valeurs intermédiaires entre deux niveaux d’énergie ;

• lorsque les électrons se trouvent sur les orbites stationnaires, ils ne rayonnent pas ;

• il y a rayonnement uniquement lors du passage d’un électron d’une orbite à l’autre, d’un état n à un autre n’. Dans ce cas il y a émission d’un quantum d’énergie égal à hv = En – En’. Lorsqu’un atome passe d’un niveau d’énergie En à un niveau inférieur d’énergie Ep, un photon d’énergie np est émis. Toute l’énergie que l’atome a perdue se retrouve dans le photon émis. Le principe de conservation de l’énergie appliqué à l’atome donne : np = En – Ep.
De même, pour qu’un atome passe d’un niveau d’énergie Ep à un niveau d’énergie En supérieure, il faut lui fournir de l’énergie sous forme d’un photon d’énergie np, tel que : np = En – Ep = hc, où υ est la fréquence de l’onde lumineuse associée aux photons, h la constante de Planck, c la vitesse de la lumière et λ la longueur d’onde.

Son premier exercice sera consacré à l’étude de l’atome le plus simple, celui de l’hydrogène qui ne possède qu’un seul électron. Utilisant la même règle formelle qui avait réussi à PLANCK, il trouva que les fréquences de toutes les raies spectrales de l’hydrogène s’exprimaient par la formule générale :

qanta-équ7

dans laquelle m et n > m sont des nombres entiers, e et M la charge et la masse de l’électron, h la constante de Planck et π le nombre habituel 3, 14. Désignant par R la constante :

quanta-équ8BOHR écrivit son résultat sous la forme :quanta-équ9

qui est en parfaite analogie avec la formule de BALMER (2). Un premier pas était fait, on pouvait calculer les différentes orbites stables sur lesquelles l’électron pouvait graviter autour du noyau. Il restait à déterminer l’énergie de chacune d’elles. L’énergie correspondante à l’orbite caractérisée par le nombre entier n est alors :

quanta-équ10

Z étant la charge de l’électron.

On voit que l’énergie est proportionnelle à z²/n², elle diminue lorsque n augmente, c’est-à-dire lorsque l’on s’éloigne du noyau.

Rappelons que l’émission ou l’absorption d’un photon d’énergie hυ résulte d’un saut quantique d’une orbite à l’autre et fait varier l’énergie d’un électron d’une quantité :

Em – En = hυ   (11)

selon le quatrième postulat de BOHR énoncé plus haut.

niveaux énergétiques
Fig. 33 – Les niveaux énergétiques de l’atome d’hydrogène selon la théorie de Bohr. Les flèches représentent les transitions quantiques d’un électron passant d’une orbite de plus haute énergie à une autre de plus basse énergie. L’énergie en excès est émise sous forme de lumière d’une longueur d’onde caractéristique du changement d’énergie. Les trois transitions Hα, Hβ et Hγ qui conduisent au second niveau d’énergie correspondent à des raies de la série de Balmer figurant en haut – la seule série qui se trouve dans le spectre visible.

Dans ce cas, un seul nombre (n) caractérise l’électron dans l’atome :

n = 1                                                                  couche K                     énergie de liaison EK

n = 2                                                                                  L                                                          EL

n = 3                                                                                  M                                                         EM


Relevons que dans le modèle de BOHR, on n’envisageait pas l’étude de la structure du noyau et que les constituants de celui-ci seront découverts bien plus tard.

Le modèle de BOHR était séduisant, bien que bâti sur la négation de l’électromagnétisme classique. Pourtant l’image était incomplète. En effet notre physicien ne prenait en considération que des orbites parfaitement circulaires. L’expérience montra les limites de cette vision. On commençait à parler de structure fine de certaines raies spectrales.

En 1916, le physicien allemand Arnold SOMMERFELD (1868-1951) entreprit leur étude. Il quantifia les orbites elliptiques et le mouvement du noyau par rapport au centre de gravité de l’atome. De plus, il devait enrichir la théorie des quantum en introduisant un nouvel outil d’une importance capitale : la relativité, pour traiter du mouvement de l’électron sur ses orbites, en utilisant la loi de variation de la masse avec la vitesse. Il fut amené à admettre qu’à chaque niveau principal énergétique il pouvait y avoir plusieurs orbites. Les orbites d’une même couche se différenciaient par leur forme et correspondaient à des énergies légèrement différentes.

Dans l’expression donnant l’énergie de l’électron interviennent cette fois deux nombres quantiques n et l, ce dernier pouvant prendre toutes les valeurs entières de 0 à n-1 :

quanta-équ12

où En est l’énergie de BOHR, α une constante de structure fine. On voit qu’ici l’énergie En, l dépend de 2 paramètres n et l.

Dans ce cas, les orbites sont représentées par les lettres : s, p, d, f, g… On voit que le niveau d’énergie K ne se dédouble pas car l ne peut prendre qu’une valeur 0. Pour L, le nombre l sera 0, 1 soit deux valeurs (voir le petit tableau ci-après).

atome Sommerfeld

Fig. 34 – L’atome selon SOMMERFELD


atome Sommerfeld-tableau

VII.  LES LIMITES DU MODELE BOHR-SOMMERFELD

SOMMERFELD réussit brillamment à résoudre mathématiquement le problème de la structure fine du spectre de l’atome d’hydrogène. Toutefois sa théorie s’avérait encore insuffisante pour l’interprétation de tous les faits expérimentaux observés.

On constata qu’il y avait lieu de différencier les orbites de même forme et de même énergie suivant leur comportement dans un champ magnétique. C’est l’effet Zeeman.

Le physicien hollandais P. ZEEMAN (1865-1943) avait, dès 1896 constaté un élargissement des raies spectrales sous l’action d’un champ magnétique, qui s’avéra être un triplet de raies et parfois même un nombre plus grand de celles-ci. Cette action se présentait comme un phénomène d’une grande complexité et l’interprétation des résultats expérimentaux étaient particulièrement difficiles. La théorie de BOHR ne permettait de rendre compte que d’une partie de cet effet (effet Zeeman normal), en nécessitant l’adjonction d’un nouveau nombre quantique : le nombre magnétique représenté par la lettre m. L’effet Zeeman anormal restait inexpliqué, les structures fines se montraient plus riches que ne le laissait prévoir la théorie. Il faudra attendre 1925 pour sortir de l’impasse. Nous y reviendrons

Dans un champ électrique, la situation est toute différente : c’est l’effet STARK. Le physicien allemand J. STARK, en substituant l’électricité au magnétisme, découvrit, en 1913, que le champ électrique produisait également une décomposition des raies spectrales comme le champ magnétique, mais l’écart des raies était relativement considérable. La différence des longueurs d’onde atteignait dix unités Angström, tandis que, dans l’effet Zeeman, elle ne dépassait jamais quelques dixièmes d’unités. Là aussi, la théorie de BOHR ne répondait pas à toutes les attentes.

Nous avons vu que la théorie de Bohr-Sommerfeld ne pouvait expliquer complètement la structure fine des raies spectrales; de plus, elle ne donnait aucune interprétation de l’intensité de ces raies. Afin de s’en sortir, BOHR émit, en 1918, son principe de correspondance qui lui permettait d’établir une correspondance arbitraire avec la théorie classique de l’électromagnétisme. Par une série d’artifices mathématiques, BOHR parvint à déterminer les intensités de toutes les raies spectrales. Malgré ce principe, de nombreuses imperfections et ambiguïtés persistaient.

Nous sommes en 1923 et la théorie des quanta se trouvait dans une impasse; elle avait montré ses limites.

VIII.  LA SECONDE REVOLUTION DES QUANTA

La solution viendra de deux jeunes chercheurs, très différents d’esprit et de formation et qui ignoraient leurs travaux respectifs. L’un, le Français Louis DE BROGLIE, nourri des oeuvres d’EINSTEIN et de POINCARE, était un spécialiste des théories de l’optique et de la mécanique. L’autre, l’Autrichien Erwin SCHRÖDINGER, professeur de physique à l’université de Zürich et mathématicien brillant, était marqué par les idées de BOHR.

A. La dualité onde-corpuscule de la matière et la mécanique ondulatoire

A la suite des diverses observations faites au cours de ce chapitre, nous constatons que la lumière possède apparemment une double nature à la fois ondulatoire et corpusculaire. L’aspect ondulatoire se manifeste lors des phénomènes relevant de l’optique classique : réflexion, réfraction et diffraction. A la fin du XIXe siècle, les scientifiques considéraient la lumière comme purement ondulatoire. Au début du XXe siècle, l’étude de nouveau phénomène, tel que le rayonnement du corps noir par PLANCK ou l’effet photoélectrique par EINSTEIN conduisirent à reconsidérer la nature de la lumière et à lui redonner le statut corpusculaire que NEWTON lui avait attribué originellement. Nous l’avons vu plus haut, que selon cette théorie la lumière est composée de particules appelées photons et transporte une énergie proportionnelle à sa fréquence : E = hυ. Je vous rappelle que cette théorie corpusculaire contient une fréquence de nature ondulatoire.

Par ailleurs, je vous ai fait remarquer que la quantification introduite par BOHR dans son modèle d’atome fait apparaître des nombres entiers, or ceux-ci interviennent naturellement dans l’étude des phénomènes de diffraction typiquement ondulatoire.

« L’idée qui se trouve à la base de la mécanique ondulatoire est la suivante : par la relation fondamentale E = hυ, la quantification avait morcelé le rayonnement initialement caractérisé par la seule fréquence υ; la quantification, en pénétrant dans l’atome pour y définir des états stationnaires de l’électron, n’apportait-elle pas à l’ultime grain de matière un caractère ondulatoire ? »

Telle fut l’hypothèse émise en 1923 par Louis DE BROGLIE et qui le conduira à défendre sa thèse en 1924. Elle lui permit de généraliser sa conception de dualité onde-corpuscule à toute la matière en postulant qu’à toute particule de matière en mouvement était associée une onde dont la fréquence était reliée à la quantité de mouvement p = mυ selon la relation :

qanta-équ13
Comment DE BROGLIE est-il arrivé à ce résultat ?

Rappelez-vous qu’une nouvelle théorie venait de révolutionner la physique, c’était la théorie de la relativité d’EINSTEIN. Celle-ci faisait entre autre correspondre masse et énergie selon la célèbre formule :

E = mc² (14)


Le photon doit satisfaire les deux égalités simultanément, celle d’EINSTEIN et celle de PLANCK :

E = mc² et E = hυ


De là, il put tirer sa relation en remplaçant υ par c/λ.

L’utilisation de ces ondes de DE BROGLIE permit notamment de retrouver la condition de quantification utilisée par BOHR. A un électron caractérisé par la quantité de mouvement p, il fallait associer une onde de longueur d’onde λ. L’électron en tournant sur son orbite circulaire est accompagné de son onde qui tourne avec lui. Pour que celle-ci soit stationnaire, il faut qu’elle soit en phase avec elle-même. Cette condition ne sera remplie que si la longueur de la trajectoire contient un nombre entier de fois la longueur d’onde.

Soit :
quanta-équ15a
et finalement :
quanta-équ15
trajectoire électron

Fig. 35 – Représentation de la trajectoire d’un électron autour du noyau et de son onde associée


On retrouve la condition de quantification du moment cinétique postulée par BOHR, mais selon une explication rationnelle. Le succès de ce raisonnement marqua le début d’une nouvelle science, la mécanique ondulatoire.

B. L’équation de Schrödinger

De son côté, Erwin SCHRÖDINGER avait entrepris des travaux sur l’équilibre statistique des gaz et de rayonnements qui étaient en relation étroite avec ceux d’Albert EINSTEIN. En 1926, quand il prit connaissance de la thèse de DE BROGLIE, il établit l’analogie entre le schéma mathématique de la mécanique classique et celui de l’optique géométrique. Il simplifia les calculs en abandonnant la relativité et essaya de trouver une équation de fonction d’onde qui régissait le mouvement des ondes de matière. Il la trouva et en sept longs mémoires, élabora une nouvelle mécanique ondulatoire. Je vous donne, uniquement pour sa beauté, l’équation qui porte son nom :

quanta-équ16

dans laquelle, x, y et z sont les coordonnées cartésiennes de l’élément matériel, m étant sa masse et h la constante de PLANCK.

Cette équation de SCHRÖDINGER constitue le fondement même de la nouvelle mécanique ondulatoire. Sa résolution est très ardue. Dans le cas de problème à un seul électron comme l’atome d’hydrogène, on peut la réécrire de la manière suivante :

quanta-équ17

x, y et z sont les coordonnées cartésiennes de l’électron dans un repère lié au noyau; m étant la masse de l’électron, E son énergie totale et V son énergie potentielle.

On peut résoudre cette nouvelle équation sans approximation ce qui permet de retrouver l’expression de l’énergie établie dans le modèle de BOHR-SOMMERFELD :

quanta-équ18

La résolution amène le plus naturellement les trois nombres quantiques n, l et m ainsi que les relations entre eux. Pour des systèmes à plus d’un électron la résolution est impossible sans avoir recours à des approximations.

La fonction d’onde par elle-même n’a pas de signification physique, en revanche la valeur de son carré en un point de l’espace détermine la probabilité de présence de l’électron dans un volume dV autour de ce point :

quant-équ19
Le rapport dp/dV = Ψ² est appelé densité de probabilité de présence de l’électron au point considéré.

C. Le principe d’exclusion de PAULI

Nous avons vu plus haut que la théorie de Bohr-Sommerfeld ne permettait pas d’expliquer l’effet Zeeman anormal. Pour sortir de l’impasse, il fallut introduire un paramètre supplémentaire dans la description de l’électron. Deux physiciens hollandais, ULHENBECK et GOUDSMIT conçurent l’électron comme une charge électrique qui tournait sur elle-même comme une toupie et possédait ainsi un moment angulaire de rotation ou moment cinétique propre qu’ils nommèrent « spin ». Les équations qu’ils trouvèrent en l’introduisant dans la théorie de BOHR-SOMMERFELD permirent de rendre compte de l’effet Zeeman anormal.

Dès 1924, le physicien autrichien Wolfgang PAULI proposa de rendre compte du spin en associant à l’électron une fonction d’onde Ψ à deux composantes correspondant aux deux orientations possibles du spin et obéissant à un système de deux équations fort semblables à celle de SCHRÖDINGER. Il en déduisit que le moment cinétique total de l’atome ne peut varier que d’un quantum h/2π en plus ou en moins, donc le spin de l’électron qui nécessite l’introduction d’un quatrième nombre quantique s, ne peut adopter que les valeurs +1/2 ou -1/2. De plus, il énonça un principe d’exclusion suivant lequel, deux électrons d’un même atome ne peuvent jamais avoir leurs quatre nombres quantiques (n, l, m, r) égaux en même temps.

D. Le principe d’incertitude de HEISENBERG

Werner HEISENBERG était un ancien élève de SOMMERFELD et il n’avait pas vingt-deux quand, en 1923, il fut nommé assistant de Max BORN à l’université de Göttingen. Imprégné de la philosophie radicale de son maître, qui contrairement à DE BROGLIE, préconisait qu’il fallait prendre les quantum tels qu’ils étaient, le problème n’étant pas de les expliquer mais d’apprendre à s’en servir, HEISENBERG élabora, en 1925, une nouvelle théorie dont l’outil mathématique était le calcul matriciel : la Mécanique matricielle. Grâce à un jeu complexe de tableau, il parvint à retrouver les différents résultats de ses collègues (DE BROGLIE, BOHR, SOMMERFELD) Je ne m’aventurerai pas plus avant car cela m’entraînerait à devoir développer sur plusieurs pages un raisonnement mathématique très ardu et sans intérêt dans le cadre de notre histoire.

Par contre, en s’appuyant sur les formules de l’ancienne théorie des quantum et sur les théories classiques, il fut amené à montrer qu’on ne peut connaître simultanément la quantité de mouvement d’une particule et sa position. Cette limite à la précision sur les mesures il l’exprima au moyen de certaines relations dites relations d’incertitude de HEISENBERG, énoncées en 1927.
Si Δx est l’incertitude sur la position et Δp l’incertitude sur la quantité de mouvement, l’inégalité suivante sera vérifiée :

quanta-équ20
Ces relations d’incertitude proviennent de la nécessité de faire intervenir les deux aspects ondulatoire et corpusculaire de la lumière.

E. La Mécanique quantique relativiste

La Mécanique ondulatoire de SCHRÖDINGER n’avait pu rendre compte du spin de l’électron. On a vu que c’est PAULI qui, au moyen d’une théorie non relativiste, résolut le problème. Dans l’équation de propagation de SCHRÖDINGER, figure avec la fonction d’onde Ψ associée à l’électron, l’énergie W de ce dernier. En Mécanique non relativiste, l’énergie W d’une particule est donnée en fonction de sa vitesse υ ou de sa quantité de mouvement p par :

quanta-équ21
ce qui correspond toujours à une valeur de W positive.

C’est ici que Paul DIRAC intervint. S’étant enflammé pour la théorie de HEISENBERG, il comprit en l’étudiant que l’importance des tables carrées n’étaient qu’accessoire et que le seul caractère essentiel consistait en ce que x x y différait de y x x.

Pour cela, il reprit la formule (21) qu’il transposa en mécanique relativiste, ce qui donna :

quanta-équ22

d’où :
quanta-éq23
ce qui permet à W d’être positif ou négatif.

Ensuite, il établit la forme relativiste de l’équation de SCHRÖDINGER et montra que la fonction d’onde Ψ était alors une grandeur à quatre composantes et que les équations qu’il en déduisait satisfaisaient la Relativité restreinte. De plus, elles contenaient implicitement le spin et le moment magnétique de l’électron résolvant ainsi l’effet Zeeman anormal.

Le 6 décembre 1929, DIRAC publiait une note intitulée « Théorie des électrons et des protons ». Il y remarque que :

« En théorie quantique, et la mécanique ondulatoire est une Mécanique quantique, l’énergie peut varier de façon discontinue, procéder par bond, et par conséquent franchir l’obstacle 2 m0c2, passant ainsi de W>0 à W<0 et réciproquement. Il n’y a pas de raison en mécanique quantique pour éliminer les solutions à énergie négative. »

Cela l’amènera automatiquement à concevoir l’existence d’une particule de charge positive et de même masse que l’électron qu’il appellera positon :

« face à l’électron classique on voit apparaître un antiélectron, l’électron positif ou positon. »

IX. CONCLUSION

A. Les nombres quantiques qui définissent un électron

En fait, un électron faisant partie de l’atmosphère d’un atome sera définit par quatre nombres quantiques : les trois premiers étant entiers et le quatrième étant égal à la moitié de l’unité.

1° Le premier est le seul que nos grossières représentations des atomes nous permettraient d’introduire. Nous avions distingué divers niveaux : K L M N O P Q; pour chaque niveau, on attribue à l’électron qui en fait partie le nombre quantique principal : n = 1 2 3 4 5 6 7.

2° Le second nombre est dit nombre secondaire l : lorsqu’un électron a son nombre principal égal à 4, son nombre secondaire peut être 0, 1, 2 ou 3 (mais jamais 4, ni supérieur à 4).

3° Le troisième nombre quantique est désigné par m et se nomme nombre magnétique (voir effet ZEEMAN). Ce dernier nombre peut prendre des valeurs négatives (inférieures à zéro). Ainsi, lorsque le nombre secondaire l est 3, le nombre magnétique m peut prendre les sept valeurs suivantes : -3 -2 -1 0 +1 +2 +3.

4° Enfin le quatrième nombre quantique r est lié au magnétisme propre de l’électron (voir principe d’exclusion de PAULI). Il ne pourra prendre que deux valeurs égales et opposées : -1/2 +1/2.

B. Nouvelle vision du monde matériel

En 1912, il n’existait aucune théorie valable de l’atome; en janvier 1926, il y en avait quatre : la Mécanique quantique de BOHR-SOMMERFELD et ses orbites stables, la Mécanique ondulatoire de DE BROGLIE et son onde associée, la fonction d’onde ψ de SCHRÖDINGER et la théorie d’HEISENBERG et ses tables, à laquelle on peut rattacher celle de DIRAC. Ces diverses approches finiront pas se marier et constitueront une nouvelle Mécanique quantique.

La Mécanique quantique nous oblige à renoncer à une vision classique de l’univers. Des notions telle que celle de trajectoire d’une particule n’ont plus de signification matérielle. Le comportement des objets quantiques est régi par des lois probabilistes et le déterminisme auquel la physique classique nous a habitué doivent être abandonnés. L’image de la couronne planétaire tournant autour du noyau vole en éclat et est remplacée par une entité purement mathématique; l’objet disparaît au profit d’une notion abstraite. Cela s’avérera encore plus lorsque nous aborderons l’étude du noyau.

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